LES RÉSEAUX SOCIAUX COMME ESPACES PUBLICS

par | BLE, SEPT 2020, Technologies

Que faire d’un espace de liberté comme les réseaux sociaux ? Confronté à leurs possibilités, comme à leurs limites, ce texte alerte sur les régressions pulsionnelles qui guettent chacun de nous, tout en faisant le pari de l’intelligence et de la connaissance.

C’est vraisemblablement rappeler une évidence de dire que les outils techniques que nous utilisons, et d’autant plus lorsqu’on se penche sur les espaces numériques, s’imposent par leur singularité, leurs limites, leurs potentialités, etc. Autrement dit, nous ne pouvons ni ne savons pas tout faire avec. Mais surtout, et pour le dire avec les mots du philosophe français Gilbert Simondon, les objets techniques ont “des modes d’existences” propres. Il s’agissait pour lui d’étudier notre rapport éthique vis-à-vis de ces objets. A la différence de la pensée marxiste, il lui importait d’appuyer le fait que la technicité a un fonctionnement interne qu’il s’agit de dévoiler. Cela passe notamment par une démocratisation des savoirs techniques. Ceux-ci précèdent la manipulation et l’usage et sont, aussi, un des moteurs de notre individuation. A la différence de l’individualisme, l’individuation est un processus qui permet non seulement de créer un sujet, un “je”, mais également un milieu, un collectif, un “nous”. Les objets techniques, notamment grâce à leur capacité de stockage de mémoire et leur rapidité d’exécution et de transmission, permettent de créer des “milieux associés”. L’individuation est donc psychique, collective et technique. C’est un autre mot pour dire “émancipation”.

UN SUPPORT CRITIQUE DES SAVOIRS CONTRE LA PROLÉTARISATION

La tradition marxiste, relue cette fois par feu Bernard Stiegler[1], n’est pas invalidée pour autant. Reprenant le concept de prolétarisation, Stiegler se met dans les pas de Simondon et de Marx, et rappelle qu’elle touche en premier les ouvriers (“les prolétaires”), mais ne s’y limite pas. Le phénomène, observable de manière aigüe dès la Révolution industrielle, bouleverse l’ensemble de la société et donc toutes les classes sociales. L’automatisation des tâches dans le milieu bancaire, par exemple, a accéléré un devenir prolétaire du banquier. Ce qu’il entend par là c’est que “le savoir-faire (les métiers, les techniques), le savoir-vivre (le comportement social, le sens commun), le savoir-penser (la théorisation de nos expériences)[2] sont en voie avancée de destruction. Cela est dû à de l’incurie, à la toxicité et au mésusage des objets techniques implémentés dans nos unités de travail, initialement pour générer plus de profit et contrôler les employés. Les espaces de loisirs ayant subi peu ou prou la même tendance, la création de milieux associés permettant notre individuation est en panne. Pas totalement désespéré non plus, Stiegler se faisait le chantre du numérique comme investissement social, nous enjoignant à l’investir comme espace de soin plutôt que comme poison ou bouc émissaire, à nous élever plutôt qu’à régresser. Notamment grâce au logiciels libres, aux “amateurs”, aux contributeurs (par exemple sur Wikipédia), mais sans en faire une solution miracle (non plus). Stiegler mettait également l’accent sur la fonction libidinale, et sa transformation régressive en pulsion, dans le capitalisme contemporain. Critique de la société consumériste et du marketing, – revenant de nombreuses fois sur la phrase : “vendre du temps de cerveau disponible” –, il exhortait ses contemporains à produire des investissements (de toutes sortes) dans les technologies et dans les relations, à vocation thérapeutique. Grave et inquiet, il alertait sur “la bataille de l’intelligence pour la majorité” à mener, pour nous éviter un “devenir machine”. C’est-à-dire, au sens kantien, devenir des adultes, entrer historiquement et donc collectivement dans l’époque des Lumières, époque où le livre devient le “support critique des savoirs”.[3]

SÉCURITÉ ET LIBERTÉ À L’HEURE DES RÉSEAUX SOCIAUX

D’une part, “la sécurité”, par sa dérive vers la calculabilité, est elle-même en voie de prolétarisation. Tout le savoir est en train de passer dans la machine. Cela peut avoir des conséquences concrètes très néfastes, tel que “la politique du chiffre” chez les policiers. Cette dimension policière se retrouve dans un réseau social d’un genre particulier, Research Gate, qui se révèle être le témoin d’un état d’esprit de l’époque. Portail accueillant les chercheurs du monde entier, il offre le calcul de leur “H index”, c’est-à-dire la quantification de leur productivité scientifique et leur impact par l’évaluation du niveau de citation. Là se joue donc l’insécurité de l’emploi, et la liberté de recherche bridée. Sans travail sur la compréhension des outils techniques, nous n’en serons jamais que ses esclaves, et non les sujets d’un milieu associé.

