Le retour des frontières ? Entre murs et migration

par | Démocratie, INTERFÉRENCES, Libertés & Sécurités, Migration, Politique

Dans son cycle de rencontres « Libertés et sécurités, faut-il choisir ? », Bruxelles Laïque s’est penché sur la question de la « Liberté de circulation ». Celle-ci est la position de principe rationnelle, argumentée et plaidée contre les replis identitaires et nationalistes, très en vogue actuellement. Mais si ces replis disent viser la sécurité, le font-ils de bonne foi ? Et à quel prix ? Loin de concerner les seules frontières physiques et militarisées de l’Etat-Nation, il nous faut scruter les politiques familiales, les contraintes administratives, la judiciarisation des politiques migratoires pour comprendre le phénomène dans sa globalité. 

Pour traiter de ces questions, nous avions invité Damien Simonneau et Carla Mascia . Le premier, politiste, auteur de L’obsession du mur. Politique de militarisation des frontières en Israël et aux Etats-Unis (Peter Lang, 2020) travaille à l’Institut Convergences Migrations au Collège de France. La seconde est sociologue, chercheuse postdoctoral au GERME (Group for research on Ethnic Relations, Migration and Equality) à l’Université libre de Bruxelles. Elle par ailleurs autrice de la dissertation doctorale Construire l’indésirable, justifier l’indésirabilité. La mise en œuvre de la politique de regroupement familial (ULB/VUB). 

Le texte qui suit est tiré de cette discussion filmée (que l’on peut visionner à cette adresse) et est proposé à la lecture en vue de faciliter la transmissions et la compréhension des thèses exprimées. Il a par ailleurs fait l’objet d’une relecture des intervenants.
L’ensemble du cycle “Libertés et sécurités, faut-il choisir ?” est accessible à cette page.


Damien Simonneau

En tant que chercheur en science politique et sociale, quand on pense « retour des frontières », on pense à l’État et au marquage du territoire. Mais cette expression mérite d’abord une déconstruction. Ce débat sur le « retour des frontières », on l’a eu dans les années 1990, à une époque où après la Guerre froide, on a cru que l’aspect territorial de l’État était obsolète face à la globalisation, à la multiplication des circulations (humaines, marchandes, capitaux, informations). Le fait est que, du point de vue de la science politique, elles n’ont pas disparu, donc elles ne peuvent être en train de revenir. Ce qui revient dans les années 2010, c’est ce débat, pas les frontières.

La frontière, c’est un attribut de l’État moderne[1]. Cet État se compose d’un « monopole de la violence légitime[2] » sur une population, sur un territoire, par une administration. En Europe de l’Ouest, les États se sont construits sur cette idée de contrôle territorial à travers lesquels ils ont pu mener des politiques de nationalité et de citoyenneté, notamment au XIXe siècle[3]. Ce modèle s’est ensuite « exporté » au reste du monde. 

Ce que l’on interroge, du point de vue des études frontalières, c’est les formes, les fonctions, et les représentations que l’on a de la frontière. Et l’image un peu classique que l’on a des frontières comme « enveloppe » d’État doit être dépassée.

La frontière, classiquement, c’est comme une pièce de monnaie. D’un côté, d’un point de vue étymologique, en français, le « front », c’est un terme très militarisé, c’est là où l’on affronte son ennemi, l’altérité, son partenaire. Il y a donc une face de la frontière qui est la différenciation par rapport à l’autre, et permet à l’intérieur de définir un « nous ». 

Pour certains acteurs, la frontière c’est une ligne territoriale à défendre militairement. La culture populaire s’appuie très largement sur cette vision classique (pensons au Mur de Game of Thrones. Dans le même ordre d’idée, nous avons tous grandi avec des mappemondes, des cartes à nos murs, où l’on se représente la surface du globe divisée par des espaces bien délimités. 


