L’IMPUISSANCE COMME OUTIL DANS LE TRAVAIL SOCIAL

par | BLE, JUIN 2021, Social

Afin d’évoquer le sentiment d’impuissance du travailleur social et les alternatives mises en place pour en sortir, nous avons choisi – avec trois collègues du secteur social de Bruxelles Laïque – d’entamer une discussion avec les usagers sur ce sujet. Les conditions sanitaires et les disponibilités pratiques ne nous ont pas permis de réunir tous les protagonistes ensemble. C’est pourquoi la discussion linéaire ci-dessous est une reconstruction issue de différents moments d’échanges réels entre professionnels et entre professionnels et usagers. Elle réunit, Touria el Asri, électromécanicienne et ancienne usagère de Bruxelles Laïque ; Didier Van Rossem, comptable et ancien usager de Bruxelles Laïque ; Vincent Hargot, conseiller emploi ; Pascale Kolchory, conseillère emploi ; Isabel Zamora, assistante sociale et moi-même, coordinateur du secteur social.

Les questions qui nous animaient étaient de s’interroger sur la place que prend l’impuissance dans le travail social concret ; comment est-elle perçue par l’usager ? Comment peut-elle être un outil dans le travail social ?

Il ne s’agit pas ici de faire un constat sur les manquements du contexte socio-politique actuel, mais d’être en prise directe sur les impasses de travail rencontrées dans un service social et la manière dont les protagonistes tentent d’en jouer ou non.

ELARGIR LE CHAMP, CO-CONSTRUIRE

Samuel Quaghebeur (SQ). Comment l’impuissance se manifeste-t-elle dans votre travail et que mettez-vous en place pour en sortir ?

Isabel Zamora (IZ). Très souvent on doit évaluer ce qui sera utile dans l’accompagnement en fonction de la demande. La raison pour laquelle les personnes viennent nous voir est brute, frontale. Dès lors, elle ne peut pas toujours être traitée directement et nous devons élargir le spectre de la demande pour avoir une compréhension globale de la situation. Il s’agit de faire entendre aux personnes qu’on peut s’autoriser à prendre le temps de travailler la problématique dans son ensemble.

Pascale Kolchory (PK). C’est frappant comme le fait d’être demandeur assujettit parfois les personnes. Elles viennent déposer un problème en donnant les pleins pouvoirs à l’assistant social. Cela met une grande pression sur le travailleur. Si la problématique est résolue, tu es formidable, sinon tu es nul. Le demandeur est amputé de sa capacité d’action et le travailleur social est mis dans une fausse position puisqu’il ne détient pas toutes les clefs pour faire bouger une situation.

Vincent Hargot (VH). Les pratiques de pair-aidance sont intéressantes pour sortir de cette dualité demandeur/ expert. Cela permet de mettre en miroir les impuissances : l’impasse dans laquelle se trouve l’usager fait écho à la réalité du travail social et interroge la société. On peut essayer de déplacer la demande et de travailler ensemble, il n’y a pas une solution qui va venir de l’extérieur de moi, il faudra souvent la construire à deux.

PK. Je me souviens d’un homme qui avait effectué un test de recrutement et la dame lui avait renvoyé que les résultats montraient une telle indésirabilité sociale dans son profil que ça ne valait pas la peine pour lui de continuer à postuler. C’était d’une violence institutionnelle et sociétale extrêmement forte. On se trouvait clairement dans une impasse. Que faire de ce constat jeté à la figure au regard de l’injonction de la société et d’Actiris de chercher du travail ? La dimension extrême de la situation nous a permis de prendre du recul, de rebattre les cartes, de redéfinir les objectifs et de nous remettre au travail.

VH. Souvent, j’œuvre à travailler les choses autour de la recherche d’emploi parce que le contexte empêche d’avancer. Parler permet de dissiper le brouillard dans lequel sont les personnes. Formuler et déposer sa problématique la fait exister, elle est quelque part.

IZ. Il faut parfois être dure, éclairer la situation froidement pour que la personne se reprenne en main. Ne pas la laisser dans une position passive et défaitiste, l’inviter à se bouger et à récupérer ses compétences. Je pense par exemple à un monsieur qui se débrouillait en français mais qui se faisait accompagner par un ami parce qu’il avait peur de se tromper. À un moment, mon travail consiste à renvoyer l’ami pour mettre au travail la personne. Ça conduit à des petites victoires. La personne se reprend en main, elle se teste et prend conscience de ses capacités.

RESPONSABILISER

VH. Je me souviens d’une situation où l’impuissance a pu servir d’outil, de posture dans le travail. Est-ce que vous vous souvenez M.V.R. quand vous m’aviez envoyé un courriel ? J’ai envie de vous le raconter à nouveau. Une fois vous avez envoyé un mail disant : “je ne sais pas si je dois continuer ces études de comptabilité ou apprendre l’anglais ou autre chose… On avait déjà discuté de l’image du rond-point dans lequel on tourne, sans savoir quelle sortie prendre, en regardant tous les panneaux et on perd son énergie et son temps sans choisir de route. On avait convenu d’essayer les études à fond et de s’y tenir. Quand j’ai reçu ce mail j’étais en question sur la réponse à y apporter. Finalement je vous ai renvoyé que “je ne pouvais répondre à cette question : c’était à vous de décider”. C’était difficile pour moi d’accepter cette limite, de l’écrire et, en même temps, je ne trouvais rien d’autre à dire.