L’espace offert par les réseaux sociaux, s’il est une porte sur le monde lorsque tout est bouché dans son quotidien, est largement critiqué pour son côté anxiogène, bagarreur – ou pire, toxique –, et peu propice à être un “support critique des savoirs”. La condamnation ne doit pas être unilatérale, tant les pratiques diffèrent d’une personne à l’autre et d’un moment à l’autre. Mais par sa présence massive dans nos vies, il importe de s’interroger sur l’état de nos libertés numériques dès lors que cet environnement nous pousse à la pulsion – qui obscurcit – plutôt qu’à la connaissance, chemin privilégié pour la liberté.

LE DÉBAT CONTRADICTOIRE CONTRE LA DISCUSSION

Convenons d’abord, avec le politologue Bernard Manin, que la discussion, ou le débat ouvert, tant valorisés dans nos démocraties libérales, n’est pas une mince affaire. Pire nous dit-il, “la discussion n’est pas toujours une bonne chose[4] lorsqu’il s’agit de déboucher sur une délibération. Pour avancer cette idée peu commune, il n’agit pas en polémiste antilibéral, mais en savant. Extrayons trois justifications qui pourront nous éclairer. Tout d’abord la polarisation de groupe. D’une part les gens adoptent plus volontiers des positions extrêmes (par rapport à la norme) dans la direction de la tendance dominante au sein d’un groupe, et d’autre part, il y a un effet de cascades : “la simple quantité des arguments allant dans le même sens semble exercer un effet de persuasion. La qualité compte aussi, mais le nombre pèse, en particulier s’il s’agit d’arguments que les individus entendent pour la première fois”. Ensuite, trop insister sur la discussion en elle-même tend à exclure ou obscurcir “la possibilité que les éléments entourant la discussion jouent un rôle plus décisif qu’elle”. Enfin, “les défenseurs d’une croyance donnée tendent à interpréter tout nouvel élément d’information qui leur est apporté comme une confirmation de leur croyance antérieure”. Manin privilégie dès lors le débat contradictoire pour les questions d’intérêt public, anticipant une possible discussion ultérieurement. Mais l’important étant avant tout de mettre à plat les mérites propres d’une proposition, ses avantages, ses inconvénients, etc. Il serait trop long d’entrer dans le détail, mais à partir de ces quelques éléments, on comprend que Manin s’engage dans “la bataille de l’intelligence”, et qu’il travaille sur les modalités des prises de décisions en régime démocratique.

RÉSEAUX SOCIAUX : ENTRE DESIGN, MODÈLE ÉCONOMIQUE ET CENSURE

Mais les réseaux sociaux sont un espace construit pour la discussion, la polarisation, la confirmation des croyances, plutôt que la délibération et le débat contradictoire. Pour tenter de comprendre comment se positionner face aux réseaux sociaux et leur promesse de liberté, nous renvoyons vers les travaux de Romain Badouard, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication. Il réfléchit notamment “au double processus de banalisation et de légitimation de la violence dans le débat public, qui semble à l’œuvre dans différents espaces de discussion en ligne[5]. Parlant une autre langue que celle de Stiegler, Marx ou Simondon, Badouard n’en évoque pas moins le “design” des plateformes que les “modèles économiques” comme favorisant la propagation de contenus violents ou haineux. Il évoque, par exemple, la “justification morale de l’agressivité”. Les protagonistes justifient leur violence dans les débats en ligne comme une pratique de justice punitive. Aussi, il se montre soucieux de penser ces espaces dans leurs imbrications juridiques et politiques. À la demande des pouvoirs publics, une lente mais réelle “privatisation des pouvoirs de censure sur internet” se met en place, puisque cette tâche revient aux hébergeurs de contenus. Mais croire que “la liberté” est entravée par ces mesures, comme si un camion benne passait dans le Jardin d’Eden immaculé, ce n’est ne pas avoir compris que le “laisser-faire” est comme toujours une doctrine de façade. Le design, notamment les outils à disposition (hashtag, like, etc.) ainsi que les algorithmes peuvent être mis en cause dans la promotion de “contenus haineux”, complotistes, etc. Le grand débat qu’il nous faudrait porte sur la bonne régulation des contenus, et la pertinence de la “responsabilisation des plateformes”. Badouard admet que l’exercice est délicat – ajoutons, toujours imparfait : “La lutte contre les discours de haine en ligne est un exercice particulièrement périlleux dans la mesure où elle peut constituer une atteinte aux libertés fondamentales sur internet”. Attentif à ne pas laisser pour autant les choses en l’état, il évoque deux pistes. D’une part “s’attaquer au marché de la publicité en ligne”, en imposant une transparence aux régies. Les annonceurs seraient donc incités à refuser –  par la pression des internautes notamment  – que leurs publicités soient liées à certains sites ou comptes douteux. D’autre part, plus ambitieux, il rappelle que la contestation des discours de haine est l’affaire de tous. Il évoque ainsi des “associations ayant entrepris de mettre en place des stratégies de contre-discours”, et portant la contra– diction. Pour occuper l’espace numérique et alimenter le débat contradictoire, certains sites proposent par ailleurs des (contre) arguments[6] . Reste en suspens, néanmoins, la qualification de “contenu haineux” ou “problématique”. Il ne s’agit pas de nier leur réalité, au contraire, mais d’inciter les programmes d’éducation aux médias à ne pas examiner seulement la dimension instrumentale des médias, mais également notre rapport éthique à ces objets et ouvrir à la connaissance comme principe de liberté. Explicitons ce point.

