INTERVIEW : NOTRE GUERRE DES ÉTOILES

par | BLE, Culture, Empire de la notation

INTERVIEW avec Philippe Reynaert.

FM : Philippe, tu es l’un des plus grands défenseurs de la création cinématographique belge francophone. Mais tu as aussi été critique de cinéma. Le sujet de ce numéro du BLE est la « notation », c’est-à-dire, entre autres et pour ce qui nous concerne directement, les critères d’évaluation des projets ou les étoiles qu’on pose sur les œuvres…

PR : Les étoiles, c’est le degré zéro de la critique. Dans le passé, j’ai édité un magazine, dans lequel on avait un tableau d’étoiles, mais je ne le ferai plus. À l’époque, un critique disait 4 étoiles, parce qu’il avait bien aimé un film. Mais l’étoile ne dit pas pourquoi il a tant aimé…. Pour les acteurs ? le scénario ? L’image ? Enfin bon… Il peut aussi dire… zéro… C’est pour cela que c’est le degré zéro : les personnes qui lisent de ce genre de tableau sont inévitablement influencées par cet avis, et privilégierons un film qui a une étoile de plus qu’un autre. C’est donc une forme de mise à mort qui pose la question de la critique de cinéma. 

Dans ma jeunesse, un article de Charlie Hebdo m’avait bien fait réfléchir ;

Au lieu d’une critique de film, le chroniqueur, avec le ton propre au magazine, a utilisé son espace pour écrire, en substance : « Voilà… je vais arrêter de vous parler des films que je vois… parce que de toute façon, vous ne vous référez qu’aux étoiles. Je vais plutôt, à partir de la semaine prochaine, vous raconter mes balades, ce que j’ai bouffé, les potes que j’ai vus, et au bout, je poserai des étoiles à côté des films ».

En fait, il préfigurait, il y a trente ans, dans cet article ironique, une tendance devenue générale, surtout à la télévision évidemment, qui est la peoplisation du cinéma. J’aime tel acteur ou telle actrice, on me raconte sa vie, je vais donc aller voir le film.

Comme dans toute dictature populiste, on va s’intéresser à quelqu’un de sympa, ou à qui on s’identifie, qui doit forcément avoir les mêmes idées, et s’il ou elle aime les mêmes plats en sauces que moi, doit donc avoir un bon goût.

Néanmoins, il est difficile d’arrêter les étoiles, il faut simplement comprendre comment elles sont mises. Elles ont le mérite d’être facile à lire et d’envoyer les gens en salle, ce qui doit rester l’objectif du métier de critique.

On n’évitera pas les plateformes, elles sont là. La pandémie a donné un coup dur aux salles. 2 personnes sur 5, depuis 2019, n’y sont pas retournées, parce qu’elles ont pris des abonnements sur les plateformes bien évidement.

Mais ces plateformes sont là, et resteront. On a eu Spotify avant Netflix, pour des raisons techniques, mais les gens de cinéma sont aujourd’hui dans le même bateau que les artistes pop.

FM : Sur ces plateformes, les étoiles nourrissent des algorithmes…

PR : Ça c’est la fin de tout. C’est pire que les étoiles, car il y a la dimension de l’observation du « consommateur ». Pour faire simple, on te dit ce que tu aimeras regarder en fonction de ce que tu as aimé regarder auparavant. En résumé, tu ne peux pas changer d’avis, ni découvrir. Mais les algorithmes ne sont jamais que des robots qu’il y a moyen, si la volonté existe, de reprogrammer et alors les plateformes peuvent héberger et co-produire des contenus extrêmement progressistes.

Lorsque j’étais au CA de la RTBF, et que l’administrateur général nous a parlé de l’intégration d’algorithmes sur la plateforme Auvio, j’étais évidemment craintif, mais dans un second temps, j’ai été complètement rassuré par la personne qui avait été engagée pour mettre en place cet algorithme. En bonne intelligence avec les missions d’éducation de service public de la chaîne, elle avait prévu d’introduire une notion de découverte dans l’algorithme. L’algorithme fait exactement ce qu’on lui dit, et on peut lui dire de proposer de provoquer la rencontre inattendue entre un spectateur et une œuvre ou un artiste, y compris en utilisant son historique de visionnement. L’algorithme peut te dire : « Ah bon ? Tu aimes le sport ? Eh bien, je trouve que tu ne regardes pas beaucoup de sport féminin… donc en voilà ! »

Mais ne soyons pas idéaliste, l’algorithme c’est aussi l’ennemi, je voulais simplement nuancer, et pénétrer cet ennemi pour qu’il invite à la diversité de points de vue et à la rencontre. Si tu es pro-palestinien et que tu ne reçois que de l’info pro-palestinienne comme outil d’analyse, on ne peut plus vraiment parler d’un engagement pour une cause, dans la mesure où tu n’as finalement pas d’occasions de changer d’avis.

Aujourd’hui, on doit favoriser le débat, recréer des zones collectives, des espaces de discussion, c’est-à-dire de liberté, qui contiennent des mécanismes de déstabilisation.

Ces intelligences artificielles dites « conversationnelles » dont on parle beaucoup pour le moment, ça ne tient qu’à nous de les réguler, de ne pas laisser place au « far-web ».

FM : Aujourd’hui, tu es, entre autres, directeur artistique de Politik (Rencontres internationales du Film Politique de Liège) qui explore justement ces endroits de débat…

PR : Oui. On a décidé que ce serait des « Rencontres », et non pas un festival de plus.

