DÉCHAÎNER LES LIENS. ENTRE SOLIDARITÉ ET RESPONSABILITÉ.

par | BLE, Déchaîner les liens, Démocratie

SOLIDARITÉ : ÉTYMOLOGIE DU TERME ET BREF HISTORIQUE DE L’IDÉE

À l’origine un terme de jurisprudence romaine désignant un lien existant entre plusieurs codébiteurs obligeant chacun d’entre eux “in solidum”, pour le tout, la notion de solidarité signifie de manière plus générale un engagement par lequel des individus s’obligent de manière réciproque les uns envers les autres. Dans cette mesure, elle contient l’idée de contrainte et renvoie d’emblée à la notion de responsabilité, dont elle est conceptuellement inséparable.[1] Si le terme provient ainsi du vocabulaire juridique romain, l’idée de solidarité dépasse largement ce contexte. Historiquement, l’une de ses sources majeures est la tradition judéo-chrétienne dans laquelle l’entraide et le don de soi sont des valeurs cardinales fondées sur la communion de tous les êtres humains en Dieu. C’est dans cet esprit que Saint Paul écrivait : “nous sommes tous membres d’un même corps”. Historiquement, ces vertus chrétiennes se sont matérialisées dans un réseau d’institutions et de pratiques caritatives (associations, hospices, diverses actions sociales, etc.). Cependant, la perte d’influence graduelle de la religion sur la vie des sociétés européennes à partir du 18e siècle, en particulier à la suite de la Révolution française, a favorisé la prise de conscience quant à la nécessité de fournir une fondation laïque aux valeurs et pratiques qui rendent possible de sauvegarder le lien social dans la transition d’une société féodale vers une société de marché. Il fallait, en effet, donner une réponse à la question de savoir ce qui peut fédérer et unir des individus, désormais émancipés, tant de la tutelle religieuse que des statuts féodaux prédéfinissant leur position sociale, ainsi que les cadres de leur prise en charge par la communauté en cas de besoin.

Ce processus de laïcisation de la solidarité a trouvé un fondement majeur dans les sciences sociales naissantes. À travers celles-ci, la métaphore paulinienne de l’union des membres du corps divin sera réappropriée et adaptée par les courants laïques sous la forme de l’idée d’une concordance harmonieuse des parties d’un organisme. C’est en effet sous les espèces d’un corps vivant, un tout constitué d’organes strictement interdépendants, que le comte de Saint-Simon (1760-1825), dans sa “physiologie sociale”, suggérera de concevoir la société.[2] À sa suite, en revenant en quelque sorte à l’origine terminologique du mot, le juriste Léon Bourgeois (1851-1925), promoteur de la doctrine dite “solidariste”, faisait valoir l’idée que l’affect d’obligation associée aux pratiques de solidarité était ancré dans le sentiment de dette (fondant notamment les diverses pratiques universellement attestées de don et de contre-don) éprouvé par chaque individu prenant conscience de l’interdépendance de tous les humains entre eux, et en particulier des avantages que l’on doit aux générations qui nous ont précédé et la responsabilité dont nous sommes redevables pour celles qui nous suivront sur cette terre.[3] Ce cadre dessine ainsi une idée de la liberté et de l’émancipation fondées sur la prise de conscience de la responsabilité de chacun dans la mise en pratique effective des diverses formes de solidarité, afin de se rapprocher du principe de réciprocité susceptible d’honorer l’équilibre entre le don et le contre-don dans une relation égalitaire.

Cependant, l’apport le plus significatif de la doctrine solidariste aura été de formuler la nécessité d’institutionnaliser cette incompressible interdépendance sous la forme d’une solidarité nationale orchestrée par l’État, afin que la juste distribution des richesses sociales ne dépende plus de la charité religieuse ou des penchants individuels. Ceci était d’autant plus crucial que, comme l’avait montré à la même époque le sociologue Emile Durkheim (1858-1917), la nécessité de la solidarité s’accroît à mesure du degré de complexification de la division du travail dans une société donnée. Or, les sociétés industrielles modernes ont en propre de pousser cette division du travail extrêmement loin, nécessitant le développement d’une forme de solidarité correspondante, que Durkheim avait nommé “solidarité organique”.

L’émergence de l’écologie politique vient ensuite redéfinir la solidarité par la voie de nos attachements à la terre, à la nature, à l’espace vital, ainsi qu’à nos conditions d’existence. Elle est donc dès son origine tiraillée entre deux pôles. Un pôle réactionnaire, trouvant sa source dans la pensée romantique, et pouvant conduire à des orientations idéologiques ethno-nationalistes, au culte du terroir, où la solidarité équivaut avant tout à la proximité et à la conservation. Et un pôle libertaire dont la pérennisation du lien à la Terre se fait sur une base égalitaire et proposant une pensée alternative au pôle socialiste productiviste. Ces différentes tendances n’ont pas disparu et se poursuit la synthèse d’une écologie combattant la destruction d’un monde habitable pour tous, ouverte sur le monde, consciente de la transformation nécessaire et soutenable pour accueillir dignement l’humanité, sans exploitation de l’homme par l’homme, ni soumission de l’homme à la nature. À l’heure des rapports toujours plus alarmants concernant la chute des biodiversités et les effets du changement climatique, se fait prégnante la question des responsabilités ; moins pour se satisfaire de pointer un doigt accusateur que pour conduire à une juste représentation des transformations sociales, économiques et donc écologiques à mettre en œuvre.