Didier Van Rossem (DVR). Mais oui, vous n’êtes pas prof… J’ai eu des profs qui m’ont transcendé, qui savent donner un savoir, qui savent promouvoir la personne, qui peuvent justement faire se dépasser la personne…

SQ. Vous vous souvenez de ce moment dont Vincent parle où vous lui avez envoyé un mail et où il vous a envoyé cette réponse ? Comment avez-vous vécu ça ? Comment avez-vous reçu sa réponse ?

DVR. Je me suis dit : “oui bon il ne sait rien faire, ce n’est pas son travail, il n’est pas prof de comptabilité quoi. Il n’a que ses connaissances et compétences qu’il a apprises à l’école pour promouvoir la personne mais ce n’est pas Dieu non plus”. D’une certaine façon il peut aider comme le psychologue. Mais il y a des moments dans la vie où il faut pouvoir accepter ses échecs, pouvoir les surmonter, pouvoir continuer. Il y a pourtant des moments – je ne vais pas vous le cacher – où j’ai pleuré, j’étais parfois très déprimé.

SQ. Il y a plusieurs temps dans l’accompagnement, d’abord la rencontre ; puis il y a un moment où le lien créé permet de dire : sur cette question je ne pourrai pas décider à votre place… C’est là qu’on se rend peut-être compte que le travailleur social n’est pas Dieu ; et ce constat permet d’inventer ensemble. Est-ce que vous vous retrouvez là-dedans ? Le passage sur un niveau horizontal permet d’essayer ensemble de trouver une solution alors qu’avant il y avait peut-être un demandeur et quelqu’un qui était censé trouver la solution. A un moment donné les rapports s’équilibrent-ils ?

VH. Vous dites : “c’est difficile mais important de reconnaître ses erreurs et échecs”. Si je reviens à ce mail, ça a été difficile pour moi de reconnaître que j’étais incapable de vous aider. Est-ce que, pour vous, ça a servi d’exemple, brisé un mythe ? C’était en tout cas important pour moi de ne pas décider à votre place.

DVR. Je ne voulais pas accepter comme ça, j’ai pris acte : il est arrivé à ses limites, il ne peut plus m’aider.

VH. Pourquoi êtes-vous encore revenu après ?

DVR. Parce que j’avais encore besoin d’être soutenu. Moralement, psychologiquement c’est dur, on se retrouve dans une situation où c’est mauvais financièrement, mauvais au niveau des amis, etc. Aujourd’hui, je peux dire que je suis sorti du tunnel.

ACCEPTER L’IMPASSE, EN JOUER

VH. Pendant les entretiens on peut passer beaucoup de temps à pousser l’un vers l’autre entre le demandeur et l’assistant social. Cela génère un faux équilibre alors que si le travailleur lâche prise, on part dans le même sens et on perd l’équilibre. Peut-être faut-il accepter le risque de tomber pour ensuite se relever ensemble. S’il y a un blocage, ce serait malhonnête de toujours venir avec ma solution de travailleur social, maintenir un faux équilibre. Peut-être que l’assistant social doit avoir le courage de reconnaître ses limites ?

SQ. Les demandes souvent vitales constituent une grande pression adressée au travailleur. Il faut la confiance entre l’un et l’autre pour pouvoir nommer l’impasse et encaisser le coup ensemble.

PK. C’est important de s’autoriser à dire qu’on ne sait pas.

IZ. Le recul joue là-dedans. Se questionner, s’interroger sur son travail et sur les éléments qui font qu’une situation avance ou pas.

VH. Et sortir de la toute-puissance. On ne peut détacher l’impuissance de la toute-puissance. Dans la vocation de l’assistant social il y a parfois la volonté de créer du changement, de sauver le monde. Ce qui peut être usant si on s’y laisse prendre.

LA PISTE COLLECTIVE

PK. Il y a quelques années, avec plusieurs collègues, nous avons fait un constat d’insuffisance. L’accompagnement individuel dans la recherche d’emploi nous semblait atteindre ses limites. Il nous semblait qu’une autre voie était possible dans un travail plus collectif, mettre au travail l’individu par son implication dans un collectif.

Touria el Asri (TEA). Je me souviens de la création de ce qui deviendra le GSEC (Groupe Solidaire d’Expression Citoyenne).[1] Nous étions une quarantaine, nous avons fait plusieurs rencontres autour de ce projet. L’objectif était de faire bouger les choses à notre niveau. Sortir de la situation déséquilibrée et rabaissante de devoir se justifier en tant que demandeur d’emploi devant une personne avec un statut. Créer des microfissures dans des grands bâtiments, entrer dans les interstices, essayer de montrer qu’on est vivant, qu’on est là et venir dans ce groupe avec nos idées, nos vécus.

