PERPÉTUELLE QUERELLE ENTRE LES PARTISANS D’UN AUTRE MONDE

par | BLE, Démocratie, Economie, SEPT 2015

Alter ou anti ? Que ce soit à l’échelle internationale ou régionale, la querelle sur le devenir des institutions supranationales est récurrente. Pour certain-e-s la mise au pas du capitalisme mondialisé se fera au travers de la déconstruction des actuelles institutions internationales et régionales car elles en sont un des moteurs principaux. Pour d’autres, l’internationalisme est le seul moyen de renforcer le pouvoir politique sur le pouvoir économique et de jeter les bases d’un autre monde.

Dès ses débuts, le mouvement social qui émergea au lendemain de la chute du mur de Berlin fit l’objet de discussions sur son appellation. Faut-il le qualifier d’“antimondialiste” ou d’“altermondialiste” ? Dans le courant des années ‘90 et plus particulièrement en marge du sommet de l’OMC à Seattle en 1999, c’est le premier terme qui est utilisé pour qualifier les mobilisations qui ont lieu. Dans la foulée du premier Forum social mondial (FSM) qui se tient à Porto Alegre en 2001, les observateurs et observatrices recourent progressivement à l’appellation “altermondialistes”. Cette transition trouve son origine dans l’évolution rhétorique de la société civile elle-même, désireuse de réagir aux discours récurrents : “vous êtes des “anti” mais il n’y a pas d’alternative et la preuve, c’est que vous-mêmes n’avez rien de mieux à proposer !”. En cette même année, René Passet, à l’époque président du conseil scientifique d’Attac, écrit un ouvrage de référence, Eloge du mondialisme par un “anti” présumé, dans lequel il parle non pas de défaire les institutions internationales mais bien de la nécessité de les transformer en vue de créer une mondialisation plus juste. Au cours des FSM suivants, des propositions communes quant aux réformes à entre- prendre à l’échelle internationale clôturent les rencontres.

Alors que le consensus sur la possibilité de créer un autre monde semble s’installer, l’économiste Serge Latouche répond à René Passet via un article intitulé “D’autres mondes sont possibles, pas une autre mondialisation”. L’essentiel de sa critique s’écarte des traditionnelles réflexions économiques pour amener le débat sur la question culturelle en dénonçant le côté chimérique de tout projet universaliste. Une autre mondialisation pourrait sans doute réguler le capital mais elle ne mettra pas fin à des siècles d’impérialisme et de dominations culturelles.

La controverse ne s’est évidemment jamais éteinte mais, ces dernières années, elle resurgit plus qu’entre les lignes avec l’apparition du concept de “démondialisation”. Sans équivalent anglais ou espagnol, c’est en France que la controverse s’installe. Parmi les promoteurs et promotrices, nous retrouvons, entre autres, les économistes Jacques Sapir[1] et Frédéric Lordon.[2] Côté pourfendeurs, c’est l’économiste Daniel Cohen[3] et la majeure partie du Conseil scientifique d’Attac[4] qui animeront un débat beaucoup moins cordial que celui qui confrontait René Passet et Serge Latouche.

LES ARGUMENTS EN FAVEUR DE LA DÉMONDIALISATION

Il existe des divergences  de  point  de  vue entre les  auteurs  cités  ci-dessus  qui défendent l’idée d’une démondialisation. Le concept doit en partie son succès au fait que l’ancien Ministre français du Redressement productif, Arnaud Montebourg, en ait fait l’usage, bien que ce serait une erreur de le situer dans le même courant de pensée qu’un Frédéric Lordon.

Ce qui se retrouve de manière transversale dans leur argumentaire est le caractère non démocratique des institutions internationales et l’impossibilité de réguler le capital à cette échelle. Jacques Sapir affirme sans détours qu’il faudra  revenir au cadre de l’État-nation, seule source de démocratie car “sans frontière, il devient impossible d’identifier une communauté politique commune”.[5] Pour sa part, Lordon ne semble pas exclure la possibilité d’un entre-deux en s’organisant à l’échelle régionale mais une analyse du contexte européen actuel lui fait dire qu’il s’agit là d’une hypothèse bien moins réaliste que celle de se réorganiser à l’échelle d’un pays avec sa propre monnaie, sa banque centrale et ses politiques douanières.

