LAÏCITÉ ET PENSÉE RÉACTIONNAIRE

par | BLE, Dynamiques réactionnaires, Laïcité

Laïcité. Initialement vu comme un concept progressiste, censé apaiser les tensions religieuses cristallisées par la célèbre affaire Dreyfus[1], ce principe juridique français acté par la loi de 1905 se retrouve constamment au cœur de polémiques portées aussi bien par des partis et des mouvances de droite que de gauche.

Mais avec une nouveauté tout de même : l’extrême droite et les réactionnaires de tous bords s’emparent depuis quelques années du concept, en France comme en Belgique. Avec quels messages, avec quels effets ?  Tentative d’analyse.

“Polémiques”

En France, plusieurs polémiques autour de la laïcité ont marqué l’actualité récente. Pour ne citer qu’elles : celle concernant l’abaya et la qamis, ainsi que celle concernant le port du voile pendant les derniers JO en France.

Initiée en 2023 par Gabriel Attal, lorsqu’il était ministre de l’Éducation, l’interdiction de l’abaya et du qamis[2] à l’école a, pendant toute la rentrée scolaire 2023, suscité de nombreux débats. L’interdiction vise à interdire le port de vêtements considérés comme des signes religieux ostentatoires dans les établissements scolaires français. Le même ministre de l’Éducation qualifiera l’école de la République comme un “sanctuaire laïque”.[3] Cette décision a provoqué des tensions, avec certaines associations, mais aussi avec de nombreux élèves qui dénoncent une stigmatisation des musulmans. Citons, par exemple, les réactions d’Amnesty International qui a vivement critiqué la décision, la qualifiant de mesure discriminatoire risquant d’exacerber les stigmatisations envers les élèves musulmanes. L’organisation a estimé que cette interdiction portait atteinte aux droits fondamentaux, notamment à la liberté religieuse et à l’éducation, et ne respectait pas les normes internationales relatives aux droits humains.[4] On retrouve le même positionnement et critiques du côté de certains syndicats d’enseignants et d’enseignantes. Notons que, suite à un recours[5] formé par différentes associations et syndicats devant le Conseil d’État, celui-ci a rejeté la requête, considérant que ces vêtements relevaient d’une logique d’affirmation religieuse et que leur interdiction était conforme à la loi de 2004 sur la laïcité.[6]

Des tensions ont également pu naître autour de la question du rôle de la laïcité dans les entreprises, les clubs et les fédérations sportives. Certains acteurs demandent l’élargissement des règles de la loi de 2004 sur les signes religieux à d’autres espaces comme les clubs de sport ou les entreprises, ce qui alimente des débats sur la liberté religieuse et le respect des principes républicains. La France a notamment interdit le port de tout signe religieux pour ses sportives et sportifs lors des derniers Jeux Olympiques de Paris, décision vivement critiquée par un grand nombre d’associations, dont Amnesty International qui y voit une pratique discriminatoire portant atteinte à la liberté d’exprimer leur religion pour les filles et les femmes musulmanes qui portent le voile. C’est également le positionnement de Nazila Ghanea, Rapporteuse spéciale sur la liberté de religion ou de conviction, d’Irene Khan, Rapporteuse spéciale sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, d’Alexandra Xanthaki, Rapporteuse spéciale dans le domaine des droits culturels, ainsi que du Groupe de travail sur la discrimination à l’égard des femmes et des filles. Ces expertes ont exprimé leurs préoccupations dans un communiqué publié le 28 octobre 2024, soulignant que l’interdiction du hijab dans le sport en France est disproportionnée et discriminatoire et qu’elle enfreint les droits des femmes et des filles à manifester librement leur identité, leur religion ou croyance en privé et en public, et à participer à la vie culturelle.

Ces polémiques révèlent les tensions persistantes autour de l’équilibre entre respect des libertés individuelles et application stricte de la laïcité en France. Elles suscitent un débat sur la gestion des différences culturelles dans une République qu’on dit indivisible.