D’un autre côté, la frontière autorise des politiques identitaires : elle délimite un « nous », opposé à un « eux » et définissant, par un effet de miroir, qui « nous » sommes. Par exemple, lorsqu’un homme ou une femme politique décide d’empêcher des « indésirables » de venir ou de passer en les décrivant comme peu respectueux des droits des femmes ou en insistant sur le fait qu’ils frauderaient, ces « eux » se distinguent du « nous » qui n’aurions pas toutes ces (négatives) propriétés.
 Dans ce travail identitaire opéré par une politique migratoire et frontalière, on s’interroge sur les valeurs, l’identification, et le rapport à la migration et à l’altérité. 

Et enfin, ce qui me parait important à mentionner, c’est que les frontières, aujourd’hui, ce n’est pas qu’une ligne à défendre ou une politique identitaire, c’est avant tout un filtre, qui est équipé d’un grand nombre de technologies, qui permet de trier quelles sont les mobilités désirables ou indésirables, utiles économiquement ou pas, quels sont les types de personnes que l’on peut laisser venir s’installer dans la communauté politique, ou dans le territoire d’un État. 



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Il est possible de synthétiser quelques grandes interrogations derrière cette expression très efficace, mais imprécise, de « retour des frontières » : 


  • La frontière, en tant qu’attribut de l’État, aujourd’hui, est surinvestie. Notamment par des acteurs étatiques, des politiques, des militaires, des décideurs de toutes sortes, qui font reposer leur légitimité professionnelle et politique, leur efficacité, leur puissance, sur le contrôle frontalier. Ces acteurs « performent » le droit souverain de l’État à contrôler qui entre dans le territoire.
  • Les frontières ne peuvent pas se limiter à une dichotomie « ouverture-fermeture ». En géographie politique, on parle beaucoup de « frontiérisation-défrontiérisation » comme processus concomitants. Aujourd’hui, nos frontières sont marquées par des phénomènes de fluidification et d’épaississements. La frontière États-Unis–Mexique, en est un exemple type. C’est une frontière militarisée où Donald Trump a voulu construire son mur, mais c’est en même temps une zone de libre-échange commercial, brassant des milliards de dollars. 
On voit donc qu’il y a des logiques politiques très diverses qui sont parfois les unes en confrontation avec les autres. Un impératif de contrôle, sécuritaire, de lutte contre des menaces qui entraine des formes de violence (les différentes contrebandes par exemple, qui résultent de nombreux facteurs), la construction de l’immigration comme une menace, le terrorisme, etc. Et ensuite, il y a des logiques de circulation économique.
  • C’est aussi la protection des droits. La plupart de nos États européens, qui sont dans l’ensemble et jusqu’à présent des démocraties libérales, ont accepté la mise en place de formes de protection de personnes dans le besoin de protections internationales — selon des critères précis —, tels que les Conventions de Genève après la 2e Guerre mondiale. Cette logique de protection doit cependant être régulièrement rappelée aux États par des actions en justice. Certains pays, y compris la Belgique, sont condamnés pour non-respect de leurs engagements en matière de protection, d’enfermement ou de renvois vers des pays non sûrs. Les controverses liées à ces engagements s’incarnent localement, par exemple à la frontière franco-italienne en ce qui concerne les migrations non autorisées, mais sont la conséquence de politiques élaborées à des échelles supérieures.
  • La frontière, c’est un filtre qui peut être extrêmement technologisé. Les frontières sont dans ce cas investies par tout un ensemble de technologies qui peut aller du drone, aux tours de surveillance, des capteurs, déploiements de bateaux, etc. Et qui place parfois le contrôle non pas à la ligne frontière elle-même, mais parfois bien en amont, dans les pays de départ de l’immigration, ou très en aval, à l’intérieur des territoires d’accueil. Dès lors, la frontière, du point de vue des technologies de contrôle, est extrêmement pixellisée, fragmentée, et autorise un contrôle à distance. Cela complexifie notre définition classique de la frontière comme mur ou liée au marquage du territoire. Encore un exemple : l’usage des bases de données, notamment par l’Union européenne. La politique de contrôle extérieure de ses frontières repose essentiellement sur la high-tech et de base de données. (Eurodac, Entry/Exist system, etc.) 

