Les extrémismes de gauche et de droite constituent en quelque sorte les tropiques les mieux exploités du débat consensuel en politique : le fondamental centrisme social-démocrate qui anime la binarité idéologique de nos démocraties occidentales semble autant idéaliser que fantasmer ces deux “extrêmes” qui – appuyant les excès supposés les caractériser – diminuent l’attention sur ceux qui frappent pourtant les représentantes de la voie médiane, normalisée, de l’ultralibéralisme quotidien. Le procédé est connu autant que récurrent, mais continue à servir d’argumentaire efficace pour rendre admissibles autant de postures elles-mêmes extrêmes, en particulier celles qui caractérisent les “libéraux”, ces tenants de ce que Stiglitz nommait le “fondamentalisme de marché” – entendez le néolibéralisme – défendant que “les marchés sans entraves sont par eux-mêmes efficients et stables” et que “si nous les laissions opérer leurs miracles et développer l’économie, tout le monde en bénéficierait”.[1]
Ce néolibéralisme est pourtant lui aussi un extrémisme spécifique en ce que, alors qu’il s’exerce de façon absolument hégémonique et totalise toutes les composantes de la gouvernementalité de sociétés capitalistes auxquelles nous appartenons, ne peut pas être identifié comme tel parce qu’il constitue, aujourd’hui, la matrice à partir de laquelle – justement – toute forme d’extrémisme politique peut être identifiée. Telle est la thèse à laquelle ce texte se voudrait être une introduction. À cette fin, nous proposons de revenir sur un petit débat aujourd’hui quelque peu oublié mais qui a le mérite d’exposer, à partir d’un microscopique cas belge, cette logique tropicaliste jusqu’à la caricature.
Retour sur un débat entre libéraux extrémistes
Dans une carte blanche intitulée “Le néolibéralisme est un fascisme”[2] publiée par Le Soir le 03 mars 2016, Manuela Cadelli – alors Présidente de l’Association syndicale des magistrats – avait tenté une opération de communication un peu plus radicale que d’habitude, placée sous le sceau d’une tentative de sortir de la langue de bois, déclarant que “le temps des précautions oratoires est révolu” et se proposant de “nommer les choses pour permettre la préparation d’une réaction démocrate concertée”.[3] Décliné dans une multitude d’exemplifications courtes, le propos central de la carte blanche tenait dans cette affirmation :
Le néolibéralisme est cet économisme total qui frappe chaque sphère de nos sociétés et chaque instant de notre époque. C’est un extrémisme.
Le fascisme se définit comme l’assujettissement de toutes les composantes de l’État à une idéologie totalitaire et nihiliste. Je prétends que le néolibéralisme est un fascisme car l’économie a proprement assujetti les gouvernements des pays démocratiques mais aussi chaque parcelle de notre réflexion. L’État est maintenant au service de l’économie et de la finance qui le traitent en subordonné et lui commandent jusqu’à la mise en péril du bien commun.[4]
Nous pouvons reconnaître à Cadelli, malgré beaucoup d’approximations conceptuelles, cette façon de dire l’évidence sans trop de détours, à savoir que l’orthodoxie néolibérale contemporaine se donne comme une puissance totalitaire, s’insinuant partout et ce jusque dans notre “réflexion”, suggérant aussi par-là qu’outre un ordonnancement particulièrement violent des structures fondamentales de l’économie publique au service de l’accumulation privée, l’ultralibéralisme du XXIe siècle s’exerce de façon hégémonique, jusque dans les catégories qui organisent la pensée de ses sujets. Si le geste de Cadelli est d’indiquer combien c’est l’aspect totalisant et totalitaire de cette réalité qui justifie son caractère extrémiste, il est pour nous intéressant de relever que la première difficulté qu’elle se trouve à affronter n’est autre que celle de la légitimité à “nommer” l’ultralibéralisme par son nom : on hésitera entre extrémisme, fascisme, totalitarisme, etc. Avant même de l’avoir écrit, Cadelli se préparait à ce que ça soit là – peut-être – le point le plus délicat de son propos. Et cela, à raison.