Mais, la Belgique n’est pas en reste. Plusieurs débats récents ont émergé chez nous à propos de la laïcité, ou en tout cas, de la neutralité de nos institutions.

Le port de signes religieux, notamment le voile, revient également souvent au centre du débat public, particulièrement dans l’enseignement. Contrairement à la France, la Belgique applique des règles différenciées selon les réseaux d’enseignement (public ou confessionnel), ce qui alimente des débats sur la cohérence et la neutralité du système éducatif.

Certains – le Centre d’Action Laïque notamment – militent aussi pour inscrire une stricte neutralité dans la Constitution belge, afin de garantir l’impartialité des institutions publiques face aux religions.

Si la laïcité n’est pas un principe juridique en Belgique, ces débats reflètent les tensions inhérentes à la séparation stricte des Églises et de l’État, dans un pays ambivalent comme le nôtre, qui refuse par exemple que le personnel des entreprises des transports en commun porte un signe religieux, mais qui tolère l’invitation officielle du pape au palais royal et la célébration de Te Deum.[7]

Un concept repris par l’extrême droite…

Oui mais voilà, depuis quelques années, l’extrême droite française s’approprie le principe de laïcité en le redéfinissant comme un outil de rejet des populations, notamment musulmanes en mettant l’accent sur des pratiques visibles, comme le port du voile ou la construction de mosquées. Par exemple avec l’actuel président du Rassemblement National, Jordan Bardella, qui explique sans sourciller sur un média tout public qu’il souhaite interdire le port du voile dans l’espace public au nom de la laïcité.[8]

Le Rassemblement national, dans ce cas, instrumentalise la laïcité pour justifier des politiques excluantes sous prétexte de défendre les valeurs républicaines.

Cette stratégie détourne l’objectif initial de la laïcité – assurer la liberté de conscience et la neutralité de l’État – pour légitimer un discours identitaire et discriminatoire ciblant les minorités. Nous ne pouvons également nous empêcher de constater le “deux poids, deux mesures” entre le rejet de tout ce qui touche à l’islam, et la protection de tout ce qui se rapproche à nos “racines” chrétiennes, comme l’a par exemple démontré l’installation d’une crèche à la Mairie (RN) de Perpignan.

Érigée comme un glaive, la laïcité peut donc évoluer en parallèle à la pensée réactionnaire qui se caractérise par une opposition aux changements sociaux, politiques ou culturels perçus comme menaçants pour l’ordre établi ou les “valeurs traditionnelles”. Ce type de pensée cherche souvent à restaurer un passé idéalisé, présenté comme un âge d’or. Cette posture se manifeste par une critique de la modernité, une exaltation des traditions et un rejet des idéologies progressistes.

Elle peut inclure un attachement au conservatisme moral, une vision hiérarchique de la société et une méfiance envers les mouvements d’égalité sociale ou les transformations culturelles.

… Mais pas que

Car oui, l’actualité récente avec, notamment, la réélection de Donald Trump nous le montre encore : la pensée réactionnaire infiltre toutes les strates de la société en utilisant des canaux variés, tels que les médias, les réseaux sociaux et les discours politiques. Elle se diffuse par des narratifs qui exploitent les peurs liées au changement, exaltent les traditions et opposent les “valeurs authentiques” à des transformations perçues comme menaçantes.

Elle n’est plus concentrée autour de l’extrême droite, mais s’intègre dans les débats sur l’éducation, la culture, ou la laïcité en ciblant des symboles contemporains, cherchant à influencer non seulement les institutions, mais aussi les opinions individuelles dans un cadre émotionnel et idéologique… Et on le sait, ses défenseurs mènent une réelle bataille culturelle sur des sujets touchant à différentes sphères de la vie privée.