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  • Il faut également rappeler que la frontière est un marché lucratif. Avec le mur de Trump, — au-delà de la simple barrière physique —, on est entre 11 et 12 milliards de dollars. Frontex, par sa part, a vu son budget passer de 100 millions d’Euros, à 5,14 milliards pour la prochaine période 2021-2027. Sachant que l’UE finance des technologies de contrôle que des États achètent par la suite — à la suite de lobbying d’entreprises de la Défense investissant la sécurité frontalière —, on a là un marché énorme. C’est un des moteurs du renforcement des frontières aujourd’hui. 

  • Et enfin, « la frontière », c’est aussi des hommes et de femmes, expertes en enjeux de sécurité. Des experts militaires, policiers, hauts fonctionnaires, qui ont réussi, au moins depuis 20 ou 30 ans dans l’UE, à imposer un discours de la menace. Notamment en lien avec l’immigration. Et à se créer des réseaux de pouvoir au sein de l’UE. Par exemple, dans les années 1990, le Traité de Maastricht a créé le pilier JAI (Justice et Affaires intérieures), qui avait comme objectif de communautariser ce qui pouvait l’être en matière de politique d’asile, d’immigration et contrôle frontalier. Cela a bien évidemment donné des moyens et permis à tout un ensemble d’acteurs nationaux de se créer des réseaux au niveau européen. Ce n’est pas sans conséquence, notamment dans l’imposition du recours à certaines technologies, et le renforcement de certains discours qui ont parfois amalgamé migration et menace terroriste. C’est moins visible qu’un mur, mais il faut aussi voir la frontière comme aménagée par ces réseaux d’experts. Leur discours domine la plupart des ministères de l’Intérieur de l’Union européenne par exemple.

CARLA MASCIA

Le propos qui suit s’inscrit dans un point de vue sociologique, et centré sur la Belgique. Il importe de rappeler que, tout comme il n’y a pas de « retour » des frontières, les migrations ont toujours existé, avec des ampleurs variables. D’après les chiffres de l’ONU, il y a actuellement 270 millions de personnes qui vivent dans un pays dans lequel elles ne sont pas nées. Ce qui fait 3,5 % de la population mondiale. Ce qui est quand même loin de l’idée d’une « vague » et d’un « flux » sans précédent qui met à mal nos systèmes politiques. C’est important, en tant que chercheur, de déconstruire certains discours politiques et médiatiques. 

En ce qui concerne la politique migratoire, elle se poursuit tout en dessinant les migrants comme « indésirables ». Dès lors, le paradoxe est peut s’écrire ainsi : pourquoi les hommes et les femmes politiques acceptent une migration qu’ils disent ne pas vouloir ? La réponse est qu’il y a dans un état libéral et démocratique des droits et que les juges, en défendant les droits des migrants, empêchent les hommes et femmes politiques de prendre des mesures aussi restrictives qu’ils le voudraient. Ce qui résulterait de l’accueil effectif des migrants, c’est le respect des droits (notamment le droit à la vie privée familiale) : ce qui s’opère ici c’est une forme de confrontation entre un pouvoir politique et un contre-pouvoir judiciaire.

Des catégories à questionner

Ce qui est intéressant avec la notion de frontière, c’est que cela ne concerne pas seulement les étrangers, mais dit aussi beaucoup sur la manière dont fonctionne notre État. L’orientation de mes recherches, dans les pas du sociologue Abdelamek Sayad, c’est que parler des migrations, c’est parler de l’État. Au-delà des individus, des parcours de vie, la migration fait appel à des catégories construites par les institutions étatiques. Ce qui est intéressant dans ce que nous dit Sayad, c’est que ces catégories — tel que « réfugiés », « demandeurs d’asile » sont des « structures structurées ». Ce qui signifie qu’elles sont pensées dans un contexte social, politique spécifique. Mais ce sont aussi des « structures structurantes », autrement dit elles conditionnent nos manières de nous représenter les migrations. Je mets quiconque au défi de parler de migration sans parler de « demandeurs d’asile », d’« étudiants étrangers », etc. En tant que chercheur, nous nous situons dans cette tension entre la reproduction d’un discours, sa naturalisation, et son questionnement, sa déconstruction.

