LA CONFRONTATION N’A PAS (DE) LIEU

par | BLE, Laïcité, SEPT 2015

La laïcité propose un espace et une dynamique de confrontation plurielle, respectueuse et constructive, un cadre impartial de régulation d’un vivre ensemble pacifique mais non aseptisé. Elle s’oppose donc aussi bien à ce qui sème la division et attise les affrontements stériles dans la société qu’à ce qui cherche à imposer cette coexistence par effacement ou exclusion des différences.

CE MONDE QUI SE MORCELLE EN SE MONDIALISANT

Nous traversons une époque pétrie de tensions. Le monde est divisé par des inégalités croissantes, déchiré par des conflits larvés. Nos sociétés n’ont pas d’unité globale. Elles ne s’organisent plus en classes ou en groupes unifiés par une culture, une conscience et des intérêts communs. Les grands clivages qui les ont longtemps structurées se brouillent, se déplacent, se démultiplient ou se recouvrent : Est/Ouest ; Nord/Sud ; capital/travail ; croyants/athées ; centre/périphérie. Des clivages eux/nous prolifèrent mais leurs  frontières  sont  mouvantes  et donnent parfois lieu à des alliances surprenantes. Ces  clivages divisent,  par exemple, les classes populaires qui devraient avoir des intérêts communs et unissent des classes aux intérêts divergents. Certains clivages, notamment culturels, sont montés en épingle  tandis que d’autres, politiques ou économiques, sont étouffés ou brouillés, l’un permettant souvent l’autre et vice versa. Les individus sont traversés par de multiples appartenances, occupent des positions instables et sont astreints à des injonctions paradoxales.

Un long mouvement historique d’émancipation, d’avènement de l’individu et de diversification des sociétés a  engendré  un brassage de cultures, des affirmations identitaires de plus en plus spécifiques, une multiplication des revendications individuelles et des luttes locales ou partielles… Cela s’est notamment traduit par la démultiplication des droits individuels et collectifs.

Au niveau géopolitique, la fin de la guerre froide et l’accélération de la mondialisation ont chamboulé l’équilibre  bipolaire  qui s’était plus ou moins instauré à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Mais elles n’ont pas abouti à l’unification du monde. Elles ont provoqué des déséquilibres internationaux et la prolifération de conflits armés qui ne correspondent pas aux schémas de la confrontation militaire.

Sans alimenter  l’alarmisme  performatif de la théorie du “choc des civilisations” (Huntington), on peut se demander si, au clivage Est/Ouest, n’est pas en train de succéder une fracture, de plus en plus radicale, entre l’arrogance occidentale qui prétend être le monde et ceux qui s’organisent, notamment sous la bannière d’un certain islam, pour y riposter. Asymétrique, disséminée et nébuleuse, cette fracture est difficile à cerner, à comprendre, à confronter.

Toutes ces multiplicités se côtoient dans des rapports d’évitement ou de rivalité mais ne se confrontent pas franchement et sereinement. Toutes ces divisions permettent aux dominants de régner sans crainte d’être renversés et d’imposer partout l’ordre néolibéral et sécuritaire.

CHIENS MÉCHANTS À LA NICHE

Le contrat social, matrice politique de la modernité, repose sur la pacification, la neutralisation et la confiscation du conflit. C’est pour mettre un terme aux guerres civiles et religieuses que Locke et Hobbes ont développé leur théorie de l’État souverain. La laïcité s’inscrit dans ce mouvement : séparer le temporel du spirituel, renvoyer les convictions dans la sphère privée pour ne plus que celles-ci se battent dans la sphère publique.

Si l’État libéral a été inventé pour mettre fin aux guerres de religion, l’État social s’est négocié pour mettre fin à la lutte des classes. Ses dispositifs de pacification sociale ont réussi à remplacer la conflictualité par la concertation. En témoignent la faiblesse du mouvement social belge face à un gouvernement aussi unanimement antisocial, le rapide retour des syndicats dans les rangs de la négociation et la disqualification de ceux qui tentent l’affrontement.

Les Nations Unies et le droit international ont été pensés pour mettre fin aux guerres interétatiques et de conquête. L’écroulement du bloc soviétique a laissé croire un moment que le glas des oppositions, des idéologies et des conflits avait sonné et que le monde entrait dans une phase de paix, de démocratie et d’universalisme. Tout ne s’est pas passé aussi harmonieusement… Mais les guerres ne s’appellent plus des guerres : on parle d’interventions humanitaires, de frappes chirurgicales, de missions de restauration de la démocratie, d’attaques terroristes et de combattants illégaux.

