DE L’IMPOTENCE D’ÊTRE ANTISYSTÈME

par | BLE, Démocratie, Economie, SEPT 2017

Dans un contexte de crises à répétition, des parts de plus en plus importantes de la population éprouvent un sentiment de frustrations accumulées. Elles ne croient plus à ce qu’on leur propose et s’estiment laissées pour compte ou comptant pour rien dans les grandes évolutions du monde. Sur le plan économique, elles voient leur pouvoir d’achat diminuer, leurs dettes se creuser, leurs emplois se précariser, les études ne plus déboucher sur l’emploi, les licenciements déferler à la chaîne et le chômage s’installer dans la longue durée. Elles observent, impuissantes, leur environnement se dégrader, aussi bien au niveau de leur quartier et des infrastructures publiques qu’à l’échelle de la planète et du climat. Elles estiment que des intrus ou des assistés profitent et abusent du système économique et social à leur place. Elles découvrent affaires de corruption sur affaires de détournement de fonds publics. Elles subissent les conséquences des rachats, fusions ou délocalisations d’entreprises et s’aperçoivent que leurs choix de consommation sont tronqués puisque tout aboutit dans les mains de quelques grands groupes financiers. Elles entendent qu’une élite gagne des milliards, qu’elle les cache dans des paradis fiscaux et qu’elle n’est jamais inquiétée, qu’elle y est même encouragée par des politiques d’amnistie fiscale. Les franges les plus précaires de la population croulent, elles, sous les contrôles humiliants et se perdent dans la complexité administrative. Ces segments les plus défavorisés de la société ne sont plus les seuls à déchanter, les classes moyennes se sentent de plus en plus lésées.

UNE DÉFIANCE GÉNÉRALISÉE

Ces parts grandissantes de la population ne sont plus seulement déçues par la politique ou les promesses non tenues du gouvernement en place. Elles constatent que de gouvernement en gouvernement, leur situation se détériore. Elles n’ont plus l’impression d’avoir leur mot à dire dès lors qu’il n’y a plus de différences fondamentales entre les programmes présentés et appliqués par les grandes formations politiques qui alternent au pouvoir et se rallient unanimement au dogme de l’absence d’alternative au néolibéralisme.

Toutes ces déceptions et insatisfactions conduisent nombre de gens à penser soit que les dirigeants sont tous les mêmes, tous complices, appartenant à une même caste qui méprise le peuple ; soit que c’est “le système” qui est avarié et qui corrompt toutes celles et ceux à qui on en confie la gestion. Ils en déduisent alors que c’est “le système” qu’il faut rejeter ou combattre, déserter ou condamner.

Ce rejet du  système  prend  des  formes et des expressions diverses qui ne sont pas assimilables les unes et autres, qui sont parfois antagonistes, mais qui toutes témoignent d’une défiance globale. On comptera parmi ces manifestations : colère ou mépris à l’égard du monde politique, abstentionnisme croissant ou vote  massif pour des candidats dits “antisystème” (aussi bien des votes de protestation que des votes de protection), rejet de toute institution et déni de toute action publique, soupçon systématique sur tout ce que disent les médias et méfiance à l’égard des savoirs consacrés, lecture conspirationniste de l’actualité, radicalisation religieuse (pas uniquement islamiste) et politique (d’un bout à l’autre de l’échiquier), recherche d’alternatives autarciques en dehors du monde marchand et politique, constitution de communes en guerre contre l’Empire…

On aurait tort de continuer à négliger toutes ces manifestations de rejet “du système”. Certes, nombre d’entre elles partagent des caractéristiques ou mobilisent des ressorts du populisme. Mais vu l’ampleur et les multiples facettes de ce “bouillonnement antisystème”, il devient nécessaire de le prendre au sérieux, d’en développer une analyse critique et nuancée et de tenter d’y répondre par des perspectives plus constructives. On ne peut se  contenter  de les déplorer avec condescendance ou de les dénigrer avec mépris. On ne peut plus les écarter d’un revers de main en  les traitant de “populisme”, “poujadisme”, “extrémisme” qui sont devenus des mots repoussoirs permettant, au nom de la sauvegarde de la démocratie, de clore directement le débat et d’éviter les questions qu’elles posent. En stigmatisant de la sorte ces attitudes, on défigure la plainte sociale ou les critiques pertinentes qu’elles expriment.

DES IMPOSTEURS OPPORTUNISTES

Si la tendance décrite ci-dessus s’inscrit dans la durée, elle a pris une accélération ces deux dernières années. La mode politique et journalistique revient désormais aux “antisystèmes”.