SQ. Du coup, comment le groupe “GSEC”a servi ? Comment vous a-t-il portée, aidée ?

TEA. A la base, on est un peu perdu, on est seul, on se retrouve seul dans la société… Quand j’ai été au chômage, bien que j’aie cotisé, j’avais l’impression que je mendiais, que je devais justifier pourquoi j’en étais là, comme si c’était ma faute. C’est là qu’on a décidé de se retrouver en groupe. Le fait de se retrouver avec des personnes d’autres horizons, d’autres niveaux de diplôme, avec des parcours et difficultés différents. En s’écoutant on se rendait compte qu’on était dans le même besoin d’être entendus, d’être reconnus en tant qu’individu de la société. Renvoyer à la société que, même si on est au chômage on n’est pas inutiles, alors que la société veut nous coincer dans des places spécifiques.

IZ. C’est bien que cela puisse être porté par un groupe parce que parfois en individuel on donne de l’énergie et on n’est pas certain que cela va opérer pour la personne.

PK. Au début tu étais fâchée contre le système et complètement à plat dans le groupe à cause d’une formation qui ne te servait à rien. Assez vite tu avais l’espoir que le GSEC marcherait.

TEA. Ce n’était pas facile de trouver un emploi d’animatrice multimédia. Je suis restée au chômage pendant plus de deux ans, de fil en aiguille j’ai fait des choses à gauche et à droite comme du bénévolat. Un jour, en voulant réparer ma machine à café, j’ai été vers un Repair Café et ça m’a conduit à faire une formation d’électromécanicienne.

SQ. Comment avez-vous vécu le fait que les travailleurs sociaux puissent être en difficulté dans l’aide à apporter ?

TEA. Parfois ils ne savent pas faire plus. La société ne leur permet pas plus, ils sont limités. Ils sont confrontés quotidiennement à la souffrance via le vécu des personnes mais ils sont dans l’impuissance de les aider. En tant que demandeur on ne pense qu’à nous et à notre problématique. Mais les travailleurs vivent cela à chaque entretien, il y a des convergences et des répétitions. Le GSEC c’est faire l’hypothèse que, peut-être, ensemble on va trouver une solution. Créer quelque chose qui n’existe pas, à laquelle la société n’a pas encore réfléchi et s’y consacrer, nous les personnes qui vivons cela au quotidien.

DVR. Le travail social ce n’est pas palpable, vous jouez aussi bien au niveau psychologique de la personne, au niveau financier, au niveau créativité de la personne, au niveau de ce qu’elle a envie de faire…

PK. On ne voit pas toujours le chemin qu’on fait en tant que professionnel, les étapes par lesquelles on passe dans l’accompagnement d’une personne.

SQ. Le GSEC touche à ce qu’on disait de l’horizontalité des rapports : se mettre ensemble autour de la table et réfléchir à combler les fissures, à faire bouger la société. Et j’entends que le GSEC a aidé indirectement des personnes à se réinsérer.

VH. Ça me fait penser à cette démarche de réunir des travailleurs sociaux et des usagers autour de la question de l’impuissance. Si on en avait parlé uniquement entre professionnels, cela aurait encore invisibilisé les usagers.

TEA. J’insisterais sur le fait que le GSEC n’a pas seulement aider à réinsérer des personnes sur le marché du travail mais aussi que chacun a pu se sentir être humain à part entière et dans l’aide à l’autre. C’est un lieu où on peut arriver cassé et repartir mieux réparé. La personne trouve un peu plus de sérénité et peut mieux affronter la société avec des petites inventions qu’elle peut appliquer. Parce qu’à la fin, ça redevient individuel, on intervient nous-même sur notre situation, on ne nous donne pas du poisson, on apprend à pêcher.

DVR. C’est vrai qu’il faut un cadre pour pouvoir parler à quelqu’un et avoir confiance en la personne. Au début, quand on rencontre la personne, on se livre un petit peu mais on se retrouve souvent dans une situation déprimante. J’étais fort déprimé au départ parce que j’étais sans solution. Ça doit être difficile quand quelqu’un est là, sans solution. Qu’est-ce que je vais faire avec cette personne, vers quoi vais-je l’aiguiller ? J’imagine la difficulté à ce niveau-là.

PK. Le GSEC a été une opportunité pour des personnes fragiles de se dire : “j’ai le droit de me poser, d’être moi, ce n’est pas un organe de contrôle, on ne doit pas rendre des comptes”. Ce cadre a été un tremplin pour certain. Certaines personnes qui s’exprimaient très peu dans mon bureau ont trouvé un souffle, une ouverture depuis qu’elles sont passées par le GSEC. S’autoriser à oser dans un contexte bienveillant. Ça n’a pas fondamentalement changé leur vie mais ça a été un déclic pour oser se comporter différemment en société.

TEA. Le GSEC travaille indirectement, le collectif opérait dans le temps, d’une séance à l’autre.

Merci aux différents protagonistes de cette “discussion”.


[1] https://bxllaique.wixsite.com/2016/gsec


Image : © photo Martin Reisch – unsplash.co

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