SYMBOLES DE CONDENSATION

Quel est ce “devenir machine”, c’est-à-dire cette prolétarisation qui nous guette ? Evoquons quelques pistes. Il faut pour cela reprendre la question de la polarisation, ou plus exactement, son élément déclencheur, ce qui va nous faire mettre le doigt dans la machine, jusqu’à y laisser l’épaule. Peu propice au développements rationalistes, matérialistes et sceptiques, bref, laïques – mais ayant beaucoup d’autres qualités – les réseaux sociaux jouent sur nos cordes sensibles. Les hashtags, par exemple, sont des exemples prototypiques de ce que le linguiste Edward Sapir a nommé “symboles de condensation”. C’est “un nom, un mot, une phrase ou une maxime qui suscite des impressions vives impliquant la plupart des valeurs de base de l’auditeur et prépare l’auditeur à l’action”, tel que défini par le politologue Doris Graber. Mots ou expressions tels que “My country”, “old glory”, “American Dream”, “family values” sont tous des symboles de condensation, parce qu’ils évoquent une image spécifique au sein de l’auditeur et portent une puissance émotionnelle et effective intense”.[7] Chaque symbole sera lié à un contexte et à notre imagerie mentale. Contrairement aux symboles ayant une fonction purement référentielle (par exemple le nom des couleurs), les symboles de condensation charrient tout un imaginaire, et ce n’est pas en soi problématique. Mais nous pouvons aisément comprendre la pulsion – et la dopamine libérée – qui nous prend lorsque nous voyons apparaître certains mots dans une publication. Par exemple, “Voile”, “Islam”, “Souverainisme”, “Trump”, “BHL”, “politiquement correct”, “cancel culture”, “masques”, etc. (chacun se positionnant en fonction de ses affinités) sont autant d’activateurs d’implication émotionnelle politique, lorsqu’elle dépasse le simple usage d’une langue commune dans un espace public partagé, sans arrière pensées. Si des connotations peuvent se concevoir lors de campagne de publicité (au sens d’espace public), jouer pertinemment sur l’équivalent des clickbaits (piège à clics) ne grandit personne. De plus, le risque d’inhibition de l’esprit critique est important, et notre “devenir machine”, soumis aux injonctions, lui, croît.

L’économie numérique que nous avons si durement critiquée est, dans le même temps, un formidable espace d’échange d’expériences, de ressources, de mise à disposition des savoirs, avec des outils de traductions se perfectionne, etc. Bien sûr, il existe un désenchantement de l’internet.[8] Mais comme le dit l’adage : “une fois tous les dégoûtés partis, il ne reste que les dégoutants”.

Plus encore, il s’agit de travailler les textes, les connaissances à portée de main dès lors que l’on s’associe avec une fonction qui implique une communication dans l’espace public[9], afin de reprendre gout au savoir et faire baisser la prolétarisation. Cela passe par arrêter avec les images pieuses, les symboles affinitaires qui nous rassure à peu de frais dans nos biais de confirmation. Que l’on ne se méprenne pas : faire d’internet un “support critique des savoirs” ouvre aux débats contradictoires, aux interpellations, aux clivages, aux prises de positions et même à la manifestation d’indignations. La “pratique de la connaissance”, et donc du doute, n’est pas l’arme pour faire taire, minimiser ou s’imposer de parler de tout avec tout le monde. Mais au contraire ouvrir à l’échange, choisi, d’arguments contradictoires. C’est une ligne de crête qui mérite mieux que des caricatures ou des instrumentalisations. Nous en sommes loin et la tâche est immense. Par ailleurs, on fera remarquer que les libres penseurs ne sont pas immunisés contre cette tâche et quitte à provoquer, de nombreux croyants, s’investissant dans l’étude des Ecritures, possèdent un éthos plus soucieux de la connaissance et du savoir – la question de la transcendance n’étant finalement que secondaire dans ce cas. Le constat est dur, mais il faut pouvoir balayer devant sa porte.

