Il est de bon ton, surtout rétrospectivement, de moquer ou railler les propositions concernant le « monde d’après » la pandémie. Si les confinements ont libéré la créativité de quelques personnes croyant – parfois sincèrement – que leurs propositions purent avoir un quelconque effet, cette attitude est mal avisée, tant l’utopie façonne les idéologies politiques de la modernité – parfois pour s’en réclamer, parfois pour discréditer les idéologies concurrentes ou dénigrer leurs adversaires. Petit tour d’horizon de cette notion d’utopie, de l’effusion intellectuelle du 19e siècle au « marxisme analytique », de la critique libérale au libre examen contemporain, en passant par les postures militantes.
Dans ce texte, nous ne reviendrons pas sur le sens originel du terme inventé par Thomas More en 1516, outre le fait que « l’Utopie » est, en substance, la conjonction entre un lieu « de nulle part », et le lieu « du bon, du meilleur ». Si nombre d’érudits se sont penchés sur la question utopique dans la pensée théorique (Bloch, Althusser, Mannheim, Lukács, Adorno, Horkheimer, etc., mais également Ricœur, Abensour, Buber), nous serons bien plus sobres en évoquant l’utopie dans une définition plus proche du sens commun, c’est-à-dire un synonyme de pensée magique, d’irréalisme, d’illusion, de naïveté, de romantisme, mais aussi de messianisme ou de providentialisme, le tout lié aux idéologies politiques. S’il éveille parfois des perspectives joyeuses, nous nous concentrerons sur l’usage essentiellement péjoratif dans le cadre des idéologies politiques.
Dystopie et utopie, les deux faces d’une même pièce ?
On ne saurait en effet trop faire preuve de prudence. À trop vouloir distinguer l’utopie de la dystopie, on rate le lien qui existe entre les deux. C’est tout l’apport de littérature d’anticipation ou de science-fiction – pensons à 1984 d’Orwell dans le genre dystopie ou Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley, une utopie aux contours des plus menaçants. C’est peut-être le propre de toutes les utopies que de virer en dystopie. « La dystopie c’est une utopie qui a mal tourné », nous dit Ariel Kyrou. [1] Ce journaliste, écrivain et essayiste, utilise la science-fiction pour penser notre monde et lie indéfectiblement l’utopie et la dystopie (ou utopie négative), tout en nous enjoignant à ne jamais perdre notre boussole pour un monde meilleur. L’utopie serait donc ce vers quoi on tend, mais, pour Kyrou, « l’utopie est le contraire de l‘idéologie. Car elle ne cherche pas à unifier et à consolider la vision d’un groupe, mais à l’inverse à imaginer les principes d’une société tout autre, plus en phase avec des idéaux de liberté, de justice ou de fraternité ». [2] Comme le fantasme, il peut consister (conceptuellement), mais non pas exister. Sans oublier que bien souvent, la pluralité des opinions et des intérêts existants, les utopies des uns sont les dystopies des autres. Certaines propositions sont ainsi dénigrées comme des « utopies-dystopiques ». Plutôt que d’être discutées, certaines propositions sont régulièrement caricaturées. De la sorte, les sauts technologiques ultramarketé sont autant qualifiée d’utopie (négative) que l’écologie politique. Cette dernière cacherait mal une dystopie :le retour à la bougie ou au « mode de vie Amish », un gouvernement autoritaire de « Khmers Verts », etc. Les militants No Borders de leur côté, plaidant pour un monde sans frontières, seraient de doux rêveurs ou des promoteurs inconscients de la mondialisation. Pendant ce temps, les militants nationalistes de l’enracinement et des sociétés homogènes prolongent les fantaisies mortifères telles que le « Grand Remplacement » ou la lutte contre « la submersion migratoire ». Une utopie pour quelques-uns, une dystopie pour tous les autres.
Parfois, des options politiques peuvent être réinvesties positivement sous le vocable utopiste, mais auquel il est adjoint un qualificatif pour appuyer le caractères possibles, abordables, de ce qui semble en premier lieu irréaliste. C’est ainsi que l’on parlera d’« utopies réelles », ou comme le livre de Rutger Bregman, d’utopies réalistes[3], mentionnant en couverture : « Un monde sans frontières », « En finir avec la pauvreté », « La semaine de travail de 15 heures ».
Il ne nous sera pas possible de revenir en détail sur toute cette histoire complexe. Reste que de nombreuses visions du monde différentes, voire opposées, se sont emparées du qualificatif utopique.