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Dans le champ des études migratoires, on questionne nos conceptions. On peut avoir par exemple des conceptions très « racisées » de l’Autre et de l’étranger. C’est une approche très tôt mise en place par Sayad. Mais on ne va jamais qualifier un fonctionnaire de la Commission européenne de migrant, alors qu’il l’est, au regard des textes. Au regard de la loi, celui qui n’est pas Belge est étranger et notre fonctionnaire l’est donc également. Souvent, dans les discours politiques se penchant sur la question des migrations, on remarque que l’étranger (ou le voyageur) qui serait dangereux et qui doit être contrôlé est celui qui racisé. Auquel il faut ajouter le genre et la classe, en ce qui concerne la perception des femmes, et de la précarité.



Les politiques de regroupement familial

Les questions de frontières, de migrations font régulièrement les gros titres, mais je voudrais souligner que ce ne sont pas les seuls moyens ou espaces pour rentrer sur le territoire. Il y a les permis de travail, ou le droit de vivre en famille. C’est toute la question de la migration et du regroupement familial. Si l’on ouvre le journal, on peut avoir l’impression que les migrants sont essentiellement des réfugiés, des demandeurs d’asile (souvent déboutés). 
Quand on s’attarde sur les chiffres, on remarque que la principale source de migration légale, ce sont les regroupements familiaux. En Belgique, en 2018, on était à plus de 42 % de titres de séjours longue durée délivrés pour regroupements familiaux. Soit ce sont des familles qui se font rejoindre par un de leur membre, soit ce sont des familles qui sont déjà sur le territoire et dont l’enjeu est de les laisser ensemble. Je pense par exemple à quelqu’un qui est venu en Belgique en tant qu’étudiant étranger, il commence une vie de famille, il termine ses études et rencontre quelqu’un. Or, son titre de séjour en tant qu’étudiant étranger se termine. L’enjeu est que cette personne puisse rester sur le territoire pour poursuivre sa vie de famille. Ce droit, cette politique est dans les deux sens, c’est-à-dire qu’elle concerne également les citoyens belges en couple avec une personne étrangère. 

Ce que l’on a pu observer ces dernières années, ce sont des restrictions dans les politiques migratoires en ce compris le regroupement familial. Certains chercheurs parlent même de « tournant restrictif ». Néanmoins, il faut être prudent et ne pas idéaliser le passé, ce que supposerait cette image du « tournant restrictif ». De même, l’image de la « forteresse Europe », composée d’une frontière close, hermétique, à laquelle s’oppose l’image de l’« Europe passoire » ne rend pas compte de la complexité de la réalité des migrations. 
Si on regarde les modifications législatives qui ont été apportées, on remarque que les restrictions s’appliquent à certains types de migrants. Si je reste sur le cas de la Belgique et du regroupement familial, en 2011, on a assisté à une modification de la législation qui a été très importante. Très décriée par les associations de défense de droit des étrangers, par ce qu’elle illustrait un véritable tournant restrictif. Quand on regarde dans le détail, on voit que la modification la plus critiquée était l’imposition d’une condition de revenu, équivalent à 120 % du Revenu d’Intégration Social (RIS) pour les regroupements familiaux de ressortissants de pays tiers. Le résultat du calcul fait qu’on est à un peu plus de 1 300 euros net par mois pour être en droit de faire venir sa famille si vous êtes étrangers sur le territoire belge. Et deçà de ce montant, il revient à l’administration d’évaluer si vos revenus sont stables, réguliers et suffisants. Cela vaut également si vous êtes belge et que vous voulez accueillir un membre étranger de votre famille. 
La frontière n’est donc pas formellement fermée ni ne vous empêche de faire venir votre famille ou vous faire rejoindre par votre conjoint ou enfant, par contre elle ne le permet pas à tout le monde. Cette condition de revenu, qui doit être suffisant et simple empêche les publics les plus précarisés, au chômage, de jouir de ce droit. Il y a là un effet de sélection. Plus que « restrictive », les politiques migratoires sont aujourd’hui plus sélectives. 


