LIVRE-EXAMEN : AFFAIRES PRIVÉES, AUX SOURCES DU CAPITALISME DE SURVEILLANCE

par | BLE, Confiances Défiances Surveillances, Economie

Auteur : Christophe MASUTTI (2020 , Edition C&f Eds)

Dans cet ouvrage, Christophe Masutti aborde les mécanismes et l’histoire de l’industrie des données personnelles, devenues un nouveau marché capitaliste pour les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft). Christophe Masutti est historien et militant de long terme au sein du mouvement des logiciels libres (le mouvement “libriste”) et fut notamment coprésident de l’association Framasoft.

Le livre est annoncé en trois temps : une présentation du contexte général de l’avènement de l’économie de la surveillance ; une description des éléments constitutifs du capitalisme de surveillance ; les critiques existantes. S’y ajoute une centaine de pages sur la vie privée et les bases de données.

DE LA SURVEILLANCE

Une première partie de l’ouvrage est consacrée aux transformations dans la façon de produire de l’information. L’auteur note tout d’abord un changement de degré et de nature dans la collecte des données : il y a un monde entre les listes de clientèle de l’Antiquité et les données numériques des millions de consommateurs d’une entreprise du XXIème siècle. Tentant une première genèse de l’expression “capitalisme de surveillance”, Christophe Masutti souligne ensuite la paternité de John Bellamy Foster et Robert McChesney dans la revue marxiste Monthly Review en 2014 (après les révélations d’Edward Snowden), puis le coup de projecteur donné au concept par la médiatisation des travaux de la sociologue Shoshana Zuboff. Ouvrant cette porte, l’auteur n’y reviendra malheureusement que 200 pages plus tard.

Selon l’auteur, la naissance d’une économie de la surveillance remonte aux années 1960 et à l’informatisation de la société. Les secteurs clefs de l’économie – banques, assurances, organismes de crédit – ont alors adopté des pratiques de collecte de données. A ces visées marketings s’ajoute la mise en place de dispositifs de surveillance pour rationaliser des procédures administratives et répondre à des exigences de rentabilité. Un “paradoxe” apparaissait alors : le traitement de l’information devrait permettre une rationalisation en utilisant une quantité finie de données pour la réduire ensuite, l’informatisation “suppose un choix optimum parmi une grande variété d’arbres décisionnels et donc un besoin croissant de données” (p. 73). Le tour d’horizon historique effectué aux Etats-Unis, en France et au Chili illustre l’utilisation des ordinateurs pour centraliser de l’information et appuyer l’élaboration de politiques publiques en rationalisant l’utilisation des données socio-économiques. Ce phénomène constituera par ailleurs ce que l’auteur appelle le “basculement informatique”, au service de l’optimisation des organisations (entreprises, administrations) plutôt qu’à celui d’un pouvoir gouvernemental.

C’est au cours de la période 1960-1990 que l’on assiste, selon l’auteur, au passage d’une société de l’information à une société de surveillance. Plusieurs facteurs y contribuent : la législation garantit la vie privée, mais se trouve insuffisante face à l’extraction et l’exploitation des données par les entreprises (qui inventent alors la captation des données par consentement) ; le marketing, la recherche et l’industrie informatique sont en plein essor et les données personnelles sont de plus en plus perçues comme matière première valorisable. Ces mécanismes ne sont cependant ni explicités ni hiérarchisés par l’auteur.

DES CONCEPTS MARTEAUX QUI S’ENTRECHOQUENT

Les exemples historiques amenés sont riches et détaillés, mais le lecteur peut y perdre le fil du raisonnement. A cela, les concepts qui sont censés guider la réflexion sont parfois définis de manière sibylline, voire contradictoire. Ainsi, alors que l’auteur distingue dès le début de l’ouvrage surveillance et contrôle (la surveillance serait un moyen et le contrôle un objectif, poursuivi par l’Etat), il modifie ultérieurement : “il y a une culture de la surveillance ou une culture du contrôle selon que l’on se place du point de vue de nos rapports sociaux (pour la première acception) ou du point de vue du gouvernement (pour la seconde acception)” (p. 291).

D’autres assertions ne sont pas justifiées ou passent sous silence de grands débats qui auraient nécessité de plus amples développements. Par exemple : “les tenants de la croissance ‘productiviste’ considèrent la technologie comme un facteur de production, ce qu’elle n’est pas” (p. 138). Ou encore : “dans la mesure où, dans les sociétés modernes, les travailleurs sont réputés disposer de leur force de travail, le moyen de les diriger n’est plus la force mais la surveillance : le contrôle du temps de travail, les indicateurs de production, les indicateurs de qualité” (p. 289). Rien ne vient asseoir de telles affirmations, ni analyse historique, ni fait.

