« Son visage s’impose à moi sans que je puisse cesser d’être responsable de sa misère » [1]

« Chacun de nous est coupable devant tous pour tous et pour tout, et moi plus que les autres » [2]

La détresse et la vulnérabilité de l’autre se dépeignent sur ce visage qui me fait face et qui me renvoie à ma propre responsabilité. Nous sommes tous responsables à l’égard de cette jeunesse issue de familles précarisées, chaotiques, traumatiques. Plusieurs voix commencent à s’élever dans le secteur de la maltraitance et de l’aide à jeunesse pour dénoncer les graves manquements et les difficultés dans la prise en charge des enfants et des jeunes adolescents confrontés à des situations familiales dramatiques. L’évolution de la société génère de plus en plus de situations d’“incasables” en raison du caractère plurifactoriel et chaotique des problématiques et des difficultés familiales des jeunes, et d’une réponse sociétale principalement axée sur l’urgence et le temporaire, mais qui peine à déployer les moyens nécessaires pour construire une politique sociale sur la durée.

Par ce biais, la société finit par se rendre coupable de “maltraitance” en raison d’une politique défaillante pour pallier les manquements parentaux. Les solutions mises à disposition sont, d’une part, bancales, temporaires, ne respectant pas le besoin de stabilité, de sécurité et de permanence dont tout individu a besoin pour se construire le plus adéquatement possible ; d’autre part, elles ne sont pas toujours prises en concertation avec tous les intervenants qui gravitent autour d’un adolescent, ce qui mène à des rivalités et des incohérences dans les prises en charge de ces jeunes.

L’objectif de cet article est d’inviter le lecteur à inverser la tendance et ne plus pointer ces jeunes comme des “incasables”, mais comme des jeunes en mal d’intégration face à une politique sociale défaillante pour répondre à leur demande. C’est aussi considérer que ces jeunes ont développé des ressources malgré leur parcours et sont capables d’aider les décideurs politiques et les acteurs sociaux dans la définition de leur projet de vie. Croire, à tort, que parce qu’ils sont mineurs, ils n’ont pas voix au chapitre, nous prive d’une source inégalable de richesses pour ajuster au mieux nos actions d’intervention pour eux. Comment croire que nous pouvons aider des individus sans même leur demander ce qu’ils souhaitent et ce qu’il leur serait le plus bénéfique. Ce que nous pensons être la “solution” pour eux n’est souvent pas celle qui leur correspond le mieux ou qui les placera dans les meilleures dispositions pour évoluer.

Le premier écueil place les intervenants psycho-sociaux dans une position d’impuissance en raison d’un manque cruel de moyens et de cohérence dans les réponses disponibles pour faire face à des situations de plus en plus complexes et multifactorielles et pour lesquelles le système n’a pas d’offre tenable. Les intervenants sont confrontés à une impasse. Et cette impuissance rejaillit sur les jeunes qui en pâtissent. Ils reçoivent une double peine puisqu’ils vivent en plus du rejet de leur famille d’origine, celui du système qui leur renvoie leur impossibilité de rentrer dans la “bonne case”. Ces jeunes passent alors d’une institution à une autre, mettant régulièrement leur projet en échec.

C’est le fameux syndrome de la patate chaude : Hubert Flavigny avait écrit en 1989, dans un numéro d’une revue consacrée aux “incasables” : “Toute institution est, par essence, messagère de la loi. Par le rappel des règles qu’elle impose, elle joue un rôle essentiel dans la prise de conscience de la réalité. Elle est, par contre, mal placée pour répondre aux exigences de ceux qui, tout en percevant correctement la réalité, ne peuvent s’y soumettre, exprimant leur dépendance à travers la recherche inépuisable de l’autre et des comportements agis répétitifs qui les rendent insupportables. On saisit là la limite de l’action institutionnelle près de jeunes ayant connu déjà de nombreux échecs et rejets, car pour ne pas se renier, elle doit défendre ses règles. Ces sujets sont ainsi tour à tour chassés, des ruptures graves surviennent qui produisent ce jeu de passe de rugby entre institutions, amenant des prises en charge successives incohérentes : si rechute, c’est la porte. Si déviance, c’est l’exclusion, sans qu’il soit possible de faire émerger un sens à ces conduites. Les brisures relationnelles répétées viennent renforcer l’impression de carence affective qu’ils éprouvent inconsciemment depuis l’enfance (…)”.[3]

