LES MÉDIAS SOCIAUX SONT-ILS DES OUTILS DE MILITANCE?

par | BLE, Démocratie, MARS 2020, Politique, Technologies

Dans les années 90, plusieurs mouvements de grève ont émaillé la scolarité des écoliers, dont j’étais. Nous étions des milliers, profs et élèves, à défiler dans les rues contre les ministres qui se sont succédés à l’époque. Nous allions partout, Ottignies, Liège, Bruxelles… Nous manifestions régulièrement, inlassablement. Je faisais connaissance avec les autopompes, les œufs pourris et les comités étudiants (on avait même créé le nôtre). Avec les médias aussi. À l’époque, pas d’internet. L’une de ces manifestations, rejointe par les parents, avait en 1990 rassemblé pas moins de 100.000 personnes à Bruxelles.

Le 20 octobre 1996, ils étaient 300.000 à composer la marche blanche, répondant ainsi à l’appel des parents de victimes de Marc Dutroux et ceux de Loubna Benaïssa. Et toujours pas d’internet.

Je pourrais bien entendu remonter dans le temps, vers des épisodes révolutionnaires qui feraient passer mes faits de guerre pour des balades printanières, mais je n’y étais pas et c’est, faute d’expertise scientifique, au départ de mon expérience et de ma subjectivité que je vais dans cet article me pencher sur l’utilisation des médias sociaux pour militer.

PLUS MILITANTS À L’ÉPOQUE ?

Je ne me souviens pas avoir connu de telles mobilisations en rue depuis ces deux-là en Belgique. Une telle ampleur, une telle intensité. Une telle unanimité. Il y a bien sûr eu quelques grand-messes syndicales, mais on ne peut pas dire que les syndicats belges soient très à la pointe de la communication sur les réseaux sociaux sur lesquels ils sont présents mais suscitent fort peu d’interactions. Ils utilisent (comme d’ailleurs dans leurs combats) de bonnes vieilles méthodes qui marchent, écrivent à leurs affiliés, envoient leurs permanents et, reconnaissons-le, sans pour autant prétendre qu’ils ne font rien, ne mobilisent massivement plus guère qu’une à deux fois l’an pour les traditionnelles manifs entre la gare du Nord et celle du Midi.

Il me faut préciser ici que je parle en termes quantitatifs et non qualitatifs : quand je parle du succès des mobilisations, c’est le nombre de participants que j’évoque et non pas les résultats sur les effets escomptés. Ce qui devrait m’amener à une autre question : celle de l’efficacité des mobilisations en fonction de leur forme. Mais je vais ici prudemment faire l’impasse, parce que c’est un sujet en soi qui réclame de longues recherches et pose d’importantes questions sur la démocratie, la parole citoyenne et le cas qui en est fait par nos dirigeants politiques.

COMMENT ÇA MARCHE ?

Une nouvelle précision s’impose : présente (professionnellement et à titre privé) sur Facebook, Twitter et Instagram (ainsi que sur un réseau « libre », j’y reviendrai), mon site de prédilection est Facebook et c’est donc sur Facebook que portera principalement ce qui suit.

Je distingue trois formes de militances : les mobilisations (sur une manifestation, un événement), les appels aux dons/à la solidarité et ce que j’appellerai ici les messages.

  1. Les mobilisations

Les réseaux sociaux sont devenus LE lieu de mobilisation de la plupart des associations et bien des particuliers s’en servent aussi pour inviter leurs amis (oubliant parfois que tout le monde n’est pas sur les réseaux sociaux, nous y reviendrons).

L’outil principal pour ce faire, sur Facebook, est l’événement. Privé ou public, on y invite qui on veut et on peut paramétrer les actions réalisables ou non par les invités : ils peuvent par exemple inviter leurs amis, ou non. Quatre types de réponses à cette invitation sont possibles : participer (bouton « Participe »), montrer son intérêt (bouton « Intéressé. »), décliner (bouton « Ne peux pas ») et enfin ne rien faire. Ces réponses ne sont qu’indicatives et leur nombre n’est, sauf pour les événements privés où on invite plutôt des cercles privés, pas du tout fiable. Pour évaluer combien de personnes participeront effectivement à un événement, certains parlent de compter le tiers des participants annoncés. Dans les faits, c’est beaucoup plus variable que ça et il faut généralement observer les habitudes de ses publics-cibles pour se faire, avec le temps, une idée, qui reste imprécise, de ce que le nombre de « Participe » signifie, d’autant que parmi les gens « intéressés », certains viendront.