En effet, pas plus d’un jour après la publication de la carte blanche, Le Soir publiait les réactions des deux principaux camps libéraux se disputant, en Belgique, l’espace entre les deux tropiques[5] : les socialistes du PS (à travers la personne d’Elio Di Rupo) et la droite du MR (à travers la personne de Richard Miller). Par-delà quelques oppositions formelles entre les deux positions, les deux parties s’accordaient sur la dénonciation du lien établi par Cadelli entre néolibéralisme et fascisme : dans les mots de Miller quand il dit “Alors, la comparaison avec le fascisme, là !, comment vous dire ? Je convoque l’histoire : Mussolini et Hitler ont toujours considéré que leurs plus grands ennemis étaient les libéraux”[6] ou dans ceux de Di Rupo, empressé de dire que “l’auteur de la carte blanche force le trait, je ne partage pas l’amalgame entre néolibéralisme et fascisme, mais c’est une façon pour elle d’aller au but dans son texte enlevé”.[7] Le reste de la réaction étant à l’avenant, contentons-nous d’interroger la nature du réflexe de déni qui anime les deux contradicteurs de Cadelli, s’inquiétant bien moins de la nature des critiques adressées par cette dernière à l’ultra-libéralisme dominant la politique belge (à l’époque sous le gouvernement de la Suédoise) que de souligner immédiatement que “néolibéralisme” et “fascisme” ne peuvent être amalgamés. Ce qui appert alors du débat suscité par le “texte enlevé” de Cadelli, c’est que dans l’esprit des hommes politiques qui y ont réagi, l’extrême ne peut pas être dit du normal, parce que – précisément – la désignation de l’extrême sert à normaliser le réel tel qu’il est et dont leur politique vise à le maintenir inchangé. Cela s’est vu admirablement confirmé par la réaction d’un autre élu socialiste, Christophe Lacroix, à la position défendue par Cadelli, réaction par ailleurs assez classique dès lors que, justement, le normal se voit qualifié de fasciste :
Je ne pourrai jamais dire que le néolibéralisme est un fascisme. […] On ne peut jamais comparer le libéralisme, ou le néolibéralisme au fascisme. Je trouve que ce genre de comparaison banalise le mot fascisme. Le fascisme c’est vraiment la dictature, l’exclusion, les arrestations arbitraires, c’est la fin de la démocratie. Je n’ai jamais entendu le libéralisme dire ça.[8]
Même s’il aurait été tentant de suggérer à Lacroix que l’exclusion et les arrestations arbitraires sont monnaie courante dans nos sociétés, l’idée reste assez claire : “jamais” le néolibéralisme ne peut être comparé au fascisme, sans quoi on risquerait de banaliser le fascisme, c’est-à-dire de le rendre aussi normal que ne l’est le néolibéralisme. Si l’on s’extrait un peu des termes du débat tels qu’ils sont ici posés, on comprend que s’y dessine l’expression d’un seuil singulier qui – quoique trivialement évident – n’en demeure pas moins essentiel pour comprendre la façon dont le néolibéralisme a pu, de façon récurrente, répondre à ses critiques depuis maintenant presque cinquante ans : en dénonçant comme extrémiste tout acte d’identification du fondamentalisme de marché comme “extrémiste”, on place le seuil de l’extrémisme – c’est-à-dire du réprimable – à la frontière de la mise en cause de la normalité néolibérale, soit de la toute puissance du marché. C’est une formulation paradoxale qui qualifie alors cette logique : l’extrémisme néolibéral consiste à désigner comme extrême (et donc à réprimer) tout ce qui – d’une façon ou d’une autre – interroge l’extrémisme de son rapport au marché capitaliste. En d’autres termes, le néo- libéralisme est un extrémisme qui radicalise l’axiome capitaliste consistant à rendre impensable une société qui ne serait pas capitaliste : puisqu’il n’y a de société que capitaliste, tout opposition au capitalisme de marché ne pourrait être qu’une tentative de détruire la société. Or, tout bien considéré, une société qui ne reconnaît que son modèle à l’exclusion de la possibilité de tout autre entre dans la totalité des définitions disponibles de l’extrémisme.
