LA MOBILITÉ OBLIGATOIRE : UN AUTRE ÉTAT D’URGENCE

par | BLE, Démocratie, Environnement, SEPT 2016

Comme chacun le sait, l’état d’urgence est la proclamation d’un danger imminent et grave, au nom duquel des mesures exceptionnelles doivent être prises, au premier rang desquelles, la suspension d’une série de libertés fondamentales. Cependant, la rhétorique de l’urgence est loin de se limiter, dans nos sociétés, à des circonstances relevant du terrorisme ou de catastrophes naturelles. Bien au contraire, il semble que nous soyons résolument entrés dans une ère caractérisée par une urgence permanente, et qu’au nom de cette urgence, de nouvelles contraintes soient imposées. Plus encore, on peut soutenir que, dans ces deux types d’urgence, il est question de défendre et de promouvoir la liberté tout en prenant des mesures (potentiellement) liberticides.

De nombreux penseurs s’interrogent aujourd’hui sur notre rapport au temps, et notamment sur notre propension à l’accélération. Ainsi, selon Hartmut Rosa,[1] l’accélération propre aux sociétés modernes serait maintenant entrée dans une phase d’emballement incontrôlé, que nous sommes incapables de stopper et qui cause notre aliénation. Toujours plus pressés, soumis à des changements toujours plus rapides, nous perdons le contrôle de notre vie mais aussi de notre société.

Pourtant, si cette accélération exponentielle semble bien réelle, il ne faut pas oublier que certains en sont exclus… ce qui ne leur porte pas nécessairement chance. Les chômeurs, les personnes âgées, les détenus, les “illégaux”, toute une série de personnes aux marges de notre société sont ainsi à la fois soumises à des impératifs d’accélération et abandonnés à leur sort dans de mornes no man’s land. Les chômeurs sont activés, mais forment des cohortes de désespérés qui n’ont que peu d’espoir de réinsertion socioprofessionnelle, les retraités sont sommés d’être des seniors actifs, mais sont oubliés dans des maisons de retraite, etc. Comment comprendre ce double mouvement ?

DE L’ACCÉLÉRATION À LA CONTINUITÉ

On peut faire l’hypothèse que notre rapport au temps se modifie profondément, bien au-delà du simple constat d’une accélération. Il semble en effet que ce soit notre représentation sociale du temps qui a évolué. Pour résumer, on pourrait opposer deux types de rapport au temps.

Dans le premier, l’écoulement du temps se marque par des alternances de stabilité et de ruptures brusques. Ce n’est pas que les horloges s’arrêtent, mais qu’en chaque matière, les situations restent figées jusqu’à ce qu’intervienne un brusque changement. Par exemple, les âges de la vie sont représentés comme le passage par divers stades successifs : on est quantité négligeable jusqu’à l’âge de raison, on devient adulte par le mariage ou le service militaire, on entre dans le grand âge en prenant sa retraite, etc. Chaque passage de cap est marqué par un événement ponctuel (baptême, communion, mariage, incorporation à l’armée, baptême universitaire, départ à la retraite, etc.) et signe l’entrée dans une nouvelle ère, clairement distincte de la précédente, dans laquelle, notamment, l’individu est titulaire de nouveaux droits et de nouvelles obligations. Cette logique temporelle régit aussi les institutions sociales (mariage, famille, travail, religion, etc.) et étatiques (frontières, régimes politiques, succession des gouvernants, etc.).

À ce modèle de succession d’ères s’en oppose un autre, fondé sur l’érosion continue. Le temps est alors un écoulement permanent, qui fait constamment évoluer toute chose, qui érode, qui empêche toute stabilité. On devient adulte progressivement et on reste longtemps enfant, la vieillesse ne condamne pas à un retrait du monde, etc. Dans cette représentation du temps, rien n’est permanent, tout est toujours porteur à la fois du passé et du futur. Il n’est plus question de révolutions ni de changements brutaux. Les mutations peuvent être rapides, mais n’ont pas l’instantanéité du modèle précédent. À la succession d’ères, est substitué le flux constant.

Dans ces deux contextes, l’accélération change de signification. Dans le premier, il s’agit de réduire la durée de la période de stabilité séparant deux fractures, dans le deuxième, il s’agit d’accélérer l’érosion, mais pas de raccourcir des stases qui, de toute manière, n’existent plus.

Nous pensons que nous vivons, plus qu’une époque d’accélération frénétique, le passage du premier modèle temporel au second. La question n’est dès lors pas uniquement celle de l’accélération mais aussi celle de la suppression de période au cours de laquelle une situation reste stable. Nous sommes aujourd’hui condamnés à vivre dans un monde qui nous promet un changement constant.