TYPES DE SOLIDARITÉ

Au 20e siècle, l’organisation de la solidarité organique devient véritablement le ciment d’une société fondée sur la complémentarité d’une multitude de fonctions et d’activités spécialisées. La solidarité nationale se réalise sous la forme du régime de la sécurité sociale – financée par les cotisations sociales prélevées sur les revenus du travail et s’appliquant par répartition, les “actifs” finançant les “inactifs” – dont la fonction principale est de protéger la population contre les risques et vulnérabilités inhérentes à la vie dans une société industrielle : accidents de travail, maladie, chômage, retraite… Parallèlement à la sécurité sociale, sont également mises en place des régimes d’assistance directement financés par les impôts. La seconde moitié du 20e siècle voyant un dépassement progressif du programme libéral classique de la réinsertion par le travail, en faveur de l’idée de la réinsertion par l’accès aux droits fondamentaux, fondée sur l’idée d’égale dignité de la personne humaine.

Les formes de solidarités modernes ne se limitent cependant nullement à la solidarité nationale. Elles peuvent se décliner en au moins trois autres versants, que l’on peut nommer solidarités “primaires”, “corporatistes”, et “universalistes”.[4] Les solidarités primaires sont souvent informelles et se basent sur des réseaux de relations réciproques où les rapports entre les individus sont souvent personnels et immédiats. Elles incluent la solidarité familiale, celle propre aux amitiés, aux rapports de voisinage, aux liens communautaires, leur point commun étant de se fonder sur un sentiment d’appartenance et d’identités partagés. Les solidarités corporatistes sont plus formelles et sont fondées sur la défense d’intérêts particuliers. Elles ont dès lors pour propre de se limiter à des groupes dont l’identité est relativement bien circonscrite (syndicats de travailleurs de tel secteur, ressortissants de tel ou tel pays, ordres professionnels, tel l’ordre des médecins, etc.), mais il serait possible d’y inclure aussi des groupements moins serrés basés sur des affinités, pratiques ou préférences communes (les supporters de telle équipe de foot, associations de pratiquant de la moto, etc.) Enfin, les solidarités universalistes opèrent explicitement ou implicitement avec l’idée de l’humain générique et la responsabilité de chaque individu face à l’humanité de l’autre. Ce type d’engagement peut avoir des motivations religieuses comme humanitaires, telle l’idée laïque de dignité humaine, et implique une motivation en principe désintéressée de la part des individus qui en sont les porteurs. Attachées à un universel comme socle commun de l’interdépendance, les solidarités universalistes se veulent par définition ouvertes sur l’ensemble de l’humanité. Néanmoins, les populations visées par l’action humanitaire sont en règle générale les plus vulnérables, c’est-à-dire celles dont les besoins les plus fondamentaux et les plus urgents ne sont comblés ni par la sécurité sociale ni par l’assistance (voire même sont expressément bafoués par les pouvoirs publics) : les grands précaires, les migrants en situation irrégulière, les personnes marginalisées n’ayant pas accès aux dispositifs d’aide de l’État…

AMBIVALENCES ET POINTS

Si la solidarité vise, au niveau le plus général, à protéger la vie humaine et à contribuer à son épanouissement en satisfaisant les besoins les plus fondamentaux et les plus urgents (santé, éducation, sécurité, vie sociale, etc.), à en développer de plus complexes (par exemple des besoins culturels plus spécifiques, comme pratiquer un art, s’exprimer publiquement et être entendu, etc.), et contribuer à déployer les capabilités qui leur correspondent, la nécessité même de la solidarité trouve bien trop souvent son fondement dans les injustices structurelles liées au fonctionnement même des sociétés dans lesquelles nous vivons. En effet, les avantages de la coopération des humains ne sont pas également distribués : certains sont ainsi exploités, dominés, opprimés, voire déshumanisés, pour que d’autres puissent s’enrichir et jouir démesurément du travail et de la vie d’autrui. L’interdépendance et la division du travail ne sont donc pas des valeurs en soi : maître et esclave, bourreau et victime, patron et ouvrier, créancier et débiteur, mari et femme en contexte patriarcal, ou encore métropole et colonie, centre et périphérie, etc., sont autant d’exemple de binômes interdépendants qui mettent en garde contre une célébration naïve et unilatérale de la solidarité. Aussi, si ordre, harmonie et cohésion sociales sont bien les visées des pratiques de solidarité, et si celles-ci sont bien nécessaires, force est de constater que la solidarité parvient rarement à abolir les causes qui la rendent indispensable. Dans cette mesure, il faut aussi se demander si et sous quelles conditions la solidarité peut être un ferment de transformation et d’émancipation sociale, au lieu de contribuer à perpétuer et reproduire des injustices systémiques. Cette interrogation peut elle-même se décliner selon plusieurs versants.