Ces données ne sont pour autant pas négligeables. Outre le fait qu’avec l’habitude, on apprend à les interpréter, dans le cas de mobilisations massives et publiques (une manifestation par exemple), elles sont autant de marques de soutien.

Outre les événements Facebook, il y a les statuts et autres publications, que certains privilégient ou ajoutent à l’événement, pour multiplier les chances d’être lus par le plus grand nombre possible.

Enfin, il y a les partages. Depuis que Facebook privilégie les publications payantes, ils sont indispensables à une diffusion large : plus un événement (statut l’annonçant…) est partagé, plus il rayonnera et augmentera les chances de diffusion au-delà de ses sphères habituelles. L’intérêt étant évidemment de les faire partager par des associations ou personnes qui ont de larges audiences.

Quant aux publications payantes, elles assurent une audience, plus ou moins ciblée.

Sur Twitter,on ne peut pas créer d’événement. On partagera un événement Facebook (mais tous les twittos ne sont pas sur Facebook et n’y auront donc pas accès), un lien vers un site Internet, un blog, ou un tweet. Twitter a fait ses preuves en matière de mobilisation, au point qu’il contribua pour beaucoup à la propagation de la contestation tunisienne de 2010-2011, notamment. Mais nous n’en attendons pas tant (en tout cas pas actuellement) dans nos mobilisations belgo-belges.

Sur Instagram, beaucoup de choses sont encore à inventer à cet égard, mais il ne faut pas pour autant négliger ce réseau, qui est privilégié par les 18-25 ans (qui ont pour beaucoup déserté Facebook et montrent peu d’intérêt pour Twitter).

Il existe une pléthore d’autres réseaux, très prisés par les ados et les jeunes adultes, mais ne les connaissant pas, je ne vais pas m’y attarder.

Il me faut par contre parler d’une erreur bien souvent commise par les utilisateurs des réseaux sociaux : négliger les personnes qui ne sont pas sur le ou les réseaux sociaux utilisés. Les mails (mailings, newsletters) restent incontournables, le téléphone également. Et les invitations « papier », voire même de visu, sont indispensables si l’on vise des publics en décrochage numérique.

  • Les appels aux dons/à la solidarité

Cette forme de militance peut être hyper efficace. Il n’est pas rare de voir des élans de solidarité naître sur un réseau, se propager à une vitesse impressionnante et se transformer en versements/afflux de dons conséquents (on se souviendra notamment du cas de la petite Pia, qui avait besoin d’un médicament impayable et pour laquelle en quelques jours près de deux millions d’euros avaient été récoltés).

Je pratique la chose sans discontinuer depuis 2011 : appels aux denrées, vêtements, fournitures scolaire, matériel de puériculture pour des Roms, pour des sans-abris, etc. Toujours avec le même succès. Au point que récemment, alors que j’évoquais le cas d’une femme battue sans aucun moyen financier pour quitter son mari, on m’a proposé des sous. J’ai ainsi récolté plus de 700 euros en deux heures et ça s’est arrêté là parce que j’ai expressément précisé qu’à ce stade, il n’en fallait pas plus.

Certaines initiatives et associations fonctionnent (ou ont fonctionné) exclusivement grâce à Facebook : Deux euros cinquante, qui cuisine et distribue chaque vendredi 650 repas au parc Maximilien et aide financièrement les hébergeur.euse.s de migrants à couvrir leurs frais, l’hébergement de la Plateforme citoyenne lui-même, Tisser des liens, qui tricote/coud écharpes, pochettes, etc. à destination des sans-abri…

Le recours à Facebook pour récolter des dons est tellement efficace que désormais, depuis quelques mois, le réseau propose lui-même à ses membres de lancer des campagnes de dons à l’occasion de leur anniversaire.

  • Les messages

Les réseaux sociaux servent avant tout à envoyer des messages. À exprimer des ressentis, (se) raconter, se plaindre, se réjouir, critiquer et encourager, partager les réflexions des autres.

Ça a l’air anodin, et ça l’est bien souvent, mais nous le verrons juste après, c’est très loin d’être vain.

« GUEULER SUR INTERNET, C’EST FACILE ET ÇA NE SERT À RIEN »

Certes, c’est confortable. Dans une certaine mesure. Pas besoin d’un calicot, pas besoin de se déplacer. Pas de confrontation directe. On se met devant son PC et on écrit, à distance.