Cela génère une grande souffrance chez ces jeunes dont la vie est déjà jalonnée de multiples ruptures et abandons et qui vivent la répétition d’un traumatisme passé. Ils développent la croyance qu’ils ne sont pas dignes d’être aimés et ne peuvent se vivre que comme des déchets de la société, avec pour corollaire une confiance ébranlée en eux et dans le monde extérieur. Ils se trouvent ainsi paradoxalement exclus par les structures même de l’action sociale censées favoriser leur intégration.

L’adolescence est déjà une période complexe et particulière en raison des transformations psychiques, physiques et cognitives auxquelles le jeune est soumis. Au niveau psychique, cette période implique que le jeune parte à la conquête de son identité, de sa place subjective dans le monde. Ce processus d’autonomisation se passe sans trop de heurts chez des jeunes qui ont pu se construire de bonnes assises narcissiques qui leur permettent de vivre ce double mouvement, de séparation/attachement propre à l’adolescence, sans violence ou insécurité. Dans le cas de jeunes en souffrance, qui se retrouvent dans le parcours de l’aide à la jeunesse, cette période est vécue de manière plus chaotique et douloureuse. N’ayant pas bénéficié d’une sécurité interne de base et n’ayant pas eu l’occasion de développer d’attachement sécure avec leur environnement, l’autonomisation sera un challenge plus intense à résoudre pour eux. Comment se détacher lorsqu’on n’est arrimé à aucune base solide ? Sans bouée à laquelle se raccrocher, ces jeunes se sentent dériver encore plus à cette période. Outre les enjeux de l’adolescence à laquelle ils sont confrontés, ces jeunes doivent également faire face aux difficultés liées au placement en institution (ou à rester dans une famille chaotique) et faire face à l’environnement extérieur. Les intervenants confrontés aux troubles du comportement de ces jeunes, manquent souvent de moyens pour les gérer et sont amenés à devoir prendre des décisions à la hâte où l’intérêt du jeune n’est plus prioritaire.

Le deuxième écueil est le défaut d’articulation dans le réseau, qui provoque une discontinuité, un morcellement, dans les prises en charge. Les choses sont pensées à différents niveaux, social, éducatif, psychologique ou familial, mais ne font pas toujours l’objet d’une concertation entre les différents dispositifs, ce qui est pourtant déterminant. Si chacun fonctionne de manière indépendante et individuelle, nous voyons émerger des situations de clivage lui placent le jeune dans un conflit impossible à résoudre et qui signera l’échec de tout projet. Cela ne fera qu’augmenter la détresse d’un jeune qui, faute de pouvoir s’appuyer et se fier à un adulte stable et référent, va sombrer dans la marginalité, avec comme croyance l’idée qu’il ne peut compter que sur lui-même. Il est donc essentiel de pouvoir tisser du lien entre les différents partenaires du jeune, d’échanger, en mettant le jeune au cœur de son projet afin de favoriser une adhésion.

Nous constatons que des jeunes sont pris en charge avec un manque de prise en compte de leur histoire et des nombreux traumas du passé. Il est pourtant essentiel de pouvoir accueillir la souffrance initiale du jeune pour comprendre son parcours (ruptures, abandons, agressions/ maltraitances) et ses actuels passages à l’acte. À cet égard, le relais des situations d’une institution à l’autre est peu, voire parfois pas pensé, par manque de moyens, de temps, d’articulation. Le jeune traverse plusieurs institutions sans qu’une réelle passation ait eu lieu. Il n’y a aucune trace de son parcours, ni récits, ni photos. Or, ce jeune a besoin, pour se construire, d’une histoire qui le précède, sur laquelle il va pouvoir s’appuyer tout au long de son existence. Une empreinte de son existence parmi les autres. Un signe que ce jeune a appartenu à un lieu, un groupe, qu’il existe quelque part. Une transmission nécessaire à défaut d’une transmission familiale. Ce travail d’historicisation permet d’offrir une certaine permanence du lien, essentielle à tout humain en construction.