On est toujours l’utopiste de l’autre
Le 19e siècle fut à bien des égards un siècle bouillonnant et matriciel de nos idéologies politiques contemporaines. Le socialisme, communisme, le libéralisme, s’inventent ou prennent des formes modernes. Pour beaucoup de partisans, les idéologies des uns et des autres se tromperaient sur l’état de notre Nature humaine. Là où certains se déclarent « réalistes » en faisant la promotion de l’état de nature (« l’homme est un loup pour l’homme »), d’autres, à l’inverse, feraient étalage d’une vision angélique de l’homme. Cela démontre combien l’accusation d’utopie est malléable et est autant mobilisé par la gauche que par la droite, y compris au sein de leur camp politique.
Concentrons-nous sur les propositions politiques les plus à même de faire usage, ou d’être accusées, d’utopisme.
Nombreuses sont les critiques — internes comme externes aux courants de pensée — à avoir relevé le caractère parfois « téléologique » (qui conçoit son action avec une perspective finale préconçue) de certaines idéologies, voire une sorte de « dessein intelligent », surtout dans les idéologies classées à gauche. Même si l’analogie religieuse est à manier avec prudence[4], le vocabulaire emprunté au corpus religieux est répandu. En effet, même lorsque l’accusation porte sur le caractère déterministe, voire mécanistes de l’histoire de certaines orientations politiques, elle n’en reste pas moins liée à une critique de préceptes et d’axiomes en vue d’une libération du genre humain, d’une émancipation collective, de l’égalité réelle, etc. Ces axiomes seront vus sous le prisme de rapports idéologiques classé par degré d’ « orthodoxie ». Le caractère « chrétien » du marxisme, par exemple, peut ainsi être mis en valeur lorsqu’on évoque sa vision de l’émancipation passant par la réalisation d’une société sans classe, sorte d’Eden sur terre. Certains textes de Marx sont à ce sujet très éloquents.
De son côté, le socialisme pré- et post-marxiste a également été accusé, par les communistes du 19e siècle d’irréalisme et de naïveté. Les mots durs de Marx et d’Engels à l’encontre de ce qu’ils nommèrent, avec l’intention polémique qu’on leur connaît, le « socialisme utopique » est exemplaire d’une lutte entre différents courants. Visant leur prédécesseur Robert Owen, père du socialisme britannique, ainsi que ceux qui s’en réclament, ils établissent une ligne de fracture avec leur « socialisme scientifique ».
Pourtant, promouvant un progrès éthique et social passant par notamment la confiance dans l’amélioration technique, le mal nommé « socialisme utopique » est peut-être le premier courant politique à engager un véritable travail scientifique sur les causes des inégalités et à constituer un savoir scientifique pour y répondre. Leur confiance dans l’homme les pousse à des actions de transformations politiques qui ne seraient pas impulsées par de grandes structures étatiques, mais par l’alliance des intelligences humaines. Saint-Simon, mais surtout Auguste Comte fera en sorte de combler l’ignorance du socialisme et du communisme naissant concernant la sociologie. Dans un article traitant de l’« affect socialiste du positivisme ».[5] Frédéric Brahami nous explique que pour Compte et ses épigones, « la nullité scientifique du socialisme et du communisme tient en deux points, fortement liés l’un à l’autre. Tout d’abord, ils méconnaissent les lois naturelles qui régissent les phénomènes sociaux ; ensuite ils croient à l’efficacité des solutions politiques ».[6] Rajoutons, en lien avec le thème de l’utopie : « Le fond de l’erreur propre aux doctrines socialistes réside ainsi, pour Comte, dans leur haine du passé, ce qui prouve qu’ils sont encore des hommes du XVIIIe siècle ».
De cette mise en commun déboucherait la multiplication de communautés socialistes relativement autonomes au sein du système capitaliste. À notre époque, on remarque le même type de variations idéologiques entre les tenants d’un socialisme étatique et les promoteurs d’une vision plus localiste, entre militants attachés aux partis de masses et ceux engagés à des échelles plus petites. On citera aussi le succès des écrits de Murray Bookchin sur le municipalisme (ou communalisme) libertaire. Pour ces courants autonomes, libertaires, les étatistes seraient des utopistes pour lesquels la fin de l’histoire est arrivée : il n’y aurait rien au-delà de l’État-nation. Citons également les fédéralistes européens. Ces derniers seraient utopiques, au sens d’un optimisme abracadabrant quant à la volonté des peuples de perdre en souveraineté nationale, tandis que les souverainistes sont eux accusés d’être naïfs, et donc un peu utopistes, pour penser que les États seuls peuvent surnager dans le réel de la mondialisation actuelle. Cette mondialisation est-elle même critiquée pour la vision idyllique qu’elle continue de promettre du « doux commerce ».
Un marxisme analytique ?
