L’écocide : un crime contre l’humanité ?

par | BLE, Environnement, JUIN 2019, Justice

Les indignés manifestent pour dénoncer, un peu partout, la destruction de leur environnement vital, le pillage des ressources naturelles, le massacre des espèces vivantes. Ils se révoltent et font appel au droit qui doit évoluer pour aider l’humanité à sauver ce qui peut l’être. Ils s’emparent d’un concept relativement neuf : l’écocide.

“Ecocide” : préfixe “éco-” – la maison, l’habitat (oikos en grec) et suffixe “-cide” – tuer (caedo en latin). Un écocide se définit par un endommagement grave et étendu d’un ou de plusieurs écosystèmes ou leur destruction, qui peut avoir des conséquences sur plusieurs générations. Il s’agit donc d’un acte criminel. “L’écocide répond ainsi à plusieurs qualifications, en tant qu’atteintes au droit fondamental à la vie, au droit de l’homme à un environnement sain, aux droits des peuples autochtones à vivre selon leurs traditions ancestrales, aux droits des générations futures.”, explique Valérie Cabanes du mouvement End Ecocide.[1]

Le concept de crime d’écocide est débattu depuis 1947 au sein de la Commission du droit international de l’ONU pour préparer le Code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité. Il a été évoqué en 1972 déjà par le Suédois Olof Palme, grande figure des mouvements anticolonialistes, pacifistes, tiers-mondistes. Il dénonçait les ravages de l’agent orange, ce défoliant très toxique pour les humains car il contient de la dioxine. Il avait été largué en masse par les forces américaines sur de vastes étendues boisées et des villages vietnamiens. Vingt pourcents de la superficie de la jungle sud-vietnamienne fut touchée (36% de ses forêts de palétuviers), soit +/- 26000km². Un “crime contre la paix”, clamait Olof Palme lors d’une conférence des Nations Unies sur l’environnement humain à Stockholm. Malgré le bilan extrêmement lourd de l’usage de ce défoliant fabriqué notamment par Monsanto, le crime d’écocide n’a été retenu dans le statut de la Cour pénale internationale (CPI) que pour des faits commis en temps de guerre et pas en période de paix.[2]

DES BIENS COMMUNS PRIVATISÉS, VOLÉS, POLLUÉS

L’écocide peut aussi être analysé sous l’angle de la protection des biens communs à l’humanité. La notion de “communs” progresse lentement dans le droit de nos pays. Citons un jugement en Inde qui introduit bien cette réflexion juridique : à la suite des manifestations de femmes du Kerala protestant contre l’assèchement des nappes phréatiques, en décembre 2003, le juge Balakrishnana Nair a ordonné à Coca-Cola de cesser ses pompages pirates dans la nappe de Plachimada. Dans ses attendus, le magistrat précise : “La doctrine de la confiance publique repose avant tout sur le principe voulant que certaines ressources telles que l’air, l’eau de mer, les forêts ont pour la population dans son ensemble une si grande importance qu’il serait totalement injustifié d’en faire l’objet de la propriété privée. Lesdites ressources sont un don de la nature et devraient être gratuitement mises à la disposition de chacun, quelle que soit sa position sociale”.

Le magistrat développe ensuite une véritable doctrine du bien commun : “Puisque cette doctrine impose au gouvernement de protéger ces ressources de telle sorte que tout le monde puisse en profiter, il ne peut autoriser qu’elles soient utilisées par des propriétaires privés ou à des fins commerciales (…). Tous les citoyens sans exception sont les bénéficiaires des côtes, des cours d’eau, de l’air, des forêts, des terres fragiles d’un point de vue écologique. En tant qu’administrateur, l’Etat a de par la loi le devoir de protéger les ressources naturelles qui ne peuvent être transférées à la propriété privée”.

Selon lui, l’eau est un bien public que l’Etat et ses diverses administrations ont le devoir de protéger contre une exploitation excessive. De plus, “leur inaction est une violation du droit à la vie, garanti par l’article 21 de la Constitution indienne. La Cour suprême a toujours affirmé que le droit de jouir d’une eau et d’un air non pollués faisait partie intégrante du droit à la vie, défini dans cet article […]. Même en l’absence d’une loi régissant l’utilisation des nappes phréatiques, le panchayat et l’Etat sont tenus de s’opposer à la surexploitation de ces réserves souterraines. Et le droit de propriété de Coca-Cola ne s’étend pas aux nappes situées sous les terres lui appartenant. Nul n’a le droit de s’en arroger une grande partie, et le gouvernement n’a aucun pouvoir d’autoriser un tiers privé à extraire cette eau dans de telles quantités. D’où les deux ordres émis par le tribunal : Coca-Cola cessera de pomper l’eau pour son usage dans un délai d’un mois jour pour jour ; le panchayat et l’Etat s’assureront que, passé ce délai, la décision sera appliquée”, écrit Vandana Shiva, une des fondatrices du mouvement altermondialiste et de défense des droits des paysans, dans un article du Monde Diplomatique.[3]

