LA COOPÉRATION AU SERVICE DE L’AUTONOMIE

par | BLE, Démocratie, SEPT 2017

André Gorz affirmait que l’autonomie individuelle est une condition sine qua non de la transformation de la société mais aussi que la libération individuelle et collective se conditionnent mutuellement. Être autonome dans un monde globalisé, n’est-ce pas dépendre le moins possible du système de production industrielle et des multinationales pour se nourrir, se loger, se chauffer, se déplacer ? Ainsi de plus en plus de gens éco- et auto-construisent, cultivent la terre, posent des panneaux solaires, récupèrent l’eau de pluie, se déplacent à vélo… Mais l’invention de modes de vie résilients passe aussi par un renouveau des actions collectives.

L’autonomie est à déployer au sein d’une collectivité où les interactions s’opèrent sur base de réciprocité et de solidarité. Il s’agit de la sphère autonome, cet “entre-deux” situé entre les sphères privée et publique, et qui, aujourd’hui, dessine les contours d’un autre modèle économique de nature sociale, collaborative, démarchandisée et en transition”. [1]

Au XIXe siècle, les ouvriers ont inventé les coopératives comme moyen d’émancipation économique. Au XXIe siècle, c’est aussi la forme d’organisation que privilégient les acteurs de l’économie sociale.

LES COOPÉRATIVES DE LA TRANSITION

Aujourd’hui, on voit fleurir un peu partout des coopératives énergétiques au sein desquelles les citoyens détiennent des  parts de l’énergie – verte évidemment – qu’ils consomment. Ils deviennent alors copropriétaires d’un parc d’éoliennes. Qui aurait imaginé cela il y a seulement vingt-cinq ans ?

Dans le domaine alimentaire, les consommateurs aussi s’organisent collectivement pour ne plus être obligés de fréquenter les supermarchés devenus un symbole de l’hyperconsommation inconsciente et décomplexée. Pour court-circuiter la grande distribution, ils créent des groupes d’achats locaux, éliminant tout intermédiaire entre les producteurs et eux-mêmes.

Ils vont plus loin : ils créent même leurs propres supermarchés coopératifs. Cela leur permet d’avoir accès à des produits de qualité à prix abordables, puisque les coopérateurs travaillent bénévolement pour a coopérative trois heures par mois afin de réduire les coûts salariaux et donc les prix des produits. Ils soutiennent les producteurs de leurs choix selon des critères géographiques, écologiques et éthiques.

LE TRAVAILLEUR AUTONOME

“La capacité à choisir son mode de vie, à choisir l’organisation de son travail, n’est-ce pas la caractéristique essentielle de l’autonomie ?” Le renouveau des coopératives s’étend bien au-delà du mouvement de la Transition et accompagne les mutations du monde du travail. “L’emploi salarié classique, avec un contrat de travail stable, est en train de reculer au profit des nouvelles formes d’emploi et surtout de travail indépendant. À l’échelle mondiale, l’emploi salarié permanent à temps plein ne représente que 22,5 % des travailleurs”.[2]

Les carrières professionnelles sont moins linéaires, plus longues. Au  cours  d’une  vie, il devient courant d’avoir plusieurs employeurs, d’exercer différents métiers, de passer du statut de salarié à celui d’indépendant, voire de mêler les deux statuts. Ainsi, le travailleur autonome, indépendant ou freelance, travaille par projets et à son compte.

Il faut inventer de nouveaux systèmes qui assurent une continuité des droits des individus. Le travail aujourd’hui devient de plus en plus autonome. Mais plutôt que de créer sa propre entreprise et d’en assurer seul tous les risques, on peut s’inscrire dans une logique d’entreprenariat collectif, en créant son emploi salarié dans une entreprise coopérative partagée”.[3]

Dans les coopératives d’activités ou d’emploi, les travailleurs autonomes se rassemblent souvent par secteur d’activités mais aussi de manière intersectorielle ou territoriale. “Chacun a son propre compte et gère ses activités et ses clients de manière autonome. Une partie des services, notamment administrative, est mutualisée et financée par un pot commun auquel contribue chaque travailleur“.[4]

Ces pratiques pourraient-elles inspirer un nouveau cadre, nécessaire pour actualiser un modèle social basé sur la solidarité et le mutualisme ?