Nous sommes souvent animés du désir louable d’être le sauveur du jeune. La dureté et la complexité multidimensionnelle des situations auxquelles les travailleurs psycho-sociaux sont confrontés, génèrent ce syndrome du sauveur. Comment pouvoir supporter autrement une telle détresse, une telle souffrance, si ce n’est en ayant l’espoir que nous pourrons les sauver ? “Le recours à la maîtrise par le savoir et la compréhension nous semble être l’une des issues courantes à l’insupportable manque à savoir ce qu’on peut ressentir”.[4] Cet écueil place les intervenants dans la toute-puissance réparatrice, qui les amène à penser à la place du jeune, à se sentir détenteur d’un savoir sur lui et de percevoir les enjeux qui l’habitent, au détriment de ce dernier. Ce fonctionnement aboutit à prendre le jeune en otage. Or, comment pouvons-nous réellement comprendre ce qu’il traverse et ce qu’il lui faudrait comme projet si nous ne parvenons pas à nous mettre à son niveau, à son écoute ? Ma réalité n’est pas celle de l’autre. Si je désire trop, j’anéantis toute possibilité pour l’autre d’exister. Ce désir peut être ravageur, tant pour l’intervenant qui va s’épuiser dans une quête qui n’aboutira pas, que pour le jeune qui devra porter le poids de l’échec de la mesure prise, du projet envisagé. Le jeune sera ainsi en place de mauvais objet une fois encore, répétition d’un vécu antérieur au niveau familial. Le cercle vicieux est ainsi enclenché.


Ainsi, ces écueils révèlent un paradoxe dérangeant : soit nous signifions que le jeune ne peut trouver de place dans ce monde, soit nous l’obligeons à se désincarner en devenant l’objet des décisions de l’autre.


La pensée néo-libérale dont l’idéologie, les discours et les pratiques chosifient et déshumanisent les jeunes, a tendance à favoriser l’hégémonie dans la prise en charge des situations. Or, il est nécessaire de s’opposer au mythe d’une société homogène où les individus rentrent dans des cases standardisées, au risque de porter atteinte à l’humanisme. Il faut penser une éthique de la singularité et du particularisme, d’une politique du “panser” plutôt que d’une stratégie de placement froide. Cela commence par choisir un vocable différent qui parle de jeunes fragilisés, carencés par une vie jalonnée de multiples traumatismes et ruptures, plutôt que d’incasables. Ce changement de paradigme donnerait une autre tonalité de base à la politique de l’aide à la jeunesse, en la centrant sur l’axe de l’accueil et de l’intégration plutôt que sur celle de “devoir caser, trouver une place quelque part” à ce jeune. Cela favoriserait une prise en charge différente qui ne serait plus pensée dans ‘une urgence de” et “à défaut de trouver mieux”, mais qui se construirait avec le jeune, sur ce qui pourrait le mieux lui correspondre. Quelle responsabilité avons-nous, tout un chacun, dans le fait de permettre à ces jeunes de se sentir intégrés, d’“appartenir à” quand ils n’ont pas eu la chance de bénéficier d’une famille d’origine “adéquate” ? Il devient urgent de “panser” ces jeunes et non plus de les “caser”.

La pensée de Lévinas prône que l’unique valeur absolue réside en la possibilité humaine de donner priorité à autrui sur soi, mais il sait aussi que sans sagesse cette valeur ne cesse d’être guettée par la violence de l’injustice. “La source de légitimité de l’État réside dans cette nécessité de rendre sage cette responsabilité infinie et l’État perd toute légitimité s’il cesse de répondre à cette vocation”.[5]

