INTERVIEW : UN JOURNALISME AU SERVICE DE LA SOCIÉTÉ

par | BLE, Confiances Défiances Surveillances, Démocratie

Entretien avec Esteban DEBRULLE, “chargé d’engagement”, Médor

Comment ne pas abandonner son public face à l’information publiée ? Comment concilier information et éducation ? Autant de questions que nous avons posées à Esteban Debrulle, “chargé d’engagement” pour le journal d’investigation belge Médor, partenaire d’un de nos débats au Festival des Libertés sur le thème de l’hyper surveillance.

ED (Eva Deront) : Qu’est-ce qui a motivé le choix de la thématique de votre enquête “hyper surveillance” ?

ED (Esteban Debrulle) : En 2019 déjà, bien avant la pandémie, on recherchait un sujet qui puisse se décliner sous différents aspects. On voulait proposer une enquête d’un an, en plusieurs volets, et qui rassemble toute l’équipe de Médor. Plusieurs sujets ont été évoqués : l’écologie, l’habitat, l’alimentation. Et petit à petit, en par de la police, des violences policières, on est arrivé à un autre sujet : “Qu’est-ce que la police sait de nous ?”. Partant de là, on a trouvé les sous-thématiques : à l’origine, on envisageait hyper surveillance policière, hyper surveillance familiale et hyper surveillance au travail. Et puis, début janvier, on a entendu parler de la circulaire ministérielle qui annonçait – en gros- “tous les services publics pourraient accéder aux données de santé nécessaires à leurs missions”. On s’est dit qu’on ne pouvait pas passer à côté de l’hyper surveillance sanitaire et on a laissé tomber l’hyper surveillance au travail.

ED : Sur la forme, d’où vient le volet participatif, très présent dans vos enquêtes ? Vous proposez par exemple au lecteur de répondre à un quiz pour avancer dans la lecture d’un article, vous cherchez à faire vos propres statistiques sur les usages des GSM…

ED : La participation remonte en amont du projet hyper surveillance, en 2019, avec le Médor Tour, pour lequel j’ai été engagé à l’origine, suite à l’obtention d’une bourse accordée par l’European Journalisme Center, une plateforme internationale de soutien aux nouvelles formes de journalisme. Le but du Médor Tour était de faire du journalisme local et participatif. En réalité, cela s’ancre dans une logique beaucoup plus vaste : vouloir changer le modèle de journalisme. L’idée est de développer un journalisme orienté sur des communautés. C’est la communauté qui nous ramène l’information ; nous, on développe des problématiques, on creuse les questions que la communauté peut se poser ou les constats qu’elle fait, et on revient ensuite vers elle pour qu’elle puisse se saisir de la question.

ED : En quoi est-ce différent d’un travail d’enquête préliminaire ?

ED : Le principe du journalisme participatif est de ne pas avoir un feeling sur quelque chose. On va voir telle communauté – par exemple les profs si l’on souhaite parler de l’enseignement -, des gens du terrain, pas des experts qui vont nous développer une problématique. On va directement parler avec les gens qui sont concernés par le sujet, développer des questions qu’eux se posent, pas des questions auxquelles nous, en tant que journalistes, on cherche une réponse. Par exemple, en menant notre enquête sur la gestion hospitalière, on a parlé au personnel soignant dans son ensemble. En faisant cela, on a découvert la réalité des médecins assistants candidats spécialistes (MACS), qui était complètement hors de notre radar. Dans l’infinité de communautés, on aurait pu parler des personnels soignants, des techniciens, mais là il y avait un sujet qu’on ne connaissait pas : l’exploitation des MACS. Et la question qu’ils amènent est la suivante : “Comment les hôpitaux peuvent-ils tourner sans nous exploiter ?”

La question qui est posée par une communauté particulière doit toujours constituer une question sociétale et d’intérêt public, c’est notre curseur. Quand on a lancé pour le Médor Tour, on aurait pu aborder mille questions, mais on a sélectionné celles qui peuvent s’adresser à toutes les villes, par exemple l’aménagement d’un centre commercial. Il faut toujours se demander quelle question sociétale la communauté va pouvoir amener.

Sur base des réponses que l’on apporte, il y a ensuite une volonté de restitution auprès de la communauté. On pose la question : “Comment est-ce que vous, en tant que communauté, vous envisagez des solutions aux difficultés que vous avez mentionnées au préalable ?” Sur la famille, par exemple, on a rencontré deux sociologues qui nous ont dit : “le smartphone a changé les choses”. Mais dans quelle mesure et comment ? Ce sont les questions que l’on va poser à notre public avec les questionnaires. Puis on traite l’information et on revient pour voir au sein des familles ou d’organisations comme la Ligue des familles comment elles peuvent se réapproprier la problématique, après l’investigation.