CONCLUSION : APPEL AUX VERTUS

Quelle serait cette pratique de la connaissance, du doute, de la critique ? Reprenons, de façon un peu rustique mais explicite, quelques critères émis par le philosophe Cornélius Castoriadis. Ce dernier a publié en 1979 “une prise de position sur la responsabilité des intellectuels quant à la critique” (au sens littéraire). Passé au travers du regard affûté de Vincent Descombes[10], nous pourrions en tirer quelques leçons, ou vertus. Tout d’abord, une exigence de moralité, celle du “travail bien fait” : “Un écrivain se doit de bien travailler, et cela qu’il s’agisse d’un auteur de littérature au sens de la fiction ou d’un auteur d’essais. Par conséquent, un écrivain doit vérifier ses sources et faire attention à ne pas dire n’importe quoi, et cela vaut pour le romancier comme pour l’essayiste”. Ensuite, plus surprenant, vient la pudeur. “Aidôs, la pudeur, que Castoriadis définit comme un respect de soi-même et du public –  ou si vous préférez, un respect du public et de soi-même  – qui non seulement se marque par un souci des manières, mais surtout témoigne d’une sensibilité suraiguë à la critique des autres. La pudeur fait qu’on ne s’expose pas à se faire prendre en train de fabriquer des fausses citations. Tout ce qu’on peut dire d’un auteur qui, pris sur le fait d’avoir fait un mauvais travail, se plaint d’être censuré, est qu’il est impudique. Si vous voulez, c’est quelqu’un qui fait preuve d’effronterie. C’est un effronté.

Cet éthos de l’espace public, qui lie travail bien fait et pudeur – mamelles d’une individuation psychique, collective et technique réussie – s’ancre chez Castoriadis dans une vision d’un espace public à protéger. En effet, nous dit Descombes, pour le philosophe grec, “c’est un bien commun fragile et contingent, dont l’existence n’est nullement garantie par un simple mécanisme de concurrence des idées. Et c’est pourquoi, les intellectuels ne peuvent pas se contenter d’être des lecteurs, des consommateurs. Ils ont une responsabilité à l’égard de la conservation de ce bien”.

Tout lien avec nos espaces numériques n’est pas fortuit.


[1] Le philosophe Bernard Stiegler s’est donné la mort le 5 août 2020, à la suite de complications médicales. Ce texte n’aurait pu voir le jour si l’auteur n’était passé, grâce aux livres et à la technologie, par son enseignement.

[2] Bernard Stiegler : “Le marketing détruit tous les outils du savoir”, Basta, 20/03/2012 https://www.bastamag.net/Bernard-Stiegler-Le-marketing

[3] Bernard Stiegler, Prendre soin de la jeunesse et des générations, Flammarion, 2008.

[4] Bernard Manin, “Comment promouvoir la délibération démocratique ? Priorité du débat contradictoire sur la discussion”, Raisons politiques 2011/2 (n°42), p.83-113.

[5] Romain Badouard, Internet et la brutalisation du débat public, La vie des idées, 6 novembre 2018. https://laviedesidees.fr/Internet-et-la-brutalisation-du-debat-public.html

[6] “La plateforme Seriously (Renaissance Numérique), ou le site ‘Répondre aux préjugés’, proposent aux internautes des banques d’arguments et de statistiques à poster en réponse aux propos racistes, antisémites, homophobes ou misogynes”.

[7] Catherine Helen Palczewski, Rhetoric in Civic Life, State College : Strata Publishing (2012) https://en.wikipedia. org/wiki/Condensation_symbol

[8] Romain Badouard, Le désenchantement de l’internet. Rumeur, propagande et désinformation, FYP éditions, 2017.

[9] Nous ne parlons pas d’empêcher qui que ce soit de se détendre, de rire, de poster des photos de chats ou de ses vacances, ni rien d’autres. Nous proposons un rapport éthique à l’objet technique.

[10] Pour l’ensemble des citations de la conclusion  : Vincent Descombes, “Quand la mauvaise critique chasse la bonne…”,  Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], #08|2008, mis en ligne le 01 décembre 2010. https://journals.openedition.org/traces/2363


© image : Robin Worrall, Unsplash

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