Conception normative de la famille, politique identitaire

Qu’est-ce que cela veut dire concrètement ? Beaucoup de travaux se sont intéressés aux débats politiques, parlementaires, les discussions des textes de loi, etc., et ont remarqué que les justifications des modifications du droit au regroupement familial reposent sur des conceptions très normatives de la famille. Pour éclairer cela, prenons le cas d’un débat ayant eu lieu aux Pays-Bas concernant des restrictions à apporter à la migration familiale. Le public visé était principalement des femmes immigrées : elles étaient représentées comme soumises, comme des victimes. Dès lors, pour les législateurs, cela devait se traduire par une intensification des contrôles. Ce qui implique bien souvent plus de restrictions. 

En Belgique, un des principaux motifs mis en avant pour justifier des modifications législatives plus restrictives pour les Belges, c’est l’inquiétude concernant les mariages des citoyens belges d’origine turque et marocaine. Sans me prononcer sur le fond, les législateurs estimaient ces mariages comme très problématiques parce que ces publics visés ont des pratiques matrimoniales consistant à chercher des conjoints avant tout dans leur pays d’origine. Précisons néanmoins que lorsque ces débats ont lieu, on observe que ce type de pratiques matrimoniales étaient en chute.

Ce que l’on remarque dès lors c’est que d’autres modes de faire famille, et plus particulièrement ceux des citoyens « d’origine », par exemple le fait de se marier avec quelqu’un de son pays d’origine et de la faire venir, est considéré comme problématique. Ces mariages permettent de tracer une démarcation entre Belges « de souche » qui auraient les « bonnes » pratiques matrimoniales et les « autres » Belges, qui n’auraient pas adopté ces « bonnes » pratiques, mais continueraient à suivre celles de leurs parents. Cet argumentaire participe à la racialisation et l’ethnicisation de certains Belges et a justifié des mesures plus restrictives. Mais on voit aussi combien les normes (familiales, intimes, etc.) guident les débats sur le sujet des migrations et regroupements familiaux. Par exemple, les débats concernant le refus de la polygamie supposent une conception de la famille impliquant deux partenaires. 



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Ce qui m’amène également aux implications identitaires déjà soulevées, derrière le concept de frontière. Quand on décrit certains modèles familiaux, ou d’autres pratiques, comme « inacceptables », comme pouvant mettre en danger la nation, et justifiant des décisions politiques, cela définit en creux « nos » pratiques acceptables, en tant que citoyens belges. C’est également le cas lors des débats sur le voile, décrivant les femmes voilées comme plus « soumises ». Cela laisse sous-entendre que « nous », en tant que « belges », nous serions dans des répartitions de genre égalitaire, émancipées. C’est à questionner. D’autant plus que l’on observe que le droit familial a évolué et s’est ouvert à d’autres modèles familiaux (cohabitation légale et famille recomposée par ex), mais, pour les migrants on reste sur une définition la famille très normée et restrictive : la famille légitime est la famille nucléaire (un père, une mère et enfants). Nous sommes face à un grand écart dans les pratiques et les discours. 

Donc faire une politique migratoire en désignant certains groupes, certaines pratiques comme « problématiques », cela définit un « eux » et un « nous », dans une logique identitaire, sans toujours que l’on s’en rende compte. C’est en cela que j’insiste sur le fait que la politique migratoire, la politique des frontières, ne concerne pas seulement « les étrangers », mais aussi « nous » : ce que « nous » acceptons comme restriction et, ici, comme modèles familiaux.