La démocratie, censée confronter des projets politiques, ne ressemble plus vraiment à un lieu de débat sur l’orientation de la société et la définition de l’intérêt général. Il y a certes une compétition électorale mais, pour récolter un maximum de voix  et rétribuer les lobbys, la majorité des partis tient un discours lisse qui tend à satisfaire tout le monde et à aller dans le sens du vent, c’est-à-dire à suivre les grandes orientations néolibérales et sécuritaires qui dominent le monde. La politique se réduit à la bonne gouvernance et à la gestion des risques, sans plus proposer ni confronter de projets de société.

De manière plus générale, nous vivons dans une société qui tend à éviter les vrais débats. L’État et nombre de composantes de la société refusent d’entendre, disqualifient, répriment ou refoulent les critiques qui leur sont adressées. Que ce soit au parlement, dans les médias, sur les réseaux sociaux ou au Festival des Libertés, on ne discute souvent qu’avec  d’autres qui partagent nos visions du monde, au sein de niches qui ne se confrontent pas aux autres niches. Chacun se cloître et se rassure dans ses croyances. Or, le refus de la confrontation, c’est l’antipode du libre examen, c’est la route toute tracée vers le simplisme, le dogmatisme et, au final, la dictature. Quand des débats ont lieu, ils  se réduisent souvent à des polémiques aussi sensationnalistes que stériles ou à des dialogues de sourds, bien loin de la vraie confrontation d’idées, d’arguments  et de contre-arguments.

Ce refus de la confrontation ne se passe pas que sur le plan discursif. De nombreux dispositifs mettent à l’écart les personnes qui dérangent : les pauvres, les fous, les étrangers… C’est aussi une manière de ne pas se confronter à ce qui dysfonctionne dans notre société.

Ainsi, la société s’avère à la fois très divisée et très marquée par des processus de conformisme et d’évitement. Des œillères, des dispositifs de neutralisation, des tendances au repli et à l’entre soi permettent une pacification formelle, un lissage de surfaces alors que, sous celles-ci, grouillent des micros-conflits, des tensions refoulées, des rapports de force non reconnus.

VIS-À-VIS À TOUS LES ÉTAGES

Le fait que nous vivions à la fois dans un monde de plus en plus déchiré et dans une époque qui tend à étouffer la conflictualité n’est peut-être pas si contradictoire qu’il n’y paraît. Pour articuler ces deux constats, nous faisons l’hypothèse, que s’il existait de réels espaces de confrontation constructive, les différences ne seraient pas aussi déchirantes et les rapports ne seraient pas aussi tendus. La confrontation est une manière de dépasser ou d’assumer les divisions, au lieu de les laisser larvées. Elle n’est pas forcément destructrice ou violente. Dès lors que, dans son sens le plus large, elle signifie le face à face de deux éléments disparates, elle peut aussi bien prendre la forme d’un affrontement que celle d’une conciliation (cf. “Confrontations dans tous les sens”, ci-avant).

Quelle que soit sa forme, la confrontation peut advenir ou être évitée à de nombreux niveaux, dans différents champs ou domaines.

Les méthodes laïques du libre-examen et du débat contradictoire ont pour fondement la confrontation  des  idées  et  des sources d’information. A l’ère de la surinformation, du gavage médiatique, du prêt-à-penser et de la pensée unique autant que de l’entre soi communautaire  et des discussions de café du commerce, il nous paraît primordial de réhabiliter la culture  de  la  controverse,  c’est-à-dire de la discussion argumentée sur des sujets litigieux. Proche de la confrontation d’idées mais à ne pas confondre avec icelle, la confrontation de valeurs et de visions du monde s’avère plus délicate. Ne nous trouvons-nous pas là face à l’incommensurable, face au choc des non négociables ? Comment, malgré ces fossés, faire société, construire une culture publique commune ?

Le Festival des Libertés célèbre et défend les libertés mais s’agit-il de toutes les libertés ? Pourquoi certaines libertés et pas d’autres ? Comment se confrontent les libertés, et les droits qui les garantissent en démocratie ? Tout le monde revendique la liberté mais toutes les libertés ne sont pas compatibles à première vue. Comment se confrontent la liberté d’entreprendre et les droits syndicaux, les droits des travailleurs (chauffeur de transports publics, agents pénitentiaires, médecins…) et les droits des usagers (navetteurs, détenus, malades…) ? Pourquoi la liberté de marché prime-t-elle sur la liberté de manger d’une grande partie de la population mondiale ? Le droit au blasphème ou à la caricature est-il compatible avec le droit au respect des convictions ? Peut-on limiter la liberté d’expression au nom du droit à l’égalité et de la prohibition du racisme, ou au nom du droit à la réputation ?

