RADICALISER L’AVORTEMENT ICI ET AILLEURS

par | BLE, Féminisme, JUIN 2016, Social

Début 2016, quatre pays latino-américains  interdisent encore l’avortement en toute circonstance. Que la grossesse constitue un danger de mort, que celle-ci soit le fruit d’un viol, que le fœtus ne soit pas viable, peu importe : il y est interdit d’avorter. Les femmes et les filles qui ont la malchance d’être nées au Nicaragua, en Honduras, à El Salvador et au Chili à la fin du XXe et au début du XXIe siècles devraient sacrifier leur vie et leur santé pour protéger la vie depuis la conception car c’est ce qui est décrété dans les Constitutions de ces pays.

LUEUR D’ESPOIR

Début 2015, un projet de loi dépénalisant partiellement l’avortement a été déposé par la Présidente chilienne Michèle Bachelet. Limité à des cas de danger pour la vie de la femme, de malformation du fœtus et de viol, il a été qualifié “d’injuste, arbitraire et immoral” par les autorités ecclésiastiques dans une tentative de barrer l’avancement du projet, mais les Chiliennes peuvent désormais se reposer sur l’évolution progressiste des mentalités : dans ce pays, où plus de 70% de la population se déclare catholique, 75% de l’opinion publique se montre favorable à l’avortement dans ces circonstances. L’Église ne joue plus un rôle prépondérant en la matière.

Cette tendance de l’opinion  publique à se distancier des positionnements de l’Église dans le domaine de l’éthique semble se confirmer dans les enquêtes d’opinions effectuées dans d’autres pays latino-américains. Ce qui contraste  avec la réalité juridique : le seul pays où l’IVG est totalement dépénalisée est l’Uruguay. Ainsi, l’évolution de la législation chilienne montre un mouvement de la société vers une consolidation de la démocratie : en mars 2016, le projet de dépénalisation de l’avortement, dans les trois cas cités plus haut, a été approuvé par la Chambre des députés et poursuit son chemin actuellement au sénat.

REFUS  DE  L’AVORTEMENT ET DÉFICIT DÉMOCRATIQUE

Cette avancée actuelle au Chili ne semble malheureusement pas avoir une portée continentale.

En 2013, un projet de réforme du code  pénal équatorien ouvrit une brèche dont les  féministes se saisirent pour élargir l’accès à l’IVG dans tous les cas de viol et non seulement lorsqu’il aurait été perpétré sur les femmes et filles simples d’esprit et démentes.[1] Les débats à l’Assemblée semblaient pencher pour cette motion. S’agissant de la première fois dans l’histoire du pays  que l’avortement entrait en débat dans l’Assemblée nationale, il était réconfortant d’observer que les délibérations semblaient  pencher pour l’élargissement de son accès. Un pas minimaliste, mais dans la bonne direction, un compromis chèrement  acquis par les mouvements féministes de fronts divers qui, depuis les années 1980, avaient identifié dans la légalisation de l’avortement un front de convergence de leurs luttes.

Malheureusement, cette ouverture n’a pas pu aboutir : ayant eu écho de la motion introduite par l’une de ses coreligionnaires et de la tournure des échanges à l’Assemblée, le Président réagit immédiatement : si les membres de leur parti persistaient sur cette voie “déloyale”, la punition serait exemplaire : il démissionnerait. Serait-ce un rappel de son passage en tant qu’étudiant à l’Université Catholique de Louvain, quelques années à peine après l’incapacité à régner de Baudouin ?

En guise de corollaire, les élu-e-s à l’Assemblée ayant porté ou ayant exprimé le soutien à la motion dépénalisant l’IVG en cas de viol ont eu droit à une punition expéditive et exemplaire : la suspension de leur mandat doublée de l’interdiction de s’exprimer publiquement pendant un mois, tandis que leurs collègues de sexe masculin échappèrent à cette double peine.

Probablement renforcé par la stupeur et la peur provoquées par ce rappel à l’ordre,  le président Correa poursuivit dans son élan de lutte contre  des  droits  sexuels  et reproductifs : le remaniement du programme national de prévention des grossesses adolescentes (Enipla) s’en est suivi en 2014 avec une catholique proche de l’Opus Dei à sa tête. Rebaptisé “Plan national de protection de la famille”, ce programme phare en matière de droits sexuels et reproductifs s’est vu arrêté du jour au lendemain, nous démontrant, une fois de plus, que lorsque l’on s’attaque à l’avortement, il devient plus facile de détricoter d’autres droits, comme l’accès à la contraception, à l’éducation sexuelle et à l’information sur la santé.