L’avenir nous dira si on avait tort ou raison. Chaque manifestation créée remet des prix, parle de « sélection » et s’appelle ouvertement « compétition ». Et moi, j’en ai marre de cet esprit de compétition.

Notre envie, dès le début, a été de rassembler autant de monde que possible autour d’une manifestation intitulée,  politiK, avec un « K », pour que le contrat avec les spectateurs soit clair : on se doit de refléter cet engagement politique dans notre démarche… mettons les films sur un pied d’égalité et évitons la compétition.

Ça m’offre beaucoup plus de liberté et de nuance dans la programmation. Ça me permet, notamment, d’aller chercher des films plus anciens. Je ne suis pas tenu, moi-même à la compétition, c’est-à-dire à la course à la nouveauté, qui a aussi ses qualités bien évidemment. Dès la première édition, par exemple, on a reprogrammé L’exercice de l’état, qui est un film magnifique, et qui est à mon sens un des grands classiques du film politique.

Je ne savais pas du tout si ça intéresserait Pierre Schoeller, le réalisateur. Le film a dix ans, Pierre en a fait deux depuis… Et au contraire, il était partant, car le film a gardé toute son actualité, et il n’a plus été montré depuis longtemps… et surtout, il permet un débat intéressant, ce qui est un des grands principes des Rencontres.

On s’est offert un petit luxe, qui correspondait à une vieille frustration… Je dois avoir présenté près de deux mille séances de cinéma dans ma vie avec, à chaque fois, après le film, ce bord plateau classique avec une personne qui l’a réalisé ou qui aurait joué dedans, pendant un quart d’heure, vers 22h30, quand tout le monde commence à bailler et qu’il faut dégager…

Dans les Rencontres, on n’invite pas forcément les artistes à débattre directement après la séance, et on les confronte à des intervenants issus du monde politique, associatif, ou de la société civile. Quand on a travaillé trois ans ou plus sur un film, on connait son sujet, et on a bien plus à dire que ce qu’on a pu mettre, ou décidé de mettre dans un film.

Il y a une déperdition entre la richesse qu’on accumule pour préparer un film et ce qu’on peut restituer. Les politiques, au contraire, sont mis hors de leur zone de confort. Ce sont souvent des professionnels du langage, mais la rencontre avec des artistes ou experts sur un sujet spécifique.

On a eu droit, par exemple, à Vinciane Despret expliquant à Paul Magnette le fonctionnement de la démocratie chez les fourmis.

FM : On en a besoin. A l’ère de la Guerre des étoiles et de la culture Kleenex, on prend et on jette. On reste plus longtemps à l’affiche au théâtre qu’au cinéma.

Tu as créé une zone de nuances, c’est-à-dire dans la dynamique inverse du système de Ranking des artistes, d’évaluation des dossiers qui permettent de délivrer les subventions et donc de décider qu’un film se tourne, ou pas.

PR : On doit reprendre la phrase de Malraux : « Le cinéma est une industrie ».

C’est vrai. Ça coute cher. On doit faire la balance entre ce qu’on a besoin de crier au monde à cinq ou six personnes et l’argent public qui est dépensé.

J’ai été vingt ans à la tête de Wallimage, qui est un fonds économique. J’essayais d’aider les producteurs à effectuer cette balance entre « J’ai envie de… » et « Je dépense de l’argent public… ». Mais en Wallonie, j’ai eu cette chance de n’avoir jamais fait de ranking, en fonction de qui rapporte quoi… Notre objectif était le rayonnement de notre cinéma et surtout l’emploi. On soutenait sans problème des petits documentaires, qui ont un potentiel socio-éducatif, mais génèrent peu d’emploi.

Si je ne peux pas dire que j’ai vu des cas flagrants d’évaluation chez nous, il y a évidemment plein de choses à dire et à améliorer dans le fonctionnement des subsides ou de la distribution en salle. Comme les petites étoiles, les programmateurs ont un pouvoir immense qu’il est légitime de remettre en question. Pour l’instant, le film de Frédéric Sojcher, qui est un fou de cinéma, un tourneur fou, un passionné qui se permet ouvertement de critiquer ce fonctionnement dans notre petit pays, se retrouve avec un film qui fait un tabac en France, dont Agnès Jaoui tient le rôle-titre, et n’est pas – ou est marginalement – montré chez nous (240 copies en France contre 6 en Belgique). C’est sain et légitime qu’un secteur s’interroge sur ce phénomène. Ici, même pas besoin des étoiles, les programmateurs ont décidé que le film n’existerait pas.

FM : La position du monopole de la programmation est peut-être un danger plus grand et une position plus autoritaire encore. On le voit clairement avec Live Nation ou Bolloré, des multinationales qui détiennent les artistes, leurs œuvres, mais aussi les médias qui les mettent en avant, les systèmes de billetterie et les salles de spectacles. Toute la chaîne est conditionnée par une même société, qui définit les récits, les mythes sociaux, ce qui fait l’actualité de la culture pop(ulaire).

PR : Exactement. C’est l’énorme faculté qu’a le capitalisme à s’adapter. Aujourd’hui la tendance est d’inviter à une expérience. À Tomorrowland, sur l’affiche, on lit difficilement le nom des DJs… d’ailleurs on n’y va pas vraiment pour les écouter, on va tout simplement « faire Tomorrowland ». Au cinéma, on s’en approche, on ne va pas aller voir tel ou tel film, on va « faire une séance en 4D ».

Mais, au final, le milieu aussi sait s’adapter et résister. Je me reconnais bien dans la pensée de Raphaël Glucksmann, qui nous dit que le pire peut arriver, mais que du pire peut sortir le meilleur.

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