Bien que les organisations de défense des droits humains soutiennent que tous les droits fondamentaux doivent être appliqués de manière égale et indissociable, toutes les libertés ne sont pas protégées de la même manière par le droit positif et les pratiques judiciaires. Aucun droit n’est absolu. Certains sont fondamentaux, d’autres intangibles, d’autres indérogeables, d’autres conditionnels. Comment s’établit cette hiérarchie ? En-deçà de cette distinction formelle, on constate aussi des différences de respect et de garantie autour d’un même droit en fonction de qui le revendique. La reconnaissance des droits serait-elle tributaire de l’origine du requérant, de l’idéologie du juge ou de la performance de l’avocat ? Alors que les principes d’égalité et de solidarité constituent des clés d’articulation et de pondération entre les différentes libertés, n’évoluons-nous pas vers une société qui accorde la primauté aux droits individuels sur les droits et enjeux collectifs ? Les individus les font de plus en plus valoir et les cours de justice leur donnent raison.

Pour y voir plus clair, il importe d’analyser derrière les idées défendues, les valeurs affirmées ou les droits revendiqués, quels sont les intérêts en jeu et comment ces intérêts se confrontent. Qu’en est-il de la confrontation économique : une saine concurrence qui génère l’émulation et la maximisation des intérêts de chacun ou un affrontement qui élimine les plus faibles et assoit les monopoles ?

La confrontation des valeurs ou des intérêts peut encore avoir lieu au sein d’un individu : c’est ce qu’on nomme la dissonance cognitive, une forme de confrontation psychique. Le sujet fait par ailleurs face à ses peurs, ses traumatismes, ses difficultés, ses pulsions… Dans la confrontation existentielle, l’humain se confronte à la finitude, ses questions existentielles et sa quête de sens se confrontent au silence et à l’absence de réponse du monde.

JOUER CARTES SUR TABLE

Qu’il s’agisse d’un débat d’idées sur tel sujet, d’un dilemme intérieur, d’un conflit entre deux individus, d’une opposition entre deux groupes ou du débat sociétal en général, désamorcer des oppositions stériles et promouvoir des confrontations fructueuses implique de déjouer les pièges et obstacles qui minent le terrain et de réunir quelques conditions ou dispositions.

Il importe d’abord de pouvoir distinguer dans quel registre se situe l’opposition : au niveau des idées, des valeurs, des revendications ou des intérêts ? Ensuite, de mesurer les positions hégémoniques et les rapports de force qui biaisent la confrontation s’ils ne sont pas pris en compte. On se méfiera des fausses pacifications dues à une hégémonie qui ne dit pas son nom. On évitera les points de vue de survol et leur prétention à l’universalité ou l’impartialité. Nous ne sommes pas tous égaux dans le débat et  personne  n’y  prend  part de manière neutre. Il convient donc de situer la position d’où l’on parle, de reconnaître notre ancrage social et notre subjectivité, et de pouvoir dans certaines situations les mettre à distance, nous émanciper de nos conditionnements et de nos propres dogmatismes. Reconnaissant que chaque culture ou sous-culture dispose de ses codes de communication et qu’ils imposent une violence symbolique à ceux qui ne les maîtrisent pas, on tentera de les décoder et de s’accorder sur des codes communs.

Une confrontation n’est fructueuse que si la volonté de confrontation est partagée.

Elle n’est pas possible sans ouverture d’esprit, sans capacité de remise en question. Elle implique de pouvoir reconnaître la complexité des situations et les contradictions dans lesquelles nous sommes pris. Elle présuppose que nous reconnaissions la capacité à penser de l’autre, que nous le prenions au sérieux, que nous accordions de l’importance à nos désaccords au lieu de les balayer d’un revers de main. Se confronter, c’est accepter de n’être pas le seul à avoir raison sans tomber dans la facilité du “à chacun ses raisons, ses goûts et ses couleurs”.

Tout l’exercice consiste à partir des oppositions, les reconnaître, y faire face  et mener le débat ou la société vers des formes d’articulation productrice ou de coexistence harmonieuse.

Dans la même catégorie

Share This