ED : A quoi répond cette volonté de faire du journalisme participatif ? A une impasse dans laquelle vous vous trouviez ?

ED : Il n’y avait pas un besoin mais une volonté de passer à ce modèle. Il se développe dans le monde anglo-saxon, et comme Médor reste un laboratoire du journalisme, on avait envie de pouvoir innover et tester cette méthodologie. On veut remettre l’information au service d’un public, et plus seulement lâcher l’information et dire : “Oh, tu ne savais pas ?”. L’objectif est que Médor apporte des réponses aux questions qui animent des communautés d’intérêt. On souhaite que notre travail nourrisse les communautés, les aide à avancer sur leur sujet, et inversement.

ED : En termes de forme, qu’est-ce que vous utilisez actuellement ?

ED : Des formulaires et des questionnaires en ligne ; des cartes interactives, notamment pour une enquête sur la consommation d’opioïdes ; des murs de témoignages, sur notre site, pour rendre directement la parole des personnes concernées ; on a aussi mis en place le Médor tour : on passe une semaine dans des villes qui ont aussi été choisies sur un mode participatif (par nos journalistes, nos lecteurs, nos coopérateurs) et où on essaye de faire ressortir les sujets de préoccupation. On creuse ces sujets pendant une semaine, puis on effectue un travail de restitution lors d’une soirée de présentation.

En ce qui concerne les processus de restitution, pour le moment, on a été freinés par le Covid. On a tout de même publié “l’appel des 100” contre la fraude sociale organisée et l’exploitation au travail : c’est un document que l’on va transmettre au Parlement, au nom de Médor, signé par cent personnes issues des secteurs concernés (construction, nettoyage). Le but est de dire : “Voilà le constat que pose notre enquête, en partant du terrain. Il appelle à la création d’une commission d’enquête parlementaire. Maintenant, c’est à vous de réagir en tant que politiques.”

ED : Vous vous engagez dans une activité de plaidoyer…

ED : On ne vient pas avec les solutions. On pose un constat et on indique qu’il nous semble urgent de mettre en place un outil pour y répondre. A aucun moment Médor ne va prendre position en disant ce que les pouvoirs publics doivent faire. Mais, par exemple, si on travaille avec les universités sur la fraude sociale organisée, on peut restituer ce que des personnes expertes vont préconiser. Et là, on peut retourner vers le Parlement : “On vous proposait une commission d’enquête parlementaire, vous n’avez toujours rien fait, du coup on a réuni des experts et voilà ce qu’ils disent.” Ce n’est pas Médor qui le dit, mais on met en place le processus pour trouver des solutions sur les sujets sur lesquels on a travaillé.

ED : Vous avez aussi organisé des ateliers ?

ED : C’est quelque chose qu’on avait envie d’offrir à notre public. On ne voulait pas laisser les gens avec le sentiment d’impuissance que peut parfois générer l’information publiée. On a donc proposé des ateliers, en l’occurrence c’était sur la vie privée en ligne, avec des formations qui permettaient aux participants de se familiariser avec des techniques et outils pour protéger leur vie privée en ligne. En tout, une quinzaine de personnes ont effectivement assisté aux ateliers.

C’était aussi un espace qui permettait de faire rencontrer le public avec les journalistes, ce qui a beaucoup été apprécié de part et d’autre. Les gens venaient chercher un outil et sont ressortis avec une compréhension d’un sujet. Les journalistes ont, eux, apprécié de pouvoir discuter avec le public, de présenter différemment leurs enquêtes, d’échanger sur les méthodologies. Il y a un sentiment de confiance. Le public dit : “Moi, j’ai telle info”, et le journaliste explique : “ok, je ne la connaissais pas, je vais chercher dans ce sens.”

ED : Que penser du mur de témoignages que vous avez ouvert sur la question des violences lors d’un avortement ? Comment vous assurez-vous de garder un traitement journalistique, un recoupement des sources, une prise de recul par rapport aux témoignages ?

ED : Les murs de témoignages s’inscrivent toujours dans une enquête que l’on mène et où il y a une parole à libérer. On reste dans cette logique participative, on part de l’expérience de personnes, on part d’un vécu. C’est cela qui nous fait mettre en place, à ce moment-là, un espace où les gens peuvent témoigner. Il y a toujours une relecture du témoignage avant publication, notamment pour s’assurer qu’il n’y a pas d’accusation dans les témoignages qui sont livrés. Par exemple, pour “sexisme et journalisme”, on n’a pas mis de nom ; ce n’est pas un mur de la honte. On ne vérifie pas les témoignages, on part du principe que les personnes qui témoignent sont sincères. On propose aux personnes de nous laisser leurs coordonnées si jamais on a des questions par rapport à leur témoignage, des choses que l’on ne comprend pas. Il y a un traitement, un filtre, entre ce qu’on reçoit et ce qui est publié. Il n’y a pas de recoupement, mais le témoignage n’est pas livré de façon brute ; il se trouve dans le cadre d’une enquête.