Naturaliser l’extrême
Cet aspect spécifique du problème auquel nous mène le débat suscité par Cadelli fut, à une autre échelle, l’objet d’une discussion théorique relativement importante et assez admirablement synthétisée par Mark Fisher dan son livre Capitalist Realism. Is there no alternative ?[9] En revenant sur l’idée de Zizek et Jameson statuant qu’il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme, Fisher propose de réfléchir à cette normalisation totalisante du capitalisme comme étant le propre du post-modernisme, alors re-conceptualisé sous la forme d’un “réalisme capitaliste” :
En regardant Children of Men, nous sommes inévitablement ramenés à la phrase attribuée à Fredric Jameson et Slavoj Zizek, qu’il est plus facile d’imaginer la fin du monde que d’imaginer la fin du capitalisme. Ce slogan saisit précisément ce que j’entends par “réalisme capitaliste” : le sentiment très répandu que non seulement le capitalisme est le seul système économique et politique viable, mais aussi qu’il est désormais impossible même d’imaginer une alternative cohérente à ce dernier. […] Dans ce monde [celui de Children of men], comme dans le nôtre, l’ultra-autoritarisme et le Capital ne sont aucunement incompatibles : les camps d’internement et les coffee bars franchisés co-existent. […] Les néolibéraux, les réalistes capitalistes par excellence, ont célébré la destruction de l’espace public mais, contrairement à leurs espoirs officiels, il n’y a pas de dépérissement de l’État dans Children of men, juste une réduction de l’État à ses principales fonctions militaires et policières.[10]
Cette condamnation structurelle et intrinsèque au déploiement néolibéral, empêchant d’y envisager n’importe quelle forme d’alternative à son modèle et ce même en y observant la quantité invraisemblable de violences et de menaces qu’il fait peser sur le destin de l’humanité, justifie selon nous qu’on puisse le qualifier d’extrémiste mais indique aussi pourquoi – nous l’avons vu – il est impossible de le décrire ainsi.
En outre, ce processus néolibéral de dépérissement – mais il faudrait plutôt dire de réduction – de l’État à ses pures fonctions de répression et de protection acharnée du marché se double d’un autre processus par lequel l’ethos global de nos sociétés contemporaines tend – sous l’effet des mêmes forces et dynamiques – à converger vers le tropique le plus réactionnaire de ses extrêmes : la société néolibérale non seulement constitue par elle-même une forme d’extrémisme idéologique, mais s’accommode et se soutient d’une négociation permanente avec le fascisme (dit “extrême droite”) qu’elle ne cesse de mobiliser comme son envers le plus direct et le plus naturel. Que l’on pense aux récentes présidentielles françaises opposant dans un faux débat – avec toutes les composantes évidentes d’un consentement tacite des deux parties sur les fondamentaux de l’économie – l’option néolibérale à l’option fasciste ou que l’on songe, en Belgique, aux dialogues sans cesse réactualisés entre le MR et les fascistes néerlandophones, ce qui s’en conclut reste simple : il n’est pas tant question de savoir jusqu’à quel point le néolibéralisme est per se un extrémisme, mais bien de constater que son extrémisme propre est d’user à l’envi de tous les extrémismes qu’il décrit et génère pour garantir toujours sa propre fonction de reproduction : celle d’un marché maintenu intact de toutes les velléités de changement qui pourraient l’affecter, le réguler, voire l’abolir. Qu’un Georges- Louis Bouchez, Président dudit parti libéral wallon, puisse allier des rencontres avec l’extrême-droite flamande, comparer une mesure d’extension du délai de prescription pour la fraude fiscale à des pratiques de la Stasi[11], renvoyer dos à dos l’extrême droite et l’extrême gauche sous le prétexte de leur supposée équivalence idéologique, tout en accablant chaque jour l’actualité de son ronron néolibéral, cela donne le ton du fondamentalisme néolibéral lui-même et des individus qui s’appliquent à le défendre : il est moins grave pour eux de tolérer (voire d’encourager) le racisme, de renforcer le sexisme, de faciliter la fraude fiscale, de minimiser la violence d’État et de sa police, de détruire toute forme de réseaux de solidarité, de nier l’intensification des menaces écologiques, etc., que d’accepter quoi que ce soit qui pourrait – même minimalement – freiner ou bloquer la naturalisation permanente du capitalisme comme seul horizon politique possible et souhaitable.