Pour ce faire, il semble nécessaire de pouvoir accorder de la place à la parole des mineurs protégés afin qu’ils puissent prendre part à leur projet de vie, devenir sujets de leur parcours et qu’ils soient associés à l’élaboration et la prise de décisions qui les concernent. Mettre ces jeunes au cœur du système décisionnel leur permettrait d’être placés en position d’acteur, de sujet de leur projet de vie là où ça leur a échappé à un moment de leur existence. Cela provoquerait ainsi une translation des places : passer de l’objet de soins inadaptés à sujet de sa vie ! Il nous apparaît primordial de dénoncer pour ré-humaniser ceux qui sont stigmatisés, délaissés et relégués au ban de la société. Il est donc nécessaire de mettre en œuvre tous les moyens nécessaires afin de leur permettre d’agir et de garantir leur droit. La voix de ces adolescents est trop souvent oubliée ou mise de côté, ils sont empêchés de pouvoir s’exprimer face aux intervenants psycho-sociaux et aux décideurs dans le champ de l’enfance.

Le levier d’action pour offrir au jeune une place de choix dans son projet est de le penser comme ayant des ressources et des compétences malgré son parcours parfois chaotique ou délinquant. L’accompagner plutôt que le diriger. Adopter une attitude humble et lui montrer que nous ne sommes que des outils mis à sa disposition pour l’aider à trouver la voie la moins mauvaise pour lui. Pour cela, les différents acteurs de terrain doivent être formés à travailler en réseau, de manière pluridisciplinaire, afin d’éviter la prise en otage du jeune ou le rejet massif de ce dernier. Son projet ne correspondra certainement pas toujours aux croyances intrinsèques des intervenants mais sera certainement plus bénéfique pour lui. Il faut alors favoriser la pluralité des ressources autour du jeune afin de l’accompagner au mieux vers une autonomisation positive. Cela ne peut faire l’économie d’un réel travail en réseau basé sur une communication entre les différents partenaires afin de s’aligner et de se coordonner sur un projet. Sinon le risque est de lui faire vivre l’éclatement et les conflits de loyauté, ce qu’il connait depuis toujours.

Cette nouvelle manière d’appréhender les situations et leur prise en charge évitera de multiples passages à l’acte de jeunes en mal d’être entendus, vus, perçus. Cela viendra répondre à leur besoin d’exister pour un autre, qui se préoccupe d’eux, non pas sous une forme qui nous narcissise ou nous valorise, nous intervenants (rôle du sauveur) mais qui les ré-humanise et leur offre une voie pour s’exprimer.

Ces jeunes ont tout à nous apprendre si nous prenons la peine de les écouter. En définitive, l’objectif de nos interventions est celui-là : se faire l’écho de la voix des jeunes, leur offrir une manière d’exister dans un monde qui ne les a pas épargnés. Nous, intervenants psycho-sociaux, devons demeurer les témoins de la partie saine et belle de ces adolescents. Nous ne sommes pas seulement des tuteurs de résilience, mais aussi des tuteurs de développement et d’épanouissement. Nous devons faire preuve d’engagement à leurs côtés, dans les moments d’évolution positive comme dans les temps d’échecs. Nous ne devons pas laisser planer l’idée que la vie est foutue. Nous devons tout mettre en œuvre pour que ces adolescents deviennent sujets actifs de leur vie, quoi qu’il leur soit arrivé. Méfions-nous de ces adolescents qui font tout pour nous être antipathiques, ne nous laissons pas attraper par ce piège, et finalement ne les lâchons pas. Les témoins de leur évolution, en faisant preuve d’une suffisante ténacité bienveillante, sont des passeurs d’humanité.

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Photo : unsplash.com-©Christopher Burnst

[1] Levinas, E., (1972), Humanisme de l’autre homme, Fata Morgana, p.49

[2] Dostoïevski, Les Frères Karamazov, La Pléiade, p. 310.

[3] Flavigny, H., (1989) “Les équipes d’amitiés”, in Les incasables : alibi ou défi, Le journal des psychologues, hors-série, 1989, p. 99.

[4] Pelletier, É. (2020). D’un dire faux qui ne serait pas du mensonge. Mentir et se faire mentir à la lumière de la clinique des psychoses. Filigrane, 29(1), 67–80, p. 76.

[5] Fiszman, M. (2009) “L’Autre chez Lévinas : une vision utopique de l’humain ?”, La chaîne d’union, vol. 48, no. 2, 2009, pp. 62-67.


Photo : unsplash.com-©David Werbrouck

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