Il serait néanmoins réducteur de s’arrêter là. Les pensées critiques se distinguent par leur pluralisme. En substance, suivant les catégories de Ernst Bloch, il y a au sein du marxisme, des courants froids et des courants chauds. Ces derniers « s’en remettant à l’utopie et à l’espérance, et admettent la part de subjectivité et même de ‘’croyance’’ que renferme le marxisme ».[7] À l’inverse, Erik Olin Wright construisait, avec d’autres, un « marxisme analytique » (« non-bullshit marxism », [sic]). Il faut dès lors prendre au sérieux le titre de son ouvrage : Utopies réelles[8], en opposition aux « utopies de papier […] dont la philosophie politique est pleine […] récusant le catéchisme doctrinal et l’opposition stérile entre credos socialistes ». [9] Appartenant au « courant froid », il conçoit le marxisme « comme une science positive et ‘’démystificatrice’’, dont l’objectif est de mettre au jour sur un mode dépassionné le fonctionnement ‘’objectif’’ du monde social ». Nous l’avons vu, « cela ne l’empêche pas à l’occasion de tenir un discours ‘’utopiste’’, mais la tonalité générale de son œuvre est clairement rationaliste, et non romantique ».[10]
Concernant E.O. Wright, le sociologue Laurent Jeanpierre décrit « ses réserves vis-à-vis des plans, des programmes, des utopies de papier, des scenarios de « monde d’après » — autrement dit des espérances détachées d’une analyse empirique du présent, qui ne sont d’ailleurs bien souvent que la traduction de nostalgies arrimées à un passé idéalisé. Poser à nouveau, en critique radical du capitalisme, la question stratégique, exige désormais […] de s’interroger scientifiquement sur les conditions de possibilité, les voies historiques précises du socialisme — en s’écartant avec méthode du fond de religiosité, de croyance, de foi, positive ou négative, un peu inconditionnelle dans l’avenir que portent les différentes traditions socialistes et leur volontarisme transformateur ». [11]
Utopie et militantisme
Quel rapport, maintenant, entre la militance, qui digère et porte l’idéologie dans l’espace public et la notion d’utopie ? « L’engagement, la ‘‘militance’’, impliquent majoritairement, depuis au moins cent cinquante ans, la croyance implicite en un ‘‘arrière monde’’ (Nietzsche), un monde derrière celui-ci, paradis sur terre rêvé, ‘‘société de fin de l’histoire’’ au nom de laquelle on se bat, qui justifie la lutte, le sacrifice de cette vie et que l’engagement a pour but de faire advenir[…] nous disentBenasayag et Del Rey, dans l’ouvrage De L’engagement dans une époque obscure. « À l’instar de Louis Pasteur, disant au malade : ‘‘Si tu souffres, tu m’appartiens et je te soulagerai’’, les avant-gardes disent aux peuples opprimés : ‘’si le corps social souffre, il m’appartient et je le soulagerai’ ».[12] La « sacralisation du social » ainsi posé, se double donc d’une sacralisation d’un monde idéal venant donner un sens aux actions militantes. C’est en tout cas, nous disent les auteurs, la représentation majoritaire de concrétisation de l’engagement militant dans la modernité : la souffrance humaine, les inégalités, sont autant de signes sur son chemin et autant de raison de se poser du « bon côté de l’Histoire ». Cette trajectoire messianique, si elle perdit en vigueur dans les années 1970, pour être remplacée par le récit de la fin des idéologies, est néanmoins régulièrement réactivée par des « causes » — la cause de l’un étant toujours plus importante que la cause de l’autre.
Le philosophe libéral Raymond Aron décrira, en 1955, la pensée de gauche dans sa dimension progressiste comme erronée. Il vaut mieux se concentrer sur le présent plutôt que penser à l’avenir en se basant sur la morale : « Le mythe de la gauche crée l’illusion que le mouvement historique, orienté vers la fin heureuse, accumule les acquêts de chaque génération. Les libertés réelles, grâce au socialisme, s’ajouteraient aux libertés formelles, forgées par la bourgeoisie. […] Les hommes de gauche commettent l’erreur de réclamer, pour certains mécanismes, un prestige qui n’appartient justement qu’aux idées : propriété collective ou méthode de plein emploi doivent être jugées sur leur efficacité, non sur l’aspiration morale de leur partisan. » Il ajoute : « Ils commettent l’erreur d’imaginer une fictive continuité, comme si l’avenir valait toujours mieux que le passé, comme si le parti du changement ayant toujours raison toujours raison contre les contres les conservateurs, l’on pouvait tenir l’héritage pour acquis et se soucier exclusivement de conquêtes nouvelles ».[13]
À lire l’anthropologue et ethnologue Emmanuel Terray, cette manière de penser vaut d’être qualifiée de « pensée de droite ». Cette dernière, cultivant « une méfiance profonde à l’ensemble de toutes les variétés d’idéalismes », rejette ce qu’elle assimile « en quelque sorte à un fantasme de la toute-puissance : le réel est exalté, précisément par ce qu’il nous déborde, nous résiste et nous contraint ». Dès lors, regrette Terray, « la pensée de droite est d’abord un réalisme : elle accorde un privilège à l’existant, et tend à s’incliner devant la force des choses, la puissance du fait acquis ». [14]
Arrêtons ici notre démonstration visant, en s’appuyant sur l’histoire des idées, à remettre de la complexité et de la nuance dans l’usage idéologique de l’utopie et de ses déclinaisons.
