La théorie politique anarchiste est née au XIXe siècle avec Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) qui, le premier, se revendiqua “anarchiste” au sens étymologique du terme, c’est-à-dire refusant tout gouvernement ou commandement (archè)[1]. L’ambiguïté du mot, qui signifiait déjà “désordre” dans la langue courante, desservit historiquement le mouvement, malgré l’insistance de tous ses théoriciens sur le fait que “l’anarchisme est la plus haute expression de l’ordre”. La plus haute et la plus naturelle, en ce sens qu’il s’agit de l’organisation des individus par eux-mêmes au lieu de l’organisation imposée d’en haut par un gouvernement, quelle que soit la légitimité dont celui-ci se réclame. L’anarchisme repose indissolublement sur deux fondements apparemment antagonistes : l’individu et le collectif. Son objectif est de faire s’épanouir conjointement ces deux dimensions de l’être humain sans les médier par une institution directrice comme l’État. Si contrat social il y a, ce sera un contrat toujours révisable, dont tous les contenus seront déterminés par les contractants, et auquel chacun sera libre d’adhérer ou non (chacun, en effet, est libre de vivre seul, ou de choisir sa société, ou de ne s’associer que momentanément).
LES PRINCIPES FONDATEURS DE L’ANARCHISME : L’INDIVIDU ET LE COLLECTIF
L’ouvrage de Max Stirner (pseudonyme de Johann Caspar Schmitt, 1806-1856), L’Unique et sa Propriété, constitue la dimension extrême de l’individualisme anarchiste. Selon lui, chaque individu étant absolument unique, tout appel à une communauté de décision est un leurre et le droit n’est qu’une domination gagnée originellement par la force. Ce constat n’empêche pas de s’allier avec des millions d’autres pour gagner notre droit par la force, celle-ci incluant le pouvoir de la raison. Par ailleurs, poursuit Stirner, la liberté est sans effet si elle est dépourvue d’un avoir effectif ; c’est pourquoi, enlever à tous la propriété, comme veulent le faire les communistes, c’est priver tous les hommes de l’exercice réel de leur liberté.
Les théoriciens “classiques” de l’anarchisme (Michel Bakounine, 1814-1876, Pierre Kropotkine, 1842-1921, Élisée Reclus, 1830-1905, l’anarcho-syndicaliste Errico Malatesta, 1853-1932, etc.) ajoutent aux mouvements sociaux du XIXe siècle la valeur individualiste, en fondant leur analyse sur le concept de domination.[2] Il est essentiel de distinguer les concepts souvent confondus de “pouvoir” et de “domination”. Le pouvoir est un terme ambigu qui signifie, positivement, la capacité de faire quelque chose, et, négativement, la structure sociale hiérarchique, tandis que la domination signifie le pouvoir d’imposer à d’autres sa volonté à l’aide d’instruments coercitifs. Il est donc clair que les anarchistes ne sont pas “contre le pouvoir” en général mais contre les seules structures de contrôle social, et contre tous les types de domination.
Permettre à un individu, à une classe ou à une bureaucratie de commander aux autres hommes entraîne inévitablement que ce pouvoir s’exercera au détriment des commandés, soit pour l’intérêt propre des dominants, soit au nom d’un “intérêt général” qui aura été défini une fois pour toutes en nivelant les expressions particulières. Nécessairement donc, l’individu sera opprimé. L’oppression économique n’est pas la seule à devoir être combattue, car, même dans un contexte d’abondance ou de haut niveau matériel pour tous, il est insupportable d’être privé de la dignité de décider par soi-même. En effet, en dépouillant les individus de la maîtrise de leur propre vie, de l’expression concrète de leur volonté et de leurs choix, de la participation aux décisions concernant les règles collectives à respecter, on les prive de ce qui fait leur humanité même, on en fait des bestiaux. Le système politique représentatif, à cet égard, ne se distingue des autres légitimations du pouvoir (force, hérédité, etc.) que par une infime nuance, puisque le suffrage accorde aux élus des mandats non impératifs et non révocables, et permet la professionnalisation de la classe dirigeante.