DE LA FRONTIÈRE À L’ÉTENDUE SANS BORNE

Pour mieux comprendre la mutation que nous vivons, nous pensons qu’il ne faut pas limiter l’investigation à la question temporelle. En effet, temps et espace sont intriqués et à l’évolution de notre rapport au premier correspond un mouvement parallèle par rapport au second.

À un temps fait de stases et de ruptures, répond un espace semblablement cloisonné. Comme le temps est organisé en ères, l’espace l’est en aires. Il s’agit donc de tracer des frontières : entre Etats, entre les sphères domestique et publique, mais aussi, dans les espaces sociaux, entre le masculin et le féminin, le légal et l’illégal, le national et l’étranger, etc. Le réel s’organise de manière binaire. La frontière ne peut être pensée que dans la durée. Certes, elle finira par s’estomper, mais il n’est pas possible de la tracer sur du sable. Il faut une certaine stabilité pour que puisse, par exemple, s’organiser la distinction entre deux États-nations. La frontière résiste donc dans le temps (stase), avant de changer brutalement à la faveur d’une guerre ou d’un traité (rupture). Dans ce que nous appelons la forme-limite, le temps et l’espace sont organisés sur la base de l’idée de limites claires, tant spatiales que temporelles.

À l’inverse, si le temps érode constamment toute réalité, il est illusoire de tracer des frontières. Si les populations se déplacent, si les échanges se jouent des distances, si les peuples et les cultures se mélangent, on ne peut tracer une limite les séparant. Dans ce cadre, l’espace n’est pas vu comme une juxtaposition d’aires, mais comme un réseau s’étendant sans limite définie. Il se structure dès lors au travers des relations qu’entretiennent les acteurs qui l’occupent. Langue, hinterland commercial et culturel, échanges de populations, déplacements physiques et coopérations transfrontalières structurent le rapport à l’État de manière variable et sur des niveaux multiples. Ce que nous appelons la forme-flux détermine alors un tout autre rapport à l’espace-temps, fondé sur la multipolarité et l’ouverture.

DE L’URGENCE À LA MOBILITÉ

À la lumière de ce qui précède, on peut se demander si la question est celle de la rapidité ou celle de la constance du changement. Nous faisons l’hypothèse que, plutôt que d’être soumis à une accélération, nous passons d’une succession de stabilités à une érosion permanente. Plutôt que de nous adapter à la cadence heurtée du changement, il nous faut dès lors composer avec un glissement constant qui nous prive de tout point fixe, même temporaire.

En découle un sentiment d’urgence dû au fait que, sur tous les fronts, constamment, la vigilance s’impose pour ne pas perdre le fil des mutations : recomposition des familles, aléas des carrières, indistinction des genres, renégociation des relations humaines, évanescences des statuts et rôles sociaux, etc.

Pour être juste, il faut rappeler qu’il s’agit ici de penser deux modèles concurrents, plutôt que le passage clair et définitif d’un règne à l’autre. Cependant, la montée en puissance de la forme-flux a introduit un nouveau type de pression sur les individus et les organisations.

Quelle forme prend cette pression ? A notre sens, elle consiste essentiellement en l’imposition d’une mobilité obligatoire. En effet, si le temps érode tout et que, dès lors, le positionnement spatial ne dépend plus de l’inscription dans des frontières, mais de l’entretien de relations avec des pôles d’attraction, alors notre positionnement varie au gré des circonstances. Il n’est plus question d’appartenir à une entreprise, à un État-nation, à un ensemble culturel ou à une famille, peu ou prou immuables, mais bien de se déterminer dans ses relations aux acteurs du marché du travail, à des ensembles culturels et nationaux ou à des individus susceptibles d’entretenir avec nous des projets affectifs et procréatifs.

L’immobilité devient impossible. Parr exemple, dans la sphère professionnelle, il n’est plus envisageable de considérer que l’intégration au personnel d’une grande entreprise signe l’acquisition d’une position définitive au sein d’une entité stable et sécurisante. La carrière se pense en termes de trajectoire, de capacité à rebondir, de licenciements, de reconversions, de formations au long de la carrière, de flexibilité. Qui tente de rester immobile constatera rapidement que tout bouge autour de lui et que, par conséquent, sa position évolue. La mobilité est devenue inévitable, à la fois dans l’espace physique et dans les espaces sociaux.

N’entend-on pas aujourd’hui la stigmatisation de l’immobilisme, du conservatisme, de l’assistanat, et, à l’inverse, la valorisation de la flexibilité, de l’adaptabilité, de la proactivité, etc. ? C’est le signe que, dans un monde où la mobilité est inévitable, tenter de rester immobile est une folie. Dès lors, l’idée que le monde bouge en permanence débouche sur un impératif bougiste : la mobilité devient obligatoire.