Parmi les marqueurs forts de cette nouvelle vogue, on se souviendra du Brexit en juin 2016 où, contre la campagne du premier Ministre David Cameron, l’attente des démocrates et les prévisions des sondages, la population britannique s’est exprimée majoritairement pour la sortie du Royaume-Uni du système européen. L’élection de Donald Trump en décembre 2016 a aussi surpris nombre d’observateurs qui ne s’attendaient pas à ce que soit élu un candidat aussi provocateur et dénonçant à tout va le “système truqué” américain. Se proclamer “antisystème” est ainsi devenu gage de succès électoraux. Et ce vent nouveau a amplement soufflé sur les élections présidentielles en France. D’abord, les primaires, de gauche comme de droite, ont écarté les candidats les plus apparentés au système institué de leur parti (Sarkozy, Juppé, Vals). Ensuite, les quatre candidats favoris pour le premier tour ont tous appuyé leur position antisystème, hors du système ou victime du système et mobilisé des ressorts de communication populiste. Marine Le Pen fustige depuis longtemps le système qu’elle va faire valser : “un groupe de personnes qui défendent leurs propres intérêts sans le peuple, ou contre lui”. Jean-Luc Mélenchon incrimine en permanence l’oligarchie financière et les parasites du petit monde politico-médiatique qu’il appelle à “dégager”. Emmanuel Macron se présente comme l’homme du renouveau qui veut tourner la page et en finir avec “les règles obsolètes et claniques du système politique” qui empêchent la transformation du pays. François Fillon, dès lors qu’il a été poursuivi en justice pour ses exactions, a réorienté tout son discours et son image pour se poser en victime déterminée à se battre contre un “système qui, cherchant à me casser, cherche en réalité à vous briser.

L’agitation électorale et les débats de la  vie politique française déteignent souvent sur les positionnements politiques en Belgique. La controverse sur les antisystèmes s’invite donc en Belgique autour du PTB. Dans toute la nébuleuse des antisystèmes qui défraient la  chronique, on citera encore les dernières élections autrichiennes qui ont opposé un candidat indépendant au FPO, les succès de Geert Wilders et du PVV aux Pays-Bas, le mouvement M5S de Beppe Grillo en Italie, le bras de fer de Syriza avec l’UE en Grèce, Podemos en Espagne et la tournée du bus “anticorruption” de Pablo Iglesias pour dénoncer la “maffia politico-financière” qui “tire les ficelles du système”.

Chacun y va de son coup de balai, de     sa volonté de tourner la page ou de son exhortation au dégagement des élites,  des parasites et des profiteurs. On se rend bien compte que les parasites et les profiteurs désignés ou vaguement évoqués par toutes ces mouvances ne sont pas identiques. Le même vocable “antisystème”  est revendiqué ou utilisé par les commentateurs pour qualifier des mouvements ou des personnalités que tout oppose. Et dont certains – les plus médiatisés et les plus plébiscités – s’avèrent, à l’analyse, très bien intégrés dans les systèmes politiques et économiques dominants, y ont souvent fait une longue carrière et savent jouer de tous leurs rouages pour parvenir à leur fin. Comment peut-on croire qu’un milliardaire magnat de la finance, lobbyiste introduit dans les lieux de pouvoirs depuis des années (Trump), qu’un ancien premier ministre qui prône le retour des valeurs morales, le renforcement sécuritaire et l’ultralibéralisme (Fillon), qu’un énarque, banquier chez Rothschild et ancien secrétaire adjoint à l’Élysée (Macron) ou que le plus jeune sénateur de France, apparatchik du PS pendant trente ans (Mélenchon) soient en dehors ou contre le système ? Certes, on pourrait admettre que certains candidats aient été dans le sérail au début de leur parcours et décident ensuite de rompre avec leurs trajectoires passées. Mais la rupture n’est pas crédible pour tous.

Ainsi mis à toutes les sauces, “l’antisystème” ne veut plus rien dire. C’est un concept fourre-tout, une auberge espagnole où chacun apporte ce qui lui rapporte. Il est aussi pratique qu’il est plastique. Le vague antisystème permet de racoler les ressentiments et de rassembler pas mal de mécontents, même si leurs intérêts et leurs sources d’insatisfaction divergent. L’usage abusif du terme a aussi pour effet d’occulter des tentatives plus authentiques d’opposition à certains systèmes dominants.

Cette confusion ne fonctionne que tant qu’on reste vague sur ce qu’est “le système”. Ni les médias qui ont adopté cette grille de lecture simplifiée de la politique, ni les candidats ou mouvements qui se  revendiquent contre ou hors ne sont jamais très précis sur ce qu’ils entendent par système. Il ressort de tout ce méli-mélo que  le système, c’est l’épouvantail, le mauvais objet, le responsable de tous les maux. Il suffit de le tenir à distance pour acquérir une nouvelle virginité, pour se dédouaner de tout ce dont se plaint la population, pour se démarquer de tout ce à quoi elle ne croit plus. Se dire antisystème, c’est se dissocier de ce qui s’est fait jusqu’ici (même si on y a participé) pour ne pas

pâtir du discrédit qui frappe la représentation politique et les institutions. Le système joue en quelque sorte le rôle de bouc émissaire.[1] En outre, si tout le monde se proclame antisystème, qui reste-t-il dans le système ? Celui-ci n’en devient que plus obscur et nébuleux, raison de plus de le conspuer…

Si l’on peut dégager des traits semblables, des logiques similaires et un symptôme commun dans toute cette nébuleuse des antisystèmes, il importe aussi de distinguer ce qui les différencie, de départager ce qui s’oppose réellement à un système – et lequel – et ce qui surfe sur la vague de l’antisystème par calcul stratégique.