La mise en œuvre des politiques migratoires

Si la figure du fonctionnaire derrière son guichet peut symboliser, de façon excessive, le pouvoir discrétionnaire (voire arbitraire), il faut avant tout remonter le fil des lois. Ces dernières laissent des marges d’interprétation, qui ont une portée politique importante. Tout comme dans le Code de la route, et le passage du feu orange. C’est pareil pour l’interprétation des lois. Il est impossible de prévoir toutes les situations et la loi est, par définition, générale et il revient aux administrations de l’appliquer aux cas pratiques, concrets. 
 De plus, pour simplifier, le législateur a parfois refilé la « patate chaude » aux fonctionnaires, aux administrations en laissant une marge de manœuvre à celles-ci.  

La mise en œuvre est cruciale et les fonctionnaires définissent ce à quoi ressemblent les droits en pratique pour les ayants droit. Prenons l’exemple d’un migrant qui désire introduire une demande de regroupement familial, avec un membre de famille en Belgique. C’est une longue procédure. Il doit dans un premier temps se rendre au consulat. Si le Consulat a un doute sur la demande, elle peut demander un avis à l’Office des Étrangers. Lorsque la personne migrante à son visa, elle prend son billet d’avion et passe la frontière à la Zaventem, s’il transite par Bruxelles, pour le cas de la Belgique. Ce n’est bien sûr pas terminé. Une fois arrivé, il doit se rendre à la commune pour se signaler. Une fois qu’il a sa carte de séjour, il ne doit pas oublier de faire régulièrement des demandes de renouvellement (à des intervalles différents selon les dossiers). 

On le voit par ce simple exemple, lorsqu’on pense ces questions de migration, on retombe sur une frontière fortement déterritorialisée, loin d’une ligne simple entre deux pays. Dès lors, du point de vue du migrant, les frontières ne sont plus une ligne que l’on traverse.

Pour être plus spécifique, il faut évoquer tout le contrôle en amont. Imaginons que je désire faire venir quelqu’un de l’étranger, qui sera mon futur conjoint. Pour pouvoir introduire une demande de regroupement familial, il faut pouvoir prouver « un lien ». Autrement dit, il faut se marier ou faire une cohabitation légale. La commune, dès lors, sera autorisée à mener une enquête approfondie pour vérifier qu’il s’agit d’un mariage « solide », d’amour et non une manière de détourner la législation. Il faut noter que nous n’avons pas de chiffre sur ces unions, que l’on appelle des « mariages de complaisance ». 
Ce qu’il faut bien comprendre, c’est qu’avant même de penser au regroupement familial, et les protagonistes doivent introduire une demande de séjour, et seront déjà contrôlées en prévision de cette option. Si cela se passe sur le territoire belge, des associations d’aides aux étrangers peuvent être là en soutien. C’est également possible à l’étranger, les Consulats ayant également ce genre de compétence. Mais dans cette configuration, les aides (concernant l’application du droit belge) sont moins évidentes à avoir, le réseau associatif moins présent. Postuler depuis l’étranger ou depuis la Belgique implique donc des différences importantes. Car bien entendu, il n’y a pas une seule politique migratoire pour l’ensemble des pays européens, même si l’UE pousse pour une harmonisation.

Les bases de données

Outre, l’Office des Étrangers, les communes, les consulats, il faut parler des bases de données, tant elles ont pris de l’importance. C’est là où se loge toute la mémoire de l’administration. Au guichet, le fonctionnaire va regarder le registre national du migrant qu’il a en face de lui, il va chercher des données pour se faire une image. Le face-à-face entre le migrant et le fonctionnaire, l’administration, est transcendé par quelque chose de plus immatériel. En conséquence de quoi, la frontière se compose non seulement d’humains, mais également de non-humains. Nous sommes bien dans cette frontière fragmentée, qui se matérialise dans de nombreux endroits : protocoles, législations, administrations, bases de données, etc.

La frontière, et donc le contrôle migratoire, dépasse largement l’image du guichet. Certaines administrations travaillent uniquement sur dossier, par exemple. 
C’est pour cela que je parle de frontière réseau, qui prend corps dans des interactions, dans différents espaces sociaux (aéroport, commune, office des Étrangers, consulat), qui impliquent des humains (le garde-frontière, le fonctionnaire, la police [enquête de résidence], et des non-humains [impliquant la question des bases de données]). Ces interactions entre espaces sociaux, humains et non humains vont interagir pour produire des pratiques de contrôles qui vont se déployer au nom de la souveraineté étatique.