L’écocide est donc une atteinte très grave à la nature comprise comme bien commun de l’humanité. Souvent, les législations des pays n’ont pas prévu des crimes de cette ampleur et les justices nationales ne sont pas outillées pour les poursuivre. C’est ainsi qu’est née l’idée d’une incrimination spécifique en droit international et la création d’instances, type Cour pénale internationale sur l’Environnement, permettant de poursuivre les criminels, souvent de puissantes sociétés multinationales.

LA COUR PÉNALE INTERNATIONALE S’OCCUPE DE CRIMES DE GUERRE

En  2010,  une  juriste britannique, Polly Higgins, a proposé à la Commission du droit international des Nations Unies que le crime d’écocide devienne un crime de droit international, au côté des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre. Une avancée en ce sens a été constatée en 2016. En théorie, la CPI peut connaître, dans certaines conditions, des crimes commis contre l’environnement naturel, mais seulement au titre de “crime de guerre” (art. 8, § 2, b, iv du Statut de Rome, 1998). Selon Éric David, président du Centre de droit international de l’ULB, “le seul moyen d’intégrer les crimes environnementaux parmi ceux figurant au Statut (en dehors de l’hypothèse des crimes de guerre), serait de les assimiler à des crimes contre l’humanité en tant que persécutions ou autres actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé physique ou mentale (art. 7, §1, h, et k), mais il faudrait alors démontrer qu’ils sont commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile (art. 7, §1)”.[4]

De plus, la CPI ne peut poursuivre que des personnes physiques et non des personnes morales, comme les entreprises. C’est ainsi qu’elle n’a pas pu examiner l’affaire Chevron/Texaco, cette firme accusée de crime contre l’humanité en Equateur, où des millions de tonnes de déchets toxiques ont été déversés en pleine jungle, dévastant irrémédiablement l’environnement de populations amazoniennes.

Dans un document de politique générale, en septembre 2016,[5] la procureure de la CPI a fait preuve d’ouverture. La CPI peut “coopérer avec l’État Partie qui mène une enquête ou un procès concernant un comportement qui constitue un crime relevant de la compétence de la Cour ou un crime grave au regard du droit interne de cet État, et prêter assistance à cet État”. Alors, “Les destructions de l’environnement et les confiscations de terres seront désormais traitées comme des crimes contre l’humanité”. “Le bureau s’intéressera particulièrement aux crimes impliquant ou entraînant des ravages écologiques, l’exploitation illicite de ressources naturelles ou l’expropriation illicite de terrains”, dit-elle.

UN TRIBUNAL CITOYEN JUGE MONSANTO

En 2012, était lancée une initiative citoyenne européenne (ICE) visant à faire reconnaître le crime d’écocide par une directive européenne. L’ICE fut un échec, mais le mouvement rédigea une “Charte de Bruxelles”, un appel écrit par neuf organisations, adressé au Parlement européen à la fin janvier 2014. Il demandait l’établissement d’une Cour pénale européenne et internationale pour l’environnement et la santé.

Parce que rien ne bougeait et au moment où la dénonciation des conséquences extrêmement graves de l’usage de certains herbicides et pesticides, notamment le glyphosate produit par Monsanto, suscitait l’indignation générale, des citoyens ont réagi. En avril 2017, à La Haye, un tribunal citoyen présidé par l’ancienne présidente de la Cour européenne des droits de l’homme, la Belge Françoise Tulkens, a “condamné” Monsanto pour atteintes graves à l’environnement et à la santé, non seulement des abeilles, mais aussi des humains. Les membres de ce tribunal se sont inquiétés du “fossé grandissant entre le droit international des droits de l’Homme et la responsabilité des sociétés”, ils exhortent les Nations Unies à agir, “faute de quoi le recours aux tribunaux arbitraux résoudra des questions fondamentales en dehors du système onusien”. Ils estiment aussi que la CPI devrait être apte à juger des entreprises pour écocide.[6]