La nécessité de l’organisation collective est ancrée dans l’histoire concrète du mouvement social : l’anarchisme est né dans le même milieu que les autres formes de socialisme ou de communisme, dans le milieu des ouvriers, des artisans et des paysans subissant le joug d’une classe dominante à laquelle revenait le fruit de leur travail. Il n’y a donc pas eu besoin d’une décision d’agir collectivement plutôt qu’individuellement : d’emblée le mouvement révolutionnaire était social. Mais, en raison des principes fondateurs selon lesquels l’individu est la fin de toute émancipation et tout individu est également apte à prendre les décisions qui le concernent, les théoriciens et militants anarchistes, tout en se reconnaissant comme une minorité plus conscientisée, ont toujours évité de prendre le rôle de chefs. Concrètement, le modèle de l’organisation tant politique qu’économique est la constitution d’assemblées locales, établies autour d’une production, d’un habitat, d’une activité culturelle, etc., qui se fédèrent progressivement en fonction des besoins d’une entente à plus grande échelle. La première étape est l’œuvre de tous ceux qui se sentent concernés par une même problématique, sans aucune exclusion d’origine ou de sexe ; la seconde étape consiste en l’envoi de délégués des assemblées vers une assemblée plus large, suivant la règle suivante : pas de délégation permanente, mandat précis, remise de comptes à l’assemblée d’origine. Ainsi la fédération ne devient jamais une structure stable ou une institution : elle est mouvante, ponctuelle, dictée par un désir ou un besoin précis. La décision collective est issue de la confrontation des arguments et de l’évaluation du résultat le meilleur pour tous. Elle s’atteint de préférence par l’unanimité mais, si une minorité de membres reste non convaincue du bon résultat de la décision, elle peut “s’abstenir amicalement”, autrement dit ne pas s’opposer à sa réalisation mais ne pas non plus y prendre part.
Le refus de l’État, on le voit, n’est pas une position de principe mais découle des principes, car l’État n’est jamais qu’une collectivisation non choisie, non contrôlée, qui substitue aux individus une généralité abstraite.
Concernant la propriété des moyens de production, différentes propositions ont coexisté au sein du mouvement, depuis le mutuellisme proudhonien (propriété autonome familiale avec un fort réseau d’entraide mutuelle) jusqu’au communisme intégral (toute propriété est commune, le travail se fait en commun et la jouissance des produits est libre), en passant par le collectivisme (idem mais chacun reçoit les produits proportionnellement au travail fourni).[3] C’est à chaque communauté locale de décider ce qui lui convient le mieux, pourvu qu’il n’y ait aucune exploitation du travail de quiconque.
Depuis le milieu du XXe siècle, la conscience écologique a poussé les anarchistes à réfléchir davantage au sens du travail, à la réduction des nuisances de la production, et en général à la diminution de son importance par rapport aux autres activités humaines plus épanouissantes. Les propositions pionnières à cet égard, notamment sous la forme de l’écologie sociale de Murray Bookchin, constituent l’une des pistes principales du renouvellement actuel de la théorie sociale anarchiste.[4]
En outre, le souci de l’expression individuelle, de l’émancipation des esprits et de l’ouverture à toutes les créativités, pourvu qu’elles soient sans domination, a contribué à nouer des liens étroits entre les milieux anarchistes et certains mouvements artistiques subversifs ou de contre-culture.[5]
ÉVOLUTION ET RÉVOLUTION
Le modèle de société commande la conception de la révolution : une révolution est nécessaire, au sens d’un changement radical d’organisation de la société, mais pour éviter toute réapparition d’un pouvoir dominateur en raison des violences de la guerre civile, il faut que la majorité de la population soit d’abord mûre pour la révolution. Autrement dit, celle-ci doit être précédée d’une longue évolution, au cours de laquelle on formera progressivement les individus à être capables de penser et d’agir par eux-mêmes. Lorsqu’ils seront une majorité, ils s’empareront des moyens de production pour les gérer eux-mêmes, et s’affranchiront du pouvoir politique en place pour construire leur propre organisation politique.[6]
Tout ceci n’a pas manqué de susciter le soupçon d’angélisme. Quelle nature attribue-t-on aux hommes pour les croire capables de se passer du plaisir de commander ou d’accaparer, capables de respecter par eux-mêmes un minimum de règles, capables de vouloir ce qui garantit la liberté et l’égalité de tous ? Justement, les anarchistes attribuent le moins possible à la nature, le plus possible à la culture. Certains anarchistes sont plutôt déterministes, comme Kropotkine qui pense que la collectivité humaine est fondée sur un instinct d’entraide, d’autres accordent un rôle prépondérant à la liberté de choix et à la volonté, comme Malatesta. Mais, quelle que soit leur position “ontologique” (quant à savoir si l’action humaine est libre ou déterminée), tous pensent qu’il est essentiel d’agir sur l’éducation et l’environnement social pour former des individus anarchistes, en supprimant les structures qui stimulent la concurrence, l’exploitation, les privilèges, et en promouvant les styles de vie qui stimulent l’entraide, la collaboration, la répartition équitable des richesses. Les anarchistes ont particulièrement réfléchi sur la transmission de ces valeurs par l’éducation et ont tout au long de leur histoire expérimenté leurs thèses dans des communautés éducatives ou des lieux d’instruction pour tous, en vue de développer à la fois l’éthique, les connaissances rationnelles et la capacité de jugement argumenté.[7]
Depuis les dernières années du XXe siècle s’est développé un “post-anarchisme”, inspiré des valeurs du post-modernisme, qui rejette le projet global et révolutionnaire de l’anarchisme dit “classique”. Il propose de remplacer celui-ci par une “déconstruction” des pouvoirs qui se cachent dans toutes les relations inter- subjectives et par la réalisation d’un “style de vie” anarchiste ici et maintenant, dans les marges de la société dominante. Ce courant s’exprime surtout dans le mouvement des squats, dans les luttes pour la défense des minorités exclues ou opprimées, contre les frontières et contre toutes les “-phobies”. Aucune de ces luttes partielles ne constitue un engagement nouveau par rapport au militantisme anarchiste déjà existant, mais ce qui caractérise ce nouveau courant, c’est que ces luttes partielles ne font plus partie d’un objectif principal qui est de remplacer le système actuel par un autre projet global de société.
