INTERVIEW : LE MANAGER PÉNITENTIAIRE UN SOUS-CAPITAINE QUI A LE MAL DE MER

par | BLE, Justice, MARS 2013, Politique

Entretien avec Marc Dizier, directeur de prison et membre de l’association francophone des directeurs de prison.

L’importation du management issu du privé dans la sphère des services publics – en l’occurrence l’administration pénitentiaire et ses établissements – semble avoir infusé une étrange atmosphère. Loin des idéaux promulgués d’efficience et de rentabilité, les acteurs ne semblent pas s’être approprié l’action managériale sur le terrain. Le témoignage ci-dessous rejoint souvent l’analyse de Dan Kaminski (cf. article précédent) lorsqu’il parle de “définalisation de l’action pénale”. Si Marc Dizier évoque la perte de sens induite par le modèle de gestion imposé, on ne ressent pas encore les usages de résistances et les ruses développées par les acteurs de la pénalité dans les marges du programme managérial. Peut-être ces pratiques restent-elles secrètes pour assurer leur effectivité ou peut-être faut- il attendre davantage de resserrement de l’étau managérial pour que la révolte gronde ?

JB : Dans le rapport d’activité 2011 du SPF Justice, un chapitre est consacré aux changements opérationnels et stratégiques sous-titré “plan de management”. Que recouvre ce plan de management intégré ?

MD : Le SPF Justice traduit le terme management par organisation : le plan de management est dès lors le résultat du processus par lequel le SPF définit ses missions, les objectifs à atteindre et les moyens à mettre en œuvre pour y parvenir. Le terme intégré qualifie la cascade par laquelle les objectifs stratégiques, politiques sont traduits par la direction générale des établissements pénitentiaires en objectifs opérationnels qui se déclinent, à leur tour, en objectifs organisationnels par service à partir desquels sont déterminés les objectifs individuels de chaque collaborateur.

Le plan de management intégré s’articule autour de trois concepts centraux : les piliers, les principes et les perspectives.

  • Les piliers : “il faut mieux faire de meilleures choses” en responsabilisant chaque acteur et chaque service du système dans la réalisation de projets participant de la stratégie de l’organisation.
  • Les principes : en partenariat, et en utilisant efficacement les moyens dont nous disposons, nous devons rendre un service de qualité au citoyen désormais considéré comme un client.
  • Les perspectives : notre organisation  doit réfléchir à ses propres moyens, à ses processus et aux innovations à mettre en œuvre pour réaliser sa mission vis-à-vis de ses clients.

Au final, la mission et la vision du SPF Justice se schématisent par la combinaison de dix-neuf thèmes intégrés dans une carte stratégique définissant les axes prioritaires à partir desquels chacun travaille au quotidien à la réalisation de l’objectif de service public, qui pourrait se définir comme suit : exécuter les décisions judiciaires et administratives en garantissant

la sécurité juridique et l’égalité de traitement de toutes les parties concernées.

JB : L’introduction d’outils de management dans les prisons facilite-t-elle vos pratiques ? Quels effets ont-ils sur le fonctionnement carcéral ? En quoi cette introduction affecte l’ensemble de l’institution ?

MD : D’un point de vue pratique, la concrétisation de cette théorie du management nécessite l’introduction d’un certain nombre d’outils à chacun des niveaux du système. La carte stratégique (cf. illustration) est l’outil de management à partir duquel chaque établissement doit produire un plan opérationnel annuel. Très concrètement, à l’aide d’un outil d’analyse SWOT, les chefs de services réunis par leur direction réalisent un inventaire des forces et faiblesses, des menaces et opportunités propres à leur établissement. A partir de quoi ils doivent ensuite définir les objectifs à atteindre et les projets à réaliser au niveau local afin de contribuer à l’objectif global du SPF. Pour la prison de Verviers, par exemple, pour son plan opérationnel 2012-2013, dans la perspective “processus” de la carte stratégique, l’analyse SWOT a révélé une faiblesse au niveau du règlement d’ordre intérieur. L’objectif opérationnel a dès lors été de réaliser une brochure d’accueil en quatre languesà destination des entrants pour rendre la règlementation en vigueur accessible aux détenus. La réalisation de cet objectif du plan opérationnel local sera confiée à un agent/un service qui, à son tour, donnera pour mission à d’autres collaborateurs de mener à bien certaines sous-parties du projet. L’objectif de l’établissement devient ainsi un objectif de service et, à l’intérieur du service, un objectif pour chaque collaborateur impliqué. L’objectif organisationnel se décline donc en objectif(s) individuel(s). L’évaluation individuelle de chacun des collaborateurs impliqués se fondera notamment sur la qualité de la réalisation des objectifs qui lui ont été fixés : c’est ce que l’on appelle son cercle de développement.