ED : Pourquoi serait-ce à Médor d’endosser ce rôle, plutôt qu’à des associations qui travaillent sur ces questions ?

ED : L’idée du journalisme participatif est de dire qu’il faut rendre des espaces de parole aux personnes concernées, au sein des médias. Les journalistes n’ont pas le monopole de l’expression. C’est une manière de transmettre de l’information sur un autre registre. L’idée est de proposer un système en boule de neige : on collecte des témoignages pour l’enquête, on se rend compte que le phénomène est structurel, et donc on ouvre un espace d’expression sur le sujet. Cela permet aussi de donner une force à l’information : on n’est pas sur un phénomène exceptionnel. Pour l’enquête “sexisme et journalisme”, on est le seul média à avoir ouvert un espace d’expression sur le sujet ; ensuite, l’Association des Journalistes Professionnels a lancé une campagne de sensibilisation dans les rédactions.

ED : Dans les prochains mois, vous prévoyez d’autres expériences de participation ?

ED : On a lancé une nouvelle enquête participative sur le ciblage des publicités politiques sur Facebook. On sait combien les partis politiques investissent dans le réseau social pour faire de la publicité. Ce qu’on ne connaît pas, ce sont les critères de sélection des publics : Facebook ne donne pas cette information. La seule manière de l’avoir, c’est que des gens cliquent sur “Pourquoi je vois cette publicité” et nous transmettent les critères qui apparaissent : le genre, l’âge, les loisirs… On a donc de nouveau ouvert un questionnaire pour collecter ces réponses, pour comprendre les critères utilisés par ces personnalités politiques dans leur ciblage. Le questionnaire est publié sur les réseaux sociaux et diffusé dans notre newsletter.

ED : Constatez-vous un impact des pratiques participatives sur votre lectorat ?

ED : Notre lectorat continue d’augmenter, mais comme on ne le traque pas, je ne peux pas dire s’il se diversifie. La seule information dont je dispose, ce sont les adresses de nos membres et la répartition de nos ventes en librairies. Et on est toujours dans la même tendance : quelques bastions à Bruxelles, Liège, Mons. On reste urbain.

Un post sorti lors de l’enquête sur les hôpitaux a atteint plus de 20 000 vues : des questions parlementaires sont posées, des gens reviennent vers nous en disant : “J’ai écouté votre reportage, je souhaite le faire écouter à tel endroit, etc.”. On sait qu’on augmente considérablement l’audience de notre média, mais il y a toujours un décalage avec l’augmentation du lectorat.

ED : Vous semblez assez clairement partir sur des activités d’éducation permanente. Où voyez-vous la frontière entre un journalisme participatif et ce que des associations d’éducation permanente peuvent faire au quotidien avec des groupes et des productions de contenu ?

ED : On est toujours dans un modèle hybride de participation où l’on mélange plusieurs méthodologies : le feeling du journaliste avec la réponse d’une communauté. Pour faire du journalisme participatif à 100%, il faudrait cibler une communauté – quelle qu’elle soit – en ayant aucun a priori et en lui demandant quels sont les sujets qui la préoccupent. Ce que nous n’avons pas fait sur l’hyper surveillance : on est arrivé avec un sujet et on a demandé qu’elles étaient les questions importantes à poser pour traiter ce sujet-là. En tant qu’association d’éducation permanente, si vous décidez de mener une campagne sur l’IVG et que vous rencontrez des gens pour recueillir leurs témoignages, on a une démarche similaire, mais Médor maintient un traitement journalistique de l’information : recoupement des sources, protection des sources, publication sous forme de média avec un calendrier et des obligations temporelles.

A travers la participation, Médor cherche davantage à nourrir le débat démocratique (et bien sûr espère par ce biais offrir des outils d’émancipation) qu’à remplir un cahier des charges d’éducation permanente.

Néanmoins, sur le principe, oui, faire du journalisme pour et avec les gens sur des problématiques de société, c’est notre manière à nous de nous engager pour que la population garde les yeux ouverts, lutte avec nous contre les diverses formes d’injustice et milite pour un débat démocratique riche et inclusif. A vouloir rendre l’information utile à la société, il y a effectivement une forme d’éducation permanente.

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