N’EN DÉPLAISE À LA PRÉSIDENTE : LES FEMMES AVORTENT !

Entre 2004 et 2012 le paysage argentin des droits sexuels et reproductifs (DSR) a été bouleversé : la gratuité des moyens contraceptifs et de la stérilisation chirurgicale, l’éducation sexuelle obligatoire, le mariage pour tous, et la reconnaissance de l’identité de genre telle que définie par la personne sans faire appel à l’expertise médicale ou psychologique sont reconnus et garantis par l’État. Des avancées certaines… mais l’accès à l’avortement continue d’être limité aux cas où la grossesse représente un danger grave pour la santé de la mère, ou s’il est le fruit d’un viol commis sur une femme ou fille simple d’esprit ou démente.

Depuis les années 1990, plusieurs cas prévus dans la loi furent portés au-devant de la scène par les voies judiciaires et par les médias, car le recours à l’avortement s’y avérait impossible dans les faits à cause de recours judiciaires et de l’objection de conscience des médecins ainsi que par manque d’information et de conseil reçu par les demandeuses. En réponse, la Cour suprême argentine a eu le courage d’élargir l’accès à l’avortement non punissable par un jugement selon lequel toute femme enceinte du fait d’un viol avait droit à une interruption volontaire de grossesse sans avoir besoin d’une intervention judiciaire.[2]

Ce jugement a rendu possible la prise en charge des avortements non punissables dans les hôpitaux et les centres de santé publique, malgré l’opposition de la Présidente de l’époque, Cristina Kirchner, qui invoque “des motifs personnels” pour s’opposer à l’IVG (perte d’un fœtus à six mois de grossesse et le fait d’avoir été fille d’une mère célibataire).

Même si les cas couverts par la loi en Argentine sont limités (femmes ayant été victimes d’un viol), le jugement de la Cour suprême de ce pays permit de diffuser, dans le système de santé publique, un protocole de prise en charge des avortements dans les cas prévus par la loi. C’est un pas en avant certes très timide, mais qui donne la possibilité aux professionnels de la santé d’agir selon des normes officielles, lorsqu’ils sont confrontés à un avortement.

Cette normalisation de la prise en charge des avortements en milieu hospitalier ou dans des centres de santé vient en complément d’initiatives féministes d’action directe qui, depuis 2009, proposent des informations sur l’usage du Misoprostol pour provoquer un avortement. Le Misoprostol est un médicament que l’OMS qualifie d’essentiel pour la prise en charge des urgences obstétricales et qui est recommandé pour provoquer un avortement dans des conditions sûres jusqu’à la douzième semaine de grossesse. Ces initiatives féministes proposent de l’information gratuite sur l’avortement avec des médicaments, afin de diminuer les risques encourus par les femmes qui, malgré l’interdiction, continuent à y avoir recours. À travers un guide téléchargeable gratuitement, des permanences téléphoniques et les réseaux sociaux, elles poursuivent un triple objectif : désacraliser la médicalisation, diminuer le coût économique et avancer plus facilement vers la dépénalisation.

Ces actions directes, revendiquées en tant qu’actes de désobéissance civile, se multiplient dans tous les pays de la région et des lignes téléphoniques qui offrent des instructions sur l’avortement avec des médicaments fonctionnent, avec le soutien de l’ONG Women on Waves et de la Fédération latino-américaine de gynécologues-obstétriciens, dans plusieurs pays comme l’Argentine, le Chili, l’Equateur, le Pérou et le Venezuela.

QUELLES LEÇONS POUR L’ACTIVISME EN EUROPE ?