Le premier concerne le rapport entre solidarité et savoir. Peut-on être vraiment solidaire de ce que l’on ne voit pas, de ce que l’on ne connait pas, voire que l’on méconnaît ? Ou est-ce à l’inverse le sentiment de solidarité qui pousse à aller vers l’altérité inconnue ou méconnue, devenant ainsi une source de savoir et de transcendance de frontières préétablies, d’acquisition d’un sentiment de responsabilité élargie, et de construction d’un avenir commun ? Peut-on ainsi être solidaire, sous quelles conditions et sous quelles formes, de groupes invisibilisés socialement (p. ex. les travailleuses domestiques sans-papiers), ou de groupes relégués dans l’indignité et déshumanisés par les politiques étatiques et le consensus social (minorités raciales, sans-papiers, sans-abris, populations carcérales et internées, travailleuses du sexe, etc.), ou de groupes dont l’exploitation profite indirectement à la stabilité du système dans lequel nous vivons ? Comment cela s’inscrit dans la problématique plus large de l’exigence de réparations posées aux démocraties occidentales pour les dommages causés par leurs politiques militaires, économiques, sociales, passées et présentes (esclavage, colonisation, putschs, ingérence et interventions militaires, néo-colonialisme, programmes d’ajustement structurel forcés, etc.) ? Comment et dans quelles conditions s’opère la connaissance (mutuelle) entre groupes sociaux ou entre peuples ? Comment cette connaissance permet de réparer des liens abimés, qu’il s’agisse de rapports de domination ou de rapports égalitaires, du moins formellement ?

Une question connexe concerne les raisons d’être solidaire, qui ne sont en effet pas toujours les bonnes. Ainsi, pour prendre un exemple actuel, certaines figures médiatiques auront-elles fait la suggestion révoltante que si une partie significative d’européens devaient se sentir solidaires des réfugiés de la guerre en Ukraine, c’est essentiellement en raison de la couleur des yeux et de cheveux de ces derniers, ainsi que de la marque de leurs voitures, alors même que les personnes de couleurs, elles-mêmes réfugiées de la même guerre, restaient bloquées aux passages-frontière. À l’inverse, il arrive également que les élans de solidarité soient motivés par de bonnes raisons, mais que la spectacularisation médiatique des situations de souffrance qui les provoquent incitent à des effusions de compassion qui marginalisent le besoin pourtant tout aussi urgent d’une analyse et d’une compréhension rationnelle des raisons et des mécanismes structurels profonds qui causent ces situations en amont.

TENDANCES ACTUELLES ET PERSPECTIVES FUTURES DE LA SOLIDARITÉ

Si la solidarité ne s’éveille pas toujours pour les bonnes raisons, si elle peut être instrumentalisée et produire des effets négatifs, et si elle est tout autant le ciment des groupes dominants et antisociaux que des opprimés et de celles et ceux qui luttent à leurs côtés, elle joue néanmoins un rôle que les sociétés contemporaines dans leur ensemble ne sont pas prêtes à négliger. C’est pourquoi le Festival des libertés se propose de travailler à faire la part des choses sur ces questions et de s’engager à promouvoir les formes et pratiques de solidarité qui contribuent à renforcer l’égalité, la solidarité et l’émancipation de chacun et de tous, à l’encontre de tendances contemporaines funestes que l’on peut observer au niveau des divers axes de solidarité précédemment dégagés : des replis identitaires et communautaires, en passant par une résurgence de la mentalité corporatiste de certains acteurs économiques, non sans lien avec la propension de l’État social actif à pervertir l’idée de solidarité nationale par l’idée de “responsabilisation” des allocataires – inversant ainsi la métaphore “solidariste” initiale de la dette sociale en faisant des plus mal lotis, non les créanciers, mais les débiteurs des mieux lotis et régressant de la sorte de la réinsertion par l’accès aux droits fondamentaux à l’insertion par le travail dans des conditions de plus en plus délétères, jusqu’aux phénomènes inquiétants et indignes de la criminalisation de la solidarité humanitaire (pensons entre autres exemples aux procès des hébergeurs) et aux politiques socio-sécuritaires qui rendent cette solidarité nécessaire (chasse aux sans-papiers, centres fermés, démission par l’État de ses fonctions d’accueil, etc.). Autant de phénomènes qui ne sont malheureusement que des indicateurs généraux d’un climat politique et social dans lequel la sécurité devient une valeur supérieure à celle de solidarité. Dans un tel contexte, il est donc d’autant plus crucial de mettre en avant les réflexions et initiatives contemporaines qui dessinent les contours de nouvelles formes de solidarité à la hauteur des défis qu’il s’agit d’affronter.


[1] Ludovic Viévard, Les fondements théoriques de la solidarité et leurs mécanismes contemporains, Lyon, Direction de la Prospective et du Dialogue Public, Mars 2012.

[2] Marie-Claude Blais, “La solidarité”, Le Télémaque, 2008/1 n° 33, p. 10.

[3] Ibid., p. 14-15.

[4] Cp. Ludovic Viévard, op. cit., p. 7.

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