Au-delà de ces deux économistes, une multitude de mouvements citoyens, tels que le mouvement Colibri, le mouvement de la Transition ou une partie du mouve- ment des places (Indignés), défendent l’idée de “moins de mondialisation” bien que pour eux, c’est à une échelle encore plus réduite qu’il faudra relocaliser les prises de décision. Par ailleurs, la relocalisation de la production est au cœur de ces mouvements pour lesquels même si elle se faisait sur base d’une juste répartition des richesses entre actionnaires et travailleurs-travailleuses ou entre régions du monde, la mondialisation des échanges alimentaires, de biens et de services n’est plus tenable pour des raisons écologiques. Revenons-en aux souverainistes. Protectionnisme aux frontières, régulation de l’offre et des prix, taxation du capital sont les instruments qui pourraient être utilisés pour mettre au pas les excès du capital alors que rien n’est entrepris au niveau des institutions européennes et internationales vu qu’elles sont entièrement converties à l’idéologie néolibérale. La désindustrialisation des pays européens serait en grande partie due au principe de libre-échange combiné au développement des pays émergents qui attirent les entreprises en proposant des coûts et une protection du travail au rabais.[6]

Les auteurs n’ignorent pas  les  risques  de tensions économiques pouvant surgir d’un retour au protectionnisme et à une monnaie nationale mais ils  arguent  que le changement deviendrait possible alors que dans l’état présent des choses, c’est- à-dire avec les institutions internationales actuelles et une monnaie unique au niveau européen, c’est le statu quo garanti. Par ailleurs, le retour à l’Etat-nation n’exclut pas la possibilité de collaborer à plusieurs dans un certain nombre de domaines pourvu que la souveraineté reste nationale et qu’on respecte  scrupuleusement le principe de subsidiarité qui prescrit de régler chaque question à l’échelle de pou- voir la plus proche des citoyennes et des citoyens.

Au cœur de leur analyse, l’observation que ces auteurs font des dynamiques historiques du  capitalisme  les  amènent  à défendre l’idée que le capital pourrait être régulé à condition de réduire considérablement sa liberté de circulation. Privés de pouvoir recourir à la menace de délocalisation, les détenteurs de  capital se retrouveraient affaiblis dans le rapport de forces qui les oppose aux travailleuses et travailleurs. Ces dernier-e-s seraient capables d’obtenir plus de droits sociaux et de meilleurs salaires comme ils réussissaient à le faire au lendemain de la seconde guerre mondiale, à une époque où le clivage capital-travail se réglait principalement sur le territoire national. Une fois encore, les divergences sont fortes au sein des partisans de la démondialisation et, à la fracture entre régionalistes, souverainistes et localistes, s’ajoutent la division entre ceux qui font du retour à l’échelle nationale une solution pour adopter des politiques économiques plus justes en matière de redistribution des richesses et ceux qui ne voient là qu’une étape vers le dépassement total du modèle de production capitaliste.

LES ARGUMENTS CONTRE LA DÉMONDIAMISATION

Nous ne croyons pas que le retour au national résoudrait la crise de la démocratie car celle-ci est profondément enracinée dans des mécanismes qui, y compris au niveau national, écartent les citoyens des décisions qui les concernent”.[7] La réaction de plusieurs membres du Conseil scientifique d’Attac face à la percée du concept de démondialisation est sans ambages, jugeant le concept “superficiel et simpliste”. Le déni démocratique existe autant à l’échelle de l’Etat-nation qu’à l’échelle européenne ou internationale,  arguent- ils, et rendre le pouvoir aux citoyennes et citoyens est un défi qui devra être relevé aux différentes échelles de pouvoirs.

L’Etat-nation lui-même est une construction historique alors qu’est-ce qui empêcherait les êtres humains de s’organiser démocratiquement à une échelle territoriale plus grande ? C’est sur ce postulat optimiste que les altermondialistes dessinent les contours de ce que pourrait être une gouvernance internationale juste, sou- tenable et démocratique. Quant aux questions sociales et économiques, ce n’est pas tant la mondialisation des échanges qui est coupable de la désindustrialisation et du chômage en Europe mais bien les gains de productivité de ces dernières décennies. Il ne faut pas opposer “le travailleur chinois” au “travailleur français” mais compter sur une solidarité mondiale entre travailleuses et travailleurs et sur des institutions politiques internationales au pouvoir contraignant afin de pouvoir tirer les conditions salariales et normes sociales vers le haut.