A l’heure où l’accès à l’IVG est possible pour la plupart des Européennes et que les revendications en Belgique visent à aller plus loin (sortie du Code pénal), les actions menées en Amérique latine peuvent nous donner l’impression qu’“heureusement, nous n’en sommes pas là”. Néanmoins, un projet de loi interdisant totalement l’avortement en Pologne se discute actuellement et des projets de loi visant à donner une personnalité juridique au fœtus sont débattus en Belgique. Il y a quelques années, c’est précisément vers la Pologne que des femmes belges se dirigeaient pour avoir accès à des IVG sûres avant la loi belge de dépénalisation partielle.[3]

LE VENT SEMBLE TOURNER ET PAS DANS LA BONNE DIRECTION

Faut-il renforcer la notion de droit à l’IVG ? Descendre dans la rue à chaque fois qu’un pays européen restreint son accès ? Lancer des pétitions pour barrer les projets de loi prétendant la reconnaissance juridique du fœtus ? Est-ce que cela suffit ?

Le recul de la liberté à disposer de son corps opère comme un indicateur de la  santé des Droits Humains. À l’heure où la démocratie semble traverser une crise sans précédents en Europe, il n’est pas étonnant que la visibilité soudaine des pans les plus conservateurs de la société se manifeste de manière ostensible.

Que disent les voix des féministes latino-américaines ? Peuvent-elles inspirer et insuffler une radicalité plus que jamais nécessaire aux actions du continent européen ? Est-ce possible d’aller plus loin ? Déculpabiliser l’avortement et dénoncer l’injonction à le garder dans la honte et le silence ? Comment faire ?

“Nous continuons et continuerons à interrompre les grossesses non-désirées parce qu’il s’agit là d’une prérogative en tant que détentrices de nous-mêmes, de nos capacités de gestion de la vie. Nous résistons à l’exercice des maternités sacrificielles et douloureuses car c’est là où se jouent la dignité et le bonheur humains […] La misogynie d’état n’est pas que simple rhétorique, c’est une mort politique et charnelle ; un exercice de disqualification ; une punition pour le simple fait d’être nées femmes. La maternité obligatoire est oppression et violence politiques.”[4]

Cette radicalité dépasse les mots, la rhétorique et la confrontation politicienne-partidiste pour privilégier l’action et le renforcement des capacités : les femmes savent avorter. Elles peuvent (re)apprendre à le faire dans des conditions sûres, en dehors de la tutelle de l’État, de l’Église et d’une pratique patriarcale de la médecine. Le succès des groupes d’entraide féministes le démontre : “Ces lignes téléphoniques ont un impact positif sur l’accès à un avortement sûr pour les femmes qu’elles aident. Assurer ces services exige des connaissances et des compétences en information, mais peu d’infrastructures. Les lignes ont le potentiel de réduire la menace que l’avortement à risque fait peser sur la santé et la vie des femmes, et devraient être promues dans le cadre de la politique de santé publique, non seulement en Amérique latine, mais aussi dans d’autres pays. De plus, elles favorisent l’autonomie des femmes et leur droit à décider de continuer ou d’interrompre une grossesse.”[5]

Les avortements faits par les femmes elles-mêmes étaient dangereux dans un contexte de clandestinité. Actuellement, des IVG médicamenteuses accompagnées par des professionnel.le.s de la santé se pratiquent dans certaines conditions. Renforcer et étendre cette pratique, la coupler à un soutien solidaire entre femmes non nécessairement professionnelles serait envisageable au XXIe siècle en Europe ? Gardons l’esprit ouvert à toute pratique permettant aux femmes d’aller plus loin dans l’exercice de la gestion de la vie. Pour sortir, définitivement, leurs rosaires de nos ovaires.


[1] Voir également Bruxelles Laïque Échos n° 84, Burneo Cristina, “États de siège”, p.54

[2] Karina Felitti, “L’avortement en Argentine : politique, religion et droits humains”, Autrepart, 2014/2 N° 70, p. 73-90.

[3]  Documentaire “Le corps du délit – 20 ans du droit à l’avortement en Belgique” www.youtube.com/ watch?v=kZBa1Wz9soo

[4] Coba Lisset, “¡La revolución está en nuestros cuerpos!, las luchas por la concepción de la vida durante la Revolución Ciudadana”, www.rosalux.org.ec/es/analisis-ecuador- feminismos/item/270-debateabortolissetcoba.html, 2013,p. p.18. Traduction personnelle.

[5] Drovetta Raquel Irene, “ Safe abortion information hotlines : An effective strategy for increasing women’s access to safe abortions in Latin America ”, Reproductive Health Matters ; n°23(45), p.57

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