On a usé souvent de la qualification d’extrême centre pour qualifier cette obsession néolibérale, mais il nous semble qu’il est plus juste de qualifier son extrémisme comme celui d’une normalisation obsessionnelle des logiques du marché passant par l’extrémisation de tout ce qui s’y oppose, autant que par un rapport instrumental à tous ces “extrêmes” qu’il génère. Autrement dit, l’extrémisme néolibéral consiste à saisir toutes les forces mobilisables par les puissances qui l’investissent pour convertir ce qui est et demeure pure contingence (la société est organisée par la violence capitaliste) en un ordre naturel indépassable (il n’y a de société viable que capitaliste). Et s’il doit bien exister des pistes de résistance à cette forme particulièrement insidieuse de fondamentalisme, c’est bien – aussi mais pas seulement – dans la dénaturalisation de son exercice qu’il faut la chercher :
Inutile de le dire, ce qui compte comme “réaliste”, ce qui semble possible en n’importe quel point du champ social, est défini par une série de déterminations politiques. Une position idéologique ne peut jamais être vraiment fructueuse tant qu’elle n’est pas naturalisée, et elle ne peut être naturalisée tant qu’elle est encore considérée comme une valeur et non comme un fait. En conséquence, le néolibéralisme a cherché à éliminer la catégorie de valeur dans son sens éthique. Au cours des trente dernières années, le réalisme capitaliste a installé avec succès une “business ontologie”, pour laquelle il est simplement évident que tout dans la société, y compris les soins de santé et l’éducation, devrait être pensé comme un business. Comme de nombreux penseurs radicaux depuis Brecht jusqu’à Foucault ou Badiou l’ont maintenu, les politiques émancipatrices doivent toujours détruire l’apparence d’un “ordre naturel”, doivent révéler ce qui est présenté comme nécessaire et inévitable comme étant une simple contingence, juste comme elles doivent rendre réalisable ce qui, auparavant, était présenté comme impossible.[12]
Il n’est pas impossible que notre seul propos ait été, ici, celui de tenter de réaliser ce qui – comme nous l’indiquait le débat dont il fut ici question – est toujours montré comme un impossible : de traiter légitimement les néolibéraux de dangereux extrémistes, et de se donner là – peut-être – l’occasion de renouveler le sens de la “lutte contre les extrémismes”. Ou, pour reprendre la terminologie de Fisher, il était peut-être question de rappeler ici l’évidence : que le néolibéralisme est d’abord une valeur idéologique avant d’être un fait social et d’en déduire toute la liberté qui nous revient : celle de pouvoir, de fait, pointer tout le fascisme dont il se soutient. Nous irions jusqu’à proposer à toutes et à tous d’encourager et défendre cette fondamentale liberté : d’amalgamer sans remords fascisme et néolibéralisme, extrémisme et capitalisme.
[1] STIGLITZ, J., Peuple, pouvoir et profits. Le capitalisme à l’heure de l’exaspération sociale, Paris, Les liens qui libèrent, 2019, p.208.
[2] PCADELLI, M., “Le néolibéralisme est un fascisme”, Le Soir [En ligne], publié le 03/03/2016. URL : https://www.lesoir.be/art/1137303/article/debats/cartes-blanches/2016-03-01/ neoliberalisme-est-un-fascisme
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] Voir COPPI, D., “Le néolibéralisme est un fascisme ? Miller réfute, Di Rupo illustre”, Le Soir [En ligne], 02/03/2016. URL : https://www.lesoir.be/28670/article/2016-03-02/le-neoliberalisme- est-un-fascisme-miller-refute-di-rupo-illustre
[6] Ibid.
[7] Ibid.
[8] LABAR, P., “Lacroix (PS) : “On ne peut jamais comparer le néolibéralisme au fascisme”, Le Soir [En ligne], 03/03/2016. URL : https://www.lesoir.be/art/1139382/article/actualite/belgique/ politique/2016-03-03/lacroix-ps-on-ne-peut-jamais-comparer-neoliberalisme-au-fascisme
[9] VFISHER, M., Capitalist realism. Is there no alternative ?, Zero Books, Winchester, 2009.
[10] Ibid., p. 2. [Notre traduction]
[11] Voir https://www.lesoir.be/447306/article/2022-06-09/lutte-contre-la-fraude-fiscale-bouchez-ne-veut-pas-dun-fisc-aux-methodes-de-la
[12] FISHER, M., Capitalist realism. Is there no alternative ?, Zero Books, Winchester, 2009, pp. 16-17. [Notre traduction].