QUATRE IMPÉRATIFS

Ce passage de la description à la prescription signe l’entrée dans ce que nous appelons l’idéologie mobilitaire. Nous avons ainsi formalisé quatre impératifs qui nous semblent résumer les obligations pesant sur les acteurs sociaux sommés d’être mobiles.

Le premier est l’impératif d’activité qui impose à chacun de n’avoir de cesse. Le chômeur qui reste chez lui, mais aussi le malade qui ne cherche pas à se guérir, le senior non actif ou la victime qui attend qu’on lui porte secours plutôt que de se prendre en main, ne sont là que quelques exemples de la stigmatisation contemporaine de l’inactivité. Dans un monde en mutation perpétuelle, l’inaction est un danger majeur et l’activité constante, un devoir.

Mais l’activité à développer n’est pas n’importe laquelle : il ne s’agit pas de s’agiter mécaniquement, de se conformer scrupuleusement aux consignes ou de répéter sans fin un comportement stéréotypé. Au contraire, il faut être au principe de son propre mouvement : proactivité, créativité, initiative sont impératives. Qui mieux que la personne concernée peut d’ailleurs savoir ce qu’elle devrait faire ? La mode des coaches est le signe du règne de l’impératif d’activation : il ne s’agit pas de donner des instructions, de faire faire, d’exercer une tutelle experte, mais de rendre possible la prise en charge personnelle de ses problèmes, de rendre autrui capable de faire par lui-même et à sa manière ce qu’il doit accomplir. L’activation des chômeurs et autres allocataires sociaux en est un bon exemple qui intime l’ordre de préparer un projet personnel et de le réaliser soi-même, sous la surveillance et le suivi d’accompagnateurs et de facilitateurs.

Par ailleurs, l’activité développée ne peut être stable et répétitive. Dans un monde mouvant, seuls ont un sens des projets à durée déterminée, rassemblant temporairement des acteurs compétents, sans hiérarchie stricte. L’impératif de participation impose ainsi d’élaborer des projets collectifs ou de s’y enrôler, de les cumuler et de les enchaîner2. Après un licenciement, ne doit-on pas “rebondir” et développer un nouveau “projet professionnel”,

comme on le fait après la fin d’un projet familial et affectif, comme l’exige le management participatif ou l’enseignement participatif ? La participation est ainsi un mot d’ordre omniprésent indiquant qu’il n’est plus question de développer des planifications à long terme, mais bien de construire sa trajectoire par le cumul et la succession de projets.

Enfin, le quatrième impératif découle logiquement de ce qui précède : pour passer d’un projet à l’autre ou pour en mener plusieurs de front, il faut faire preuve d’adaptabilité. L’adaptation est donc devenue obligatoire sous la forme de formation permanente, de flexibilité horaire, de labilité morale et religieuse, etc. Il ne s’agit plus d’adopter des comportements figés et de les conserver au nom d’une rectitude morale, d’une fidélité à soi et à ses principes ou de préférences personnelles immuables. Exiger de ne travailler que dans son domaine initial de qualification, se considérer comme l’inamovible pater familias au sein d’une famille en recomposition permanente, se prévaloir de l’interdiction du travail dominical, chercher à dissocier strictement les registres privés et publics sont autant de faux-pas. Il faut jongler, passer en souplesse d’une posture à l’autre, se reconvertir, surfer sur la vague.

ET LA SECURITÉ ?

Si l’état d’urgence est moins le résultat d’une accélération continue que d’une instabilité permanente de notre environnement et si nous sommes invités, non à lutter contre l’érosion, mais à nous y abandonner, il en résulte que nous amplifions le mouvement.

Plutôt que d’amener à une réflexion large sur ce que pourrait être une sécurisation qui répondrait aux risques que nous courons du fait de cette instabilité, il semble bien que l’idéologie mobilitaire nous intime l’ordre de l’accroître, de désirer l’insécurité3. Est-il alors étonnant que la thématique de la sécurité soit systématiquement rabattue sur les questions pénales, masquant les insécurités quotidiennes au profit d’insécurités physiques liées à la délinquance, et notamment au terrorisme ? Dès lors, quelle réassurance promeuvent l’état d’urgence, le lockdown et les régimes d’exception qui se multiplient à l’envi ?


[1] Hartmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, Paris, La Découverte, 2012.

[2] Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, p. 157.

[3] Christophe Mincke, “Discours mobilitaire, désirs d’insécurités et rhétorique sécuritaire”, in L’(in)sécurité en question. Définition, enjeux et perspectives, Liège, Presses universitaires de Liège, 2015, p. 133-157.

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