En périphérie de la controverse, Mireille Delmas-Marty, juriste française, diagnostique les injustices actuelles comme étant le résultat d’une asymétrie entre le développement d’un marché international et le développement des institutions politiques supposées le réguler. Mais il ne tient qu’à la volonté des responsables politiques de créer un cadre international où les acteurs économiques  devraient  se  soumettre aux respects des droits de l’Homme et à faire de la création d’emplois décents une priorité surplombant celles fixées par les actionnaires. Ce n’est qu’au travers du droit international et de l’harmonisation fiscale entre les pays qu’il pourra être mis fin à ce que cette auteure qualifie de “law-shopping”, c’est-à-dire le  pouvoir  que les Entreprises transnationales (ETN) ont de s’installer où les droits des travailleuses et travailleurs sont les moins protégés.[8]

Bien plus qu’une utopie, cette idée d’architecture internationale a même fait l’objet d’une conférence internationale chapeautée par l’ONU et  déboucha  sur la Charte de la Havane. Adoptée en 1947, cette charte prévoyait la création d’une Organisation Internationale du Commerce, qui contrairement à notre actuelle OMC, aurait été assujettie au système juridique des Nations Unies9. Des traités de libre- échange auraient pu être dénoncés sur base de critères relatifs à la protection de l’emploi et des ETN condamnées pour violations de droits de l’Homme, deux recours impossibles dans l’état actuel de la mondialisation. Ce projet restera lettre morte faute de ratification par les Etats-Unis.

Au-delà de la question sociale et économique, c’est bien entendu la crise environnementale et les enjeux de sécurité dans le monde sur lesquels s’appuient les pourfendeurs de la démondialisation. Le réchauffement climatique, notre empreinte écologique et la perte de la biodiversité sont des enjeux qui n’ont pas de frontières et pour lesquels un retour à l’État-nation signifierait la catastrophe. Même le stade de la collaboration ne saurait suffire à résoudre ces problèmes. Des transferts de pouvoirs semblent inévitables en vue d’éviter que chacun fasse le pari du passager clandestin, c’est-à-dire de faire le pari de ne rien faire tout en bénéficiant des efforts des autres. Aux côtés des anciennes institutions internationales réformées, certains avancent donc l’idée de créer de nouvelles institutions internationales telles qu’une Organisation mondiale de l’environnement en vue de rédiger des normes contraignantes aussi précises que ne le fait l’Organisation Internationale du Travail en matière de travail.

Enfin, la coopération internationale serait le meilleur moyen d’assurer la paix dans le monde en démocratisant l’actuel Conseil de Sécurité des Nations Unies. Elle permettrait de lutter contre les inégalités économiques grâce, par exemple, à des programmes d’annulation de dettes  ou  de lutte contre les paradis fiscaux. Enfin, les partisans d’un autre monde construit par en haut font des institutions internationales la condition sine qua non en vue de construire une véritable solidarité mondiale au travers, par exemple, de l’instauration d’un revenu de base universel ou de la reconnaissance de biens publics mondiaux.

DIFFICILE COMPROMMIS

Tout un chacun qui observe de loin cette controverse serait tenté de vouloir pro- poser un consensus rédigeant une liste des sujets sur lesquels il faudrait “plus de mondialisation” et une autre pour lesquels il faudrait démondialiser. Cependant la pomme de discorde ne porte pas tant sur cette question que sur les moyens d’y arriver… on peut se mettre d’accord sur le fait qu’il faut réduire le flux de marchandises et les émissions de CO2, cela ne nous dit pas comment y arriver… Sortir unilatéralement de l’OMC pour reconstruire des échanges régionaux respectueux du travail décent et taxer les produits polluants à la frontière ou créer une OME au pouvoir contraignant tout en assujettissant l’OMC à l’ONU ?

Partisans et pourfendeurs de la démondialisation sont en grande partie d’accord sur l’horizon qu’ils veulent atteindre mais leur analyse diverge sur les moyens d’y arriver. Reconstruire de bas en haut sur base collaborative et volontaire ou reconstruire de haut en bas sur base coopérative et contraignante ? En ligne de fond  de cette querelle stratégique se cache un autre clivage séculaire, celui qui oppose réaliste et idéaliste car il s’agit bien de cela en vérité : parier sur la possibilité que les êtres humains puissent coopérer tous ensemble malgré la diversité qui leur est propre.


[1] Jacques Sapir, La démondialisation, Seuil, 2011.

[2] Frédéric Lordon, L’intérêt souverain : essai d’anthropologie économique, La Découverte, 2011.

[3] Daniel Cohen, La Mondialisation et ses ennemis, Grasset, 2004.

[4] Geneviève Azam (et alii) “La démondialisation, un concept superficiel et simpliste”, Mediapart, 6 juin 2011

[5] Jacques Sapir “Oui, la démondialisation est bien notre avenir”, Mediapart, 20 juin 2011.

[6] Christian Chavagneux, “La mondialisation est-elle cou- pable ?”, Alternatives économiques, juin 2011.

[7] Geneviève Azam (et alii), ibid.

[8] Mireille Delmas-Marty, Résister, responsabiliser, anticiper, Seuil, 2013

[9] Jacques Nikonoff, “Contre le libre-échange, la charte de la Havane”, 2006

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