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La formation, le coaching, les outils informatiques spécialisés, l’évaluation intermédiaire du niveau de réalisation du plan opérationnel… constituent autant d’outils mis à la disposition des collaborateurs, des services, des établissements et de chacun des niveaux de la pyramide managériale au bénéfice de la réalisation des objectifs stratégiques du SPF.

Cette mécanique apparemment bien huilée prête cependant le flanc à la critique. Les plans opérationnels et autres cercles de développement individuels, la complexité et la valeur non ajoutée des outils informatiques… irritent la plupart des chefs d’établissements en ce sens que, d’outils de management qu’ils sont censés être, ils sont manifestement passés au statut d’objectifs en soi.

L’encodage informatique (des dates des entretiens prévus dans les cercles de développement ou des initiatives prises pour réaliser les projets des plans opérationnels) suffit à attester de ce qu’ils ont été réalisés, qu’ils l’aient effectivement été ou non. Personne ne semble se soucier de l’effectivité des réalisations locales, pourvu que les encodages produisent des statistiques susceptibles d’entretenir l’illusion d’une administration prestataire de services de qualité, centrée sur des résultats chiffrés témoignant de son dynamisme et de sa modernité.

Le rapport annuel d’activité de l’administration pénitentiaire illustre parfaitement cet effet vitrine : kaléidoscope d’actions ponctuelles et locales, imprimé sur papier glacé afin de produire une impression de consistance. De pure forme puisqu’en aucun cas le fruit d’une politique concertée centrée sur la loi de principes dont les moyens d’exécution, en particulier  ceux du plan de détention, ne seront probablement jamais disponibles.

Dans cette comédie managériale, l’administration pénitentiaire a élevé les directeurs au rang de metteurs en scène. Or, les directeurs n’ont jamais été autant qu’aujourd’hui dépourvus par leur propre administration de toute possibilité d’action, tant vis-à-vis des détenus que des membres du personnel.

La mise en place des régimes est désormais censurée par les organisations syndicales, seules interlocutrices d’une administration ayant ravalé ses conseillers-généraux au rang d’exécutants de décisions à propos desquelles ils ne sont jamais consultés. Dans leur mission d’avis en matière de proposition de mesures d’exécution des peines (permission de sortie, congé pénitentiaire…), ils sont ouvertement défiés par des décisions de services centraux, témoignant d’un navrant désintérêt pour leur expérience de terrain. Enfin, leur prise est nulle sur le recrutement, la formation, la rémunération et la sanction des agents placés sous leurs ordres.

En conclusion, la surpopulation augmente sans cesse mais le recours à l’emprisonnement ne fait l’objet d’aucun débat, si ce n’est celui de l’aggravation des peines prescrites et des portions de peine(s) à subir malgré l’avis contraire et unanime des spécialistes du champ pénal.

En milieu pénitentiaire, le détenu est devenu quantité négligeable ; l’attention est désormais centrée sur un dialogue social au haut niveau, sur des enjeux politiques nationaux sans réel intérêt pour le service au niveau local. Les services extérieurs sont devenus les services de soutien des services centraux et l’illusion produite, pourvu qu’elle soit encodée, suffit à attester du résultat atteint. Dans ce modèle de gestion poussé à son paroxysme, il pourrait encore y avoir des prisons quand bien même il n’y aurait plus de détenu(s).

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