En attendant, la coopération est ce que le travailleur autonome a trouvé de mieux pour échapper à la précarité et à l’ubérisation croissante de la société : “La figure-type du travailleur ubérisé, le coursier à vélo, cumule les caractéristiques les moins valorisantes de chacun des deux statuts de travailleur : de l’indépendant, il hérite l’instabilité mais sans la liberté (car c’est l’entreprise entremetteuse qui impose ses règles du jeu) ; du salarié, il subit la subordination mais n’a pas accès à la sécurité et aux droits que procure ce statut. On pourrait le qualifier d’“indépendant subordonné” […]. Dans une entreprise partagée, c’est tout le contraire : plutôt que de prendre le pire des deux statuts, on prend le meilleur. Le travailleur a l’autonomie de l’indépendant avec la sécurité et les droits du salarié. Dans ce cas, on pourrait l’appeler le “salarié non subordonné”. [5]

LA SMART

À travers une série d’expérimentations sociales s’invente donc un nouveau rapport au travail. L’histoire de la SMart, précurseur de l’économie collaborative, illustre bien ce changement profond.

A sa création en 1998, la SMart (Société Mutuelle pour Artistes) propose aux artistes des services de secrétariat social, un suivi administratif, comptable, financier et fiscal des productions artistiques et la négociation des contrats.

Au fur et à mesure des années, SMart élargit sa palette de services en fonction des demandes et de la diversité des profils de ses membres : intérimaire, porteur de projet, entrepreneur, artisan, consultant, freelance, pensionné ou salarié qui développe une activité économique complémentaire…

En 2017, la structure a accueilli 85000 usagers rien qu’en Belgique. Elle est aussi présente dans huit autres pays européens, ce qui en fait la coopérative qui compte le plus de membres en Europe.

En 2015, SMart entame un processus de transformation en coopérative à finalité sociale. “Ce processus coopératif a été entamé sans attendre le statut  juridique  par le biais d’une démarche d’éducation permanente, qui visait à faire en sorte que le passage en coopérative ne soit pas juste une formalité juridique ou financière, mais un processus qui implique la communauté autant que possible. C’est dans cette perspective qu’a été menée l’opération SMart in progress, chantier participatif destiné à redéfinir collectivement le projet d’entreprise.[6]

LES ENJEUX DE LA GOUVERNANCE DANS LES COOPÉRATIVES

Le processus SMart in progress est devenu permanent. Il permet à ses utilisateurs, sociétaires et partenaires qui le souhaitent de contribuer au développement de la structure. Il consiste à mettre en place des groupes de travail sur des thèmes choisis en assemblée générale avec un cadre et une méthodologie très précis. A l’issue de ces ateliers, une série de recommandations est écrite et soumise au Conseil d’administration. Les permanents de SMart sont très clairs sur le fait que ces recommandations n’ont pas force de décision et que c’est le Conseil d’administration qui a le dernier mot. Il n’empêche que le plan stratégique de développement 2016-2020 s’inspire largement de ces recommandations. Ainsi, Michel Bauwens a qualifié la méthode de SMart de “gouvernance oblique”.

Promouvoir la gouvernance participative ne signifie pas que tout le monde décide de tout ou que l’absence de hiérarchie exclut tout leadership. Lieu d’expérimentation sociale, les coopératives mettent logiquement en œuvre des méthodes de gouvernance innovantes, s’inspirant par exemple de l’holacratie ou de la sociocratie.[7] Mais il n’existe pas de recette ou d’outils miracles, chaque structure cherche une façon de fonctionner qui corresponde à ses particularités.

Parce qu’elles mettent leurs finalités sociétales au cœur de leur modèle économique et reposent bien souvent sur des modes de gouvernance démocratiques et participatifs, les coopératives expérimentent d’autres manières de créer de la valeur et de la partager, et contribuent à réinjecter de l’égalité dans notre société”.[8]


[1] Isabelle Cassiers, Kevin Maréchal et Dominique Méda (éd.), Vers une société post-croissance, éd. de l’Auben 2017, p.18.

[2] Sandrino Graceffo, Refaire le monde du travail, éd. Repas, 2016, p. 43.

[3] Ibidem

[4] Barbara Barbarczyk, “L’entreprise partagée : vers une conciliation de l’autonomie et de la solidarité ?”, Analyse SAW-B, 2017 (www.saw-b.be).

[5] Ibidem

[6] Sandrino Graceffo, op. cit., p. 102.

[7] Holacratie : mode d’organisation fondé sur la mise en œuvre de l’intelligence collective. Sociocratie : mode de gouvernance sans pouvoir centralisé.

[8] Rijpens Julie, Mertens Sybille, “Gouvernance et coopératives : l’idéal coopératif à l’épreuve de la pratique”, Analyses SMartBe, 2016 (www.smartbe.be).

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