La pensée de grands auteurs est invoquée (Foucault, Latour), sans pour autant être rappelée ni détaillée, ce qui pénalise le lecteur néophyte ou non spécialiste. Citons par exemple le recours au concept de “prolétarisation”, à l’opposé du sens commun donné au terme. Plutôt que la notion de “prolétaire” comme une personne n’ayant comme seul bien que sa descendance (et au sens moderne du terme, une personne qui ne vit que de son activité, qui ne possède pas les moyens de production liés à son travail), Christophe Masutti adopte sans l’expliciter la notion de “prolétarisation” de Bernard Stiegler : “l’ouvrier est prolétarisé dans la mesure où les tâches qu’il accomplit sont de plus en plus automatisables”. On peine à comprendre en quoi l’automatisation changerait la condition de prolétaire de l’ouvrier ; elle pourrait peut-être renforcer son aliénation, mais ces concepts devraient être discutés, critiqués, adaptés dans le cadre théorique qui les a fait naître… Or l’auteur ne s’est situé dans aucune tradition philosophique ou politique, ni ne nous a permis de nous faire une idée des débats en cours dans son champ disciplinaire. En cherchant ainsi à juxtaposer des concepts issus de traditions philosophiques différentes, on aboutit à des constats tels que : la “prolétarisation des individus que le capitalisme prive de savoirs se nourrit de deux principes : le consumérisme et le solutionnisme technologique” (p. 433). Dans ce cas précis, en plus d’une critique de forme, comment parler de capitalisme et revendiquer des termes tels que celui de “prolétaire” sans parler de lutte de classes ou en rejetant les mécanismes d’aliénation sur l’individu isolé ?

Il en va de même pour un débat fondamental mais qui ne se trouve jamais soulevé directement : celui de la neutralité (ou non) de la technique. Christophe Masutti affirme par exemple : “l’informatisation […] supprime par définition la dimension créatrice de l’ingénierie et des professions présentant une dynamique similaire” (p.282). Mais à travers quels indicateurs historiques ce phénomène est-il observable ?

Sur quels faits une telle affirmation est-elle fondée ?

QUE FAIRE ?

Les deux derniers chapitres contenant la définition du capitalisme de surveillance ainsi que des propositions pour en éroder les fondements permettent au lecteur néophyte de voir plus clair dans un tableau d’ensemble parfois complexe à saisir. Christophe Masutti en vient à (re)discuter des auteurs à l’origine de l’expression “capitalisme de surveillance” (John Bellamy Foster, Robert McChesney et Shoshana Zuboff). Pour Foster et McChesney, le processus économique de la mondialisation repose sur l’essor des réseaux de communication mondiaux. Christophe Masutti, tout en reconnaissant une prééminence des Etats-Unis sur ces questions dans les années 1970 (prééminence qu’il attribue au développement précoce d’un marché intérieur de la donnée et à la maturité du système législatif), conteste le rôle central que l’impérialisme américain aurait joué dans le développement du capitalisme de surveillance. Mais au lieu d’une gestion “fédérée” et “délibérative” permise par la perte de contrôle de la part des Etats-Unis, l’auteur semble déplorer que “les entreprises multinationales s’immiscent dans ce jeu politique au point que les souverainetés sont remises en question” (p. 326). Ces multinationales n’auraient-elles plus besoin du cadre législatif des Etats pour prospérer ?

L’auteur s’attaque, dans un second temps, à dénoncer les limites de la pensée de sa consœur Shoshana Zuboff qui appelle à un capitalisme de surveillance “responsable”, en soulignant l’impossibilité de réformer le droit et les institutions régulant la collecte des données (pour Christophe Masutti, l’économie de la surveillance et la collecte des données sont intrinsèquement liées au capitalisme). S’il relève des aspects problématiques dans l’attribution du développement de la surveillance à “quelques individus”, des points mystiques et peu scientifiques tels que la volonté de Shoshana Zuboff de mettre en place un “big other” qui serait “une nouvelle architecture universelle entre la nature et Dieu” (p. 394) ne suscitent pas de réaction particulière, du moins dans l’espace évidemment limité de cet ouvrage.

Christophe Masutti met enfin en avant quelques pistes d’action vers une “économie de la contribution généralisée”. Fort de son expérience personnelle, il revient sur l’échec de Framasoft à faire accepter les solutions libres pour les marchés publics, ainsi que sur les faiblesses des différentes régulations, dont le RGDP, qui consacre le mode de gestion par consentement individuel. L’auteur souhaite au contraire que le problème de la vie privée et des données individuelles soit traité comme un problème collectif, ce qui nécessite trois conditions (p. 427) : le chiffrement comme droit fondamental pour préserver la vie privée, par défaut ; la lutte contre la privatisation des structures d’échanges informationnels ainsi que l’