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Martin Reisch / Unsplach

Mobilisations antiracistes. 2020, un tournant ?

CM : Lorsqu’on pose un regard sur Black Lives Matter à partir des politiques migratoires et de l’histoire des luttes, il est important de rappeler que les migrants n’ont jamais été passifs, et ce même dans des positions minoritaires et minorisées. La visibilisation est peut-être plus grande aujourd’hui, leur mobilisation est différente, éléments qu’il faut mettre en rapport avec les médias et les sociétés d’accueil qui commencent à faire attention à certaines revendications. Mais les collectifs de sans-papiers par exemple, ont toujours été très actifs. Par contre, il est vrai que certains contextes rendent certains combats plus visibles.

DS : 

 Ce que l’on a appelé, sous de mauvais termes « la crise des réfugiés de 2015 », a permis de rendre visible et audible, à certains endroits, des mobilisations et revendications de migrants et de demandeurs d’asile.

Ce qu’Étienne Balibar nomme la « démocratisation des politiques migratoires » inclut les mouvements de sans-papiers et les citoyens solidaires. Et Bruxelles a été à ce sujet un lieu très important avec l’accueil des migrants par la population (les « hébergeurs ») et l’émergence de la Plateforme. Bien que les deux phénomènes soient liés, cela a permis une visibilisation de l’accueil au sein de la question migratoire, de citoyen qui s’en sont emparé, et non pas seulement le constat de politiques plus restrictives.

CM : 

Il ne faut pas oublier qu’en Belgique dans les années 1970, il y a eu d’énormes mobilisations. Celles-ci ont été déclenchées par la mobilisation d’étudiants étrangers, pour ensuite s’élargir à d’autres acteurs (universités, syndicats, etc.). Au point que le gouvernement de l’époque a demandé l’ouverture d’une commission parlementaire pour évaluer la pertinence de donner ou non un statut aux étrangers, qui à l’époque n’en avait pas. Après 10 ans de discussions et de mobilisations, cela a abouti à la Loi du 15 décembre 1980 qui est toujours d’application aujourd’hui, même si fortement modifiée depuis. C’était donc un tout autre contexte qu’en 2015.

Ces manifestations antiracistes permettent-elles de lutter contre une forme de « profil bas » que la société d’accueil impose bien souvent aux personnes racisées, étrangères ?

CM : Certains ont parlé « d’altérité de l’intérieur ». Il est vrai qu’on peut constater des attitudes visant à ne pas trop se faire remarquer. C’est bien entendu en lien avec les discriminations des migrants et descendants de migrants. Néanmoins, un des risques pour l’analyse serait de considérer ces personnes sans initiative. Il y a aussi une réelle différence entre le discours politique qui ostracise voire criminalise les personnes qui sont sans statut de séjour régulier et leur actuelle, effective, participation à la vie associative, communale, etc. Nous ne nous rendons pas facilement compte qu’on l’on côtoie des personnes n’ayant pas de séjour régulier. Tout un champ de la recherche met à jour ce qu’être migrant signifie : les parcours, les vécus, les mobilisations. Ces dernières sont toujours latentes, et explosent lorsqu’une fenêtre d’opportunité apparait. 


La solution, la « démocratisation des frontières » ?

DS : En ce moment j’étudie des campagnes de plaidoyer issues des associations de défense des droits des étrangers en France et en Belgique. En France, par exemple, cela s’appelle les États généraux de la migration. C’est l’ensemble des acteurs solidaires de la défense des droits, que l’on pourrait qualifier d’humanitaires — solidarité immédiate pour héberger, procurer du matériel, etc. aux personnes en question —, des ONG pouvant collaborer avec l’État, mais aussi des collectifs citoyens qui ont émergé depuis 2015. 
Que cela soit en France ou en Belgique, on s’aperçoit qu’il y a une volonté de regroupement de ces acteurs-là pour essayer de peser sur la définition des politiques migratoires. Notamment en orientant vers une « démocratisation des politiques migratoires ». Ils estiment que les politiques migratoires ne doivent pas être définies que par les experts, policiers, militaires, ou des hauts fonctionnaires, mais impliquer les citoyens et les personnes en migration elles-mêmes.