LES EXPÉRIENCES ANARCHISTES DANS L’HISTOIRE
Outre de nombreuses créations de communautés réalisant une organisation anarchiste à petite échelle, parfois sur une longue durée, il y a eu quelques tentatives d’instaurer une société anarchiste à l’échelle d’un pays ou d’une région. La Commune de Paris (1871) est le premier exemple du refus d’un État centralisateur et de l’institution d’une auto-organisation économique et politique ; si tous les communards ne se disaient pas anarchistes et si de nombreux aspects organisationnels ne l’étaient pas, l’inspiration et les principes en étaient fortement marqués et ont depuis servi de référence au mouvement. Une forte composante anarchiste imprègne aussi le tout début de la révolution soviétique (d’octobre 1917 au printemps 1918), avec la revendication de “tout le pouvoir aux Soviets”, c’est-à-dire aux assemblées locales, libres et auto-gestionnaires qui se formèrent spontanément dans les usines et les quartiers (le premier fut fondé en 1905 par des anarchistes à Saint-Pétersbourg). En Ukraine, la population, en majeure partie paysanne, mit spontanément en commun les terres confisquées aux grands propriétaires. L’auto-organisation y survécut jusqu’en 1921, quand l’armée anarchiste, commandée par Nestor Makhno, fut écrasée par l’Armée rouge.[8]
Mais l’expérience de la plus grande ampleur eut lieu durant la guerre civile espagnole, entre 1936 et 1939, surtout en Catalogne et en Aragon. Le syndicat anarchiste CNT, qui depuis plusieurs décennies avait préparé sa très large base à l’auto-organisation, prit en mains à la fois le combat contre les franquistes et la révolution sociale, économique et culturelle. Les terres, les usines, les services publics furent collectivisés ; l’émancipation par rapport à l’Église, au patriarcat, à la tyrannie des traditions fut menée à un point jamais égalé depuis.[9] La puissance d’armement de l’armée fasciste et le sabotage contre-révolutionnaire des staliniens mit fin à cette brève période de liberté et empêcha d’en éprouver la solidité sur le long terme. Depuis, nous attendons la prochaine occasion d’un soulèvement de masse pour la réinventer.
[1] William Godwin (1756-1836) en est un précurseur faisant le lien avec la philosophie des Lumières : son ouvrage principal, De la justice politique (1793) prône déjà une société sans gouvernement ni propriété privée, fondée sur la reconnaissance de l’identité universelle des besoins, fonctionnant grâce au jugement individuel de chacun et par le travail en commun de tous.
[2] Michel Bakounine, L’Empire knouto-germanique et la révolution sociale, Paris, Stock, 1895 ; Errico Malatesta, L’anarchie, Montréal, Lux, 2012 (1891) ; Alexander Berkman, Qu’est-ce que l’anarchisme ? L’Échappée, 2005 (1929) ; Emma Goldman, Vivre ma vie. Une anarchiste au temps des révolutions, L’Échappée, 2014 (1931). Hormis ces deux derniers titres, tous les classiques de l’anarchisme cités en notes sont disponibles sur Wikisource..
[3] Pierre-Joseph Proudhon, Théorie de la propriété, Paris- Montréal, L’Harmattan, 1997 (1866) ; Pierre Kropotkine, La conquête du pain, Paris, Tresse et Stock, 1892.
[4] Murray Bookchin, Au-delà de la rareté : l’anarchisme dans une société d’abondance. Montréal, Écosociété, 2016. Voir aussi le site www.ecologiesociale.ch.
[5] On trouvera une multitude d’exemples dans l’Abécédaire anarchiste d’urgence de I. Dario Alvarez et J. M. Roca, L’Atinoir, 2017.
[6] Élisée Reclus, L’évolution, la révolution et l’idéal anarchique, Paris, Stock, 1898.
[7] Par exemple : Francisco Ferrer, L’école moderne, Bxl- laïque, 2010 (1909) ; Sébastien Faure, Écrits pédagogiques, éd. du Monde libertaire, 1992.
[8] Voline, La Révolution inconnue 1917-1921, Paris, 1947.
[9] George Orwell, Hommage à la Catalogne, 10/18, 2000 ; Burnett Bolloten, La Guerre d’Espagne. Révolution et contre-révolution (1934-1939), Agone, 2014. Voir aussi le film documentaire en ligne Vivre l’utopie (Espagne 1936).