DES MESURES CONTRAIGNANTES CONTRE LES MULTINATIONALES

Au centre de cette controverse, il y a la question fondamentale de la primauté des droits de l’Homme et de l’environnement sur le droit international de l’investissement et du commerce. Or, la plupart des traités commerciaux internationaux privilégient outrancièrement le monde des affaires et pénalisent les Etats qui, s’opposant à des pratiques commerciales dévastatrices pour la santé publique et la protection de l’environnement, sont très lourdement condamnés par un mécanisme d’arbitrage privé. Cette menace est en partie à l’origine des vastes mouvements de contestation des traités transatlantiques TTIP et CETA. Contestation menée avec force par la Région wallonne qui a obtenu que la Commission européenne propose un autre mécanisme judiciaire, tout autant contestable cependant car il s’agirait d’une Cour multilatérale d’investissement, permanente, une sorte de tribunal international[7] fonctionnant uniquement en anglais et selon un droit international des affaires, qui n’a pas pour objet de défendre les intérêts des populations. Or, les citoyens exigent des Etats qu’ils les protègent ainsi que l’environnement naturel. Ils veulent défendre leurs droits et donc porter plainte si ceux-ci sont bafoués. Cependant, le 30 avril 2019, la Cour de Justice de l’Union européenne a validé le mécanisme de protection des investissements le considérant comme compatible avec les traités européens. “Ils restent incompatibles avec les principes de justice climatique et sociale”, protestent le CNCD et de nombreuses associations anti-TTIP.

Une justice à laquelle travaille le Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies à Genève qui tente d’élaborer des mesures contraignantes pour les multinationales prédatrices. Un projet de résolution avait été déposé, en 2014, par l’Equateur et l’Afrique du Sud, au Conseil des Droits de l’Homme des Nations Unies afin d’élaborer de nouvelles normes internationales contraignantes pour les entreprises .

Les négociations à ce sujet ont commencé à Genève en juillet 2015. En octobre 2018, on en était à la quatrième session de discussions d’un traité juridiquement contraignant pour les multinationales. Un processus vigoureusement contré par l’Union européenne qui préfère les systèmes d‘autorégulation par les multinationales elles-mêmes. Alors que les preuves se multiplient de désastres sociaux et écologiques partout sur la planète, en toute impunité pour les criminels et sans réparations et indemnisations pour les victimes.[8]

Parallèlement, des citoyens de divers pays attaquent en justice leurs gouvernements parce qu’ils ne respectent pas les objectifs climatiques, ce qui les met en danger ainsi que leur environnement. En Belgique, des citoyens ont suivi l’exemple néerlandais où un tribunal a ordonné à l’Etat de protéger ses citoyens contre les conséquences du changement climatique en réduisant les gaz à effet de serre de 25% en 2020 par rapport à 1990. En Belgique, l’Affaire Climat (Klimaatzaak) demande une réduction de 40% de ces gaz. L’affaire a été lancée en décembre 2014, nous en sommes aujourd’hui au stade des conclusions, les plaidoiries et le prononcé sont attendus pour l’automne 2020. [9]

Parviendra-t-on à empêcher l’écocide majeur qu’est la catastrophe climatique ? La réponse se situe dans l’action politique, stimulée par les mobilisations citoyennes et l’appui de la justice.


[1] https://cop21.endecocide.org/en/

[2] “Juger les multinationales”, Éric David et Gabrielle Lefèvre, éd. GRIP/Mardaga. 2015.

[3] Ibid.

[4]   Ibid.

[5]    https://www.icc-cpi.int/itemsDocuments/20160915_OTP-Policy_Case-Selection_Fra.pdf  (paragraphe 41)

[6] http://www.monsanto-tribunal.org/

[7] “Traité sur les entreprises et les droits humains : les négociations avancent mais l’Europe reste à l’écart”, article paru sur le site du CNCD le 22 octobre 2018.

[8] https://www.cncd.be/Traite-sur-les-entreprises-et-les

[9] https://affaire-climat.be/fr/the-case

Exemples d’écocides : La fracturation hydraulique ; Rosa Montana en Roumanie ; la surpêche ; Tchernobyl  ; le barrage d’aluminium d’Ajka en Hongrie ; l’assèchement de  la rivière du Parc National de Mavrovo en Macédoine ; la déforestation de la forêt des Carpates en Europe ; l’extinction des abeilles ; la pollution du delta du Niger, etc. https://cop21.endecocide.org/en/examples-of-ecocide-2/#art_001

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