L’éducation, pour commencer avec la critique et les menaces qui ont suivi l’annonce de la mise en place d’un nouveau référentiel pour l’Éducation à la Vie Relationnelle, Affective et Sexuelle (EVRAS) et la contestation des contenus sur l’égalité des sexes ou l’enseignement des questions LGBT+, critiqués comme étant des idéologies « woke », est souvent portée par des mouvements réactionnaires, extrémistes et/ou complotistes.

La culture, ensuite, avec la critique d’œuvres qui sont revisitées ou contextualisées et qui prennent en compte la représentation des minorités ou la place donnée aux femmes dans leur nouvelle version.[9]

La politique, enfin, avec la diffusion du mythe du « grand remplacement » dans les débats publics sur l’immigration et la laïcité, alimentant les peurs identitaires et les discours populistes.

La laïcité est parfois utilisée à des fins confusionnistes en détournant le principe pour justifier des politiques discriminatoires envers certaines minorités. Ce détournement consiste, notamment, à réduire la laïcité à une hostilité envers une religion spécifique, en masquant, par exemple, des discours xénophobes sous une apparence républicaine. En brouillant les repères idéologiques, cette stratégie polarise le débat public et instrumentalise des valeurs démocratiques (comme la laïcité) à des fins excluantes.

On fait quoi ?

Mais alors, qu’est-ce qu’on fait ? Nous en tant que mouvement laïque ? À l’heure où nombre de “militants laïques“ se focalisent sur le “danger du wokisme” encouragé par les instances des partis libéraux et nationalistes ?  À l’heure où des espaces estampillés “laïques” entretiennent la confusion et organisent des conférences transphobes ou islamophobes ? À l’heure où les postures des uns et des autres ne sont qu’amplifiées par des réseaux sociaux omniprésents dans nos vies et propriété des grandes fortunes ?

C’est à travers la pratique du libre examen que nous avons une chance de nous en sortir et d’éviter de tomber dans une forme de caricature de nous-même. Nous devons rester vigilants et lutter contre les raccourcis faciles. Nous devons continuer à réclamer l’application des principes démocratiques, donner la parole aux chercheurs et aux experts, créer des espaces de rencontre, mettre en avant les formes d’art innovantes, et réclamer une justice sociale et climatique audacieuse.

En bref, ne devons-nous pas chercher à comprendre et lutter contre ce qui nous divise et nous fracture afin d’enfin tenter de (re)faire société ?


[1] L’affaire Dreyfus (1894-1906) est une erreur judiciaire emblématique en France, où Alfred Dreyfus, officier juif, est accusé à tort d’espionnage. Alimentée par l’antisémitisme, elle divise profondément le pays avant sa réhabilitation en 1906.

[2] L’abaya et le qamis sont des vêtements traditionnels couvrants associés à des pratiques culturelles et religieuses. L’abaya, portée principalement par les femmes, est une robe longue et ample, souvent utilisée dans les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord. Le qamis, porté par les hommes, est une tunique longue descendant jusqu’aux chevilles, également répandue dans ces régions.

[3] Gabriel Attal, 29 aout 2023.

[4] Amnesty International, « France : L’interdiction de l’abaya à l’école viole les droits des enfants », publié en septembre 2023.

[5] « Abaya : SUD éducation dénonce une note de service stigmatisante et humiliante », communiqué publié le 1ᵉʳ septembre 2023

[6] Conseil d’État, décision n° 487891 du 7 septembre 2023

[7] Le Te Deum en Belgique, organisé lors de la Fête nationale ou de la Fête du Roi, réunit la famille royale, des responsables politiques, des représentants religieux et des figures diplomatiques. Bien qu’il reflète une tradition nationale, la présence d’acteurs publics dans un cadre religieux interroge sur la neutralité de l’État. D’un point de vue laïque, cela pose la question de l’équilibre entre traditions symboliques et respect de la séparation entre sphère publique et cultuelle.

[8] Jordan Bardella face à Jean-Jacques Bourdin, 25 octobre 2019 sur BFMTV.

[9] Par exemple : la revisite de certains classiques de Disney, la contextualisation historique dans les musées…

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