Mais ce n’est pas facile. Quiconque tient un discours politique sur les réseaux sociaux sait combien c’est chronophage et combien ça peut être dangereux. Les insultes sont quotidiennes, les menaces pour l’intégrité physique sont légion, la réputation est faite. Au point qu’il m’a fallu à certains moments me montrer discrète, l’intégrité physique de mon fils et la mienne ayant été directement menacées.

Quant à l’utilité de la chose, elle n’est à mon sens pas à mettre en cause. Le monde politique l’a bien compris, lui qui y est présent en masse et paie bien souvent des community managers pour gérer ses publications. Nos élus sont très sensibles à ce qui se dit sur les réseaux sociaux, d’autant plus sensibles que ces réseaux nourrissent bien des pages des médias traditionnels, qui raffolent des tweets et statuts des uns et des autres et vont pour certains jusqu’à confondre « twittosphère » et « opinion publique ».

Le phénomène est encore plus visible lors des campagnes électorales, où on voit naître par dizaines des pages de partis et de candidats.

Alors bien sûr, de la parole aux actes, il y a un pas qui mériterait bien souvent d’être franchi (et qui l’est parfois). Mais ce reproche-là, on peut le faire également aux manifestations de rue qui s’arrêtent au mieux sur des plateaux télé et se bornent bien souvent à l’énonciation de revendications sans réelle mobilisation au-delà.

J’estime quant à moi que, même si elles se limitent aux réseaux sociaux, les manifestations (car c’en sont) d’opinions et de revendications qui y sont exprimées permettent à bien plus de gens de marquer leur approbation ou leur désapprobation que si elles étaient exprimées en rue. Et toutes paresseuses qu’elles soient parfois, ces expressions-là n’en restent pas moins dignes d’intérêt.

Enfin, l’émocratie[1], évoquée dans ces pages dans un précédent numéro, trouve dans les réseaux sociaux un espace idéal pour déployer ses ailes. C’est évidemment regrettable, mais c’est une donnée avec laquelle il faut composer, puisque le débat politique en est (trop) souvent rendu à ce niveau. C’est sur ces mêmes réseaux qu’on peut le mieux la combattre, en offrant à ses lecteurs une autre lecture du fait politique, une autre analyse des décisions, un autre point de vue sur les événements.

LES MÉDIAS MAINSTREAM C’EST FINI ?

On le sait, la plupart des quotidiens mainstream et des chaînes de télévision ont leur(s) page(s) sur les réseaux sociaux. Y ont-ils encore la moindre utilité pour les militants dès lors qu’on trouve dans certaines de leurs pages des copiés-collés de ce qu’ils ont lu sur ces mêmes réseaux, que bon nombre d’entre eux se contentent de parler des perturbations que nos actions engendrent et qu’on mobilise très bien sans eux là où dans le passé on n’était rien sans eux ? Cyniquement, je réponds oui, parce qu’ils restent très lus (surtout sur les réseaux) et qu’ils donnent à nos mobilisations un écho inespéré, si toutefois ils les relayent.

LE PARADOXE DES GAFAM

Avec Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft (et d’autres comme Netflix, Instagram…), on le sait, on est le produit. Les géants du Web n’ont évidemment pas été créés dans un esprit d’abnégation pour nous permettre de socialiser. Chaque action posée sur un réseau social GAFAM rapporte de l’argent à ce réseau social et il est certes paradoxal de s’y trouver alors même qu’on les combat ou tente de les contourner.

Mais au-delà de ce paradoxe et des possibilités dont on dispose pour échapper un tout petit peu à leur aspect purement commercial (adblock…), il y a aussi, si on fait preuve d’un peu de mauvaise foi, quelque chose de jubilatoire à se servir des réseaux sociaux pour lutter contre ce qui les nourrit. À s’emparer des armes de l’ennemi pour les retourner contre lui. Et, tout comme on doit savoir ce que disent les médias mainstream pour proposer une autre lecture des faits qu’ils relatent, on doit connaître les réseaux sociaux pour permettre aux gens de s’en distancier de manière critique.

Il existe des réseaux alternatifs, les réseaux du libre. Mastodon est de ceux-là. J’y suis aussi, mais pour le principe. Car il faut bien avouer qu’à ce stade de leur déploiement (quasi nul en Belgique), il est inutile d’espérer mobiliser par ce biais. À nous de les déployer, puisque ceux-là appartiennent à tout le monde.


[1] BLE 92, 2016.

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