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Radek Homola / Unsplash

Mais revient tout de même la question des valeurs que l’on associe à cette démocratisation. À nouveau, ce qui concerne les politiques migratoires interroge la communauté politique dans son ensemble. 

Certains vont mettre en avant l’idéal d’hospitalité. Qui s’articule avec la liberté de circulation, ou de mouvement, si l’on porte un regard plus centré sur les individus. Et là, force de constater que les défendeurs de ces termes y mettent pas mal de choses différentes.
 Certains chercheurs ont modélisé différents scénarios. Par exemple celui d’une liberté de circulation entre le pays d’émigration et d’immigration. Cela aboutirait, pour certaines personnes, à vivre 6 mois à l’année dans chaque pays respectif, ce qui enrichirait les deux pays. Il y a eu des interrogations similaires lors de l’élargissement de l’espace Schengen à l’Europe de l’Est. Certains ont pensé que tous les Polonais allaient venir en Europe de l’Ouest, cela ne s’est pas passé. Il y a bien sûr eu des tensions, des problèmes de dumping social notamment, mais il n’y a pas eu d’« invasion ». 

D’autres vont penser ces questions dans les termes de « No Borders ». Une forme de pensée anarchiste qui entend abolir les frontières. Anarchiste au sens où dès que l’on s’attaque à la frontière, on s’attaque à l’État. L’abolition des frontières mènerait donc à d’autres formes d’organisation politique que les États-nations.

Et enfin, c’est le soutien (aux mouvements) des personnes sans-papiers et migrantes qui, comme cela a été dit, vivent parmi nous, contribuent à la société et donc participent-elles aussi à redéfinir la communauté politique. Pour le philosophe Étienne Balibar, c’est cela, la démocratisation des politiques migratoires. Contrairement à ce que disent les politiques de sécurité et de contrôle migratoire, nos communautés politiques ne sont pas figées, nos identités nationales ne sont pas objectives, elles sont en constante redéfinition.

CM : ce qu’il est important de noter dans ce processus de démocratisation, c’est la question citoyenne. Qui est un citoyen ? C’est-à-dire que dans toute autre politique publique, pensons à la santé par exemple, les autorités publiques doivent rendre des comptes, les citoyens peuvent sanctionner en votant. Le problème que je souhaite soulever, c’est que l’on fait des lois qui concerne des personnes qui font partie, ou vont faire partie, de la communauté politique, mais qui n’ont pas le droit de vote. Sauf dans certains cas aux élections locales.

Comment, dans des États démocratiques, on prend en considération la participation politique des personnes qui n’ont pas la nationalité ou la citoyenneté européenne ? Pour le moment, cette citoyenneté européenne, c’est avoir une nationalité dans un des États membres. Mais cela pourrait être défini autrement, par exemple par la présence plus ou moins longue sur le territoire. C’est la question fondamentale de qui peut participer aux affaires politiques du pays où il vit : celui qui est effectivement là depuis un certain temps ou celui qui a la bonne nationalité ? À la suite de Balibar, les questions portant sur les migrations et les frontières nous interrogent sur les marges, ce que l’on ne voit pas de prime abord sur la conception de l’État, de la citoyenneté, et donc de philosophie politique.


[1] Mentionnons les Traités de Westphalie de 1648.

[2] Pour plus d’information : Dominique Linhardt, Un monopole sous tension : les deux visages de la violence d’État, Politika, 2019 https://www.politika.io/fr/notice/monopole-tension-deux-visages-violence-detat

[3] John Torpey, L’invention du passeport : Etat, citoyenneté et surveillance, Berlin, 2005

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