Pour les opportunistes, le système c’est soit la bureaucratie des partis politiques traditionnels, soit les institutions corrompues, soit le politiquement correct,  soit  les instances judiciaires ou les médias d’investigation qui leur cherchent misère. Ils n’entendent nullement bouleverser les grandes tendances politiques et économiques qui dominent le monde. Ils veulent se dissocier de leurs prédécesseurs appartenant au système pour regagner la confiance des électeurs mais à seule fin de prendre leur place pour faire plus ou moins la même chose. Quand bien même ils le voudraient, ces candidats aux élections ne sont pas en mesure de changer en profondeur les systèmes en crise. Soit ils en sont des rouages essentiels, soit ils n’en auront pas les moyens, soit ils ne seront pas élus. Même Donald Trump et Théresa May ne pourront pas réaliser toutes leurs ambitions les plus inquiétantes. Ils se font déjà rattraper par l’ordre établi, les contrepouvoirs ou les intérêts supérieurs du marché.

Qu’on se rappelle l’exemple de la Grèce d’Alexis Tsipras…

DES OPPOSANTS HISTORIQUES

Bien avant ces nouveaux arrivés, il existait des mouvements qui se sont constitués et maintenus dans la durée contre le système. D’un côté, les différents mouvements radicaux de gauche qui s’opposent au système capitaliste, tentent de le renverser et dénoncent, avec chacun leurs nuances, ses valets (médias, partis politiques complices, justice de classe…). De l’autre, les organisations d’extrême droite qui ont toujours déploré le libéralisme politique, moral et – parfois – économique. Leurs positionnements économiques ont varié mais aujourd’hui le système principal qu’ils fustigent, c’est la mondialisation ultralibérale ainsi que les partis traditionnels qui lui ont ouvert les portes et dépossédé la nation de sa souveraineté, de ses valeurs et de sa culture.

Les deux cibles principales et actuellement communes des antisystèmes historiques (par opposition aux opportunistes) sont donc, d’une part, le système des partis politiques traditionnels, la démocratie représentative pervertie par la particratie et discréditée par sa perte de maîtrise sur le cours du monde. D’autre part, le néolibéralisme, dont on fustigera davantage le versant économique chez les antisystèmes de gauche, et le versant politique et moral du côté de la droite contestataire.[2] Redonner le pouvoir ou défendre les intérêts prioritaires du peuple constitue également un fondement commun qui diverge dès qu’il est question de définir ce peuple.

Extrême droite et extrême gauche participent en général au système dominant, à tout le moins électoral, soit en espérant y prendre le pouvoir pour implémenter leur propre système, soit en l’instrumentalisant comme opportunité de propagande s’inscrivant dans une stratégie plus globale destinée à renverser le système pour en instaurer un autre. Les anarchistes ont développé un troisième courant des antisystèmes historiques qui conteste l’État, le système d’exploitation économique et toute forme de domination. Celui-ci n’ambitionne nullement de prendre le pouvoir dans le système dominant et ne participe ni aux élections ni à nombre d’institutions. Certains d’entre eux s’appliquent principalement à subvertir toutes les institutions du pouvoir afin que leur écroulement rende possible des rapports humains plus égalitaires et libertaires. D’autres réfléchissent et s’organisent pour développer et expérimenter un projet de société complet, avec ses modes de productions, de prise de décision, de transmissions des savoirs…

Ces trois types d’antisystèmes se distinguent radicalement par les voies qu’ils proposent pour sortir du système décrié et par le système qu’ils escomptent instaurer ou restaurer pour le remplacer. Qu’on adhère ou non à leur projet, qu’on le juge réaliste ou utopique, angélique ou dangereux, il faut bien reconnaître qu’ils ont un positionnement contre le système politique ou économique dominant nettement plus cohérent et crédible que les opportunistes. Ils ne sont pas pour autant antisystèmes en général, sans système ou hors de tout système… À de très rares exceptions près et relevant davantage de la mystique que de la politique, aucun groupe ou individu ne peut vivre totalement en dehors du reste de la société, sans lien avec elle et sans les compromis que ces liens imposent.


[1] On se souviendra que les nazis se sont élevés contre “le système” qu’ils associaient tout à la fois à la république de Weimar, à la finance internationale, à la juiverie internationale et à l’internationale communiste.

[2] Quoique cette dernière distinction ne soit plus toujours si nette : le protectionnisme économique semble aujourd’hui réunir des mouvances de gauche et de droite radicales et la finance internationale symboliser leur ennemi commun. L’Union Européenne constitue une cible toute désignée de cette contestation puisqu’elle incarne le néolibéralisme et la caste politique des technocrates ou eurocrates coupée du peuple

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