Le libre examen contre l’utopie ?
Comment construire une pensée critique de l’engagement dans une cause, du militantisme et de son penchant pour les rentes symboliques autant que de ses « utopies de papiers » sans verser, par exemple, dans la naturalisation d’un ordre inégalitaire ou dans un « réalisme » politique sourd aux existences humaines ?
Une piste s’offre à nous en partant de la définition du principe de libre examen, telle qu’énoncée par Arnaud Coignet dans le Dictionnaire de la laïcité[15] : « Principe fondé sur le rejet de l’argument d’autorité en matière de savoir et la liberté de jugement. Il implique de considérer avec réflexion un objet sans qu’il en soit donné au préalable un sens ou une explication, voire en oubliant sa vérité si elle a déjà été enseignée. Contraire au jugement préalable, au préjugé, à l’argument d’autorité ou au dogme, en lien avec les notions de libre arbitre et de liberté de conscience, ou tout simplement de lucidité, il est la base de la méthode scientifique […]. Le principe de libre examen n’est pas un principe de neutralité. Il implique une forme de non-conformisme, la critique des valeurs reçues, quelle que soit son origine, sans que la mise en question de ces valeurs s’identifie à un rejet automatique. […] La laïcité est ainsi le prolongement dans le champ de l’action du principe philosophique de libre examen ».
« Le libre examen procède de la volonté de maîtriser sa pensée et ses idées » … Et ses idéaux ?
Ainsi compris, le libre examen, lui non plus, ne saurait être un dogme, et il n’existe dès lors pas une définition unique du libre examen. Certaines définitions versent plus franchement dans l’anti-utopisme au sens où nous l’avons vu, comme Robert Joly pour qui le libre examen est « la méthode scientifique étendue et adaptée à toute question non scientifique ».[16] Une chose est néanmoins certaine, ni le prosélytisme ni la bonne parole ne sont compatibles avec le libre examen : « il n’y a guère de possible évangile du libre penseur ».[17] Reste la recherche de connaissance avec les outils de la raison. « Il n’y a alors ni utopie ou ‘’telos’’ possible ? » questionne Jean Leclercq. Concluons avec la réponse qu’il apporte, et que nous soumettons à la sagacité du lecteur : « Le ‘’lieu’’ du réel nous suffit amplement, sous le signe de notre finitude temporelle où il n’y a décidément aucune invocation à faire, mais des résolutions à prendre».
[1] https://moocdigital.paris/index.php/cours/imaginaires-futur/utopie-vs-dystopie
[2] Ariel Kyrou, Dans les imaginaires du futur, ActuSF, 2020, p.23
[3] Rutger Bregman, Utopies réalistes, Seuil, 2017.
[4] https://laviedesidees.fr/L-analogie-religieuse-dans-la-critique-du-wokisme
[5] Système, mouvement philosophique qui se rattache ou peut être rattaché à celui d’Auguste Comte, et qui se caractérise par le refus de toute spéculation métaphysique et l’idée que seuls les faits d’expérience et leurs relations peuvent être objets de connaissance certaine. www.cnrtl.fr
[6] Revue Incidence 11, Le sens du socialisme, Le félin, 2015, p.74-75.
[7] Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques, La découverte/Poche, 2017, p.352.
[8] Erik Olin Wright, Utopies réelles, Paris, La Découverte, coll. « L’horizon des possibles », 2017.
[9] Laurent Jeanpierre, Former un engrenage socialiste, Revue Ballast, 28 février 2021. https://www.revue-ballast.fr/laurent-jeanpierre-former-un-engrenage-socialiste/
[10] Razmig Keucheyan, op.cit.
[11] Laurent Jeanpierre, ibid.
[12] Miguel Benasayag et Angélique Del Rey, De l’engagement dans une époque obscure, Le Passager Clandestin, 2017, p.25.
[13] Raymond Aron, L’opium des intellectuels, Calmann-Levy, 1955, p33-35.
[14] Emmanuel Terray, Penser à droite, Galilée, 2012 p.23-24.
[15] Martine Cerf, Marc Horwitz (dir.), Dictionnaire de la laïcité, Armand Collin, 2016.
[16] https://www.laicite.be/lexique/libre-examen/
[17] https://www.calliege.be/salut-fraternite/95/libre-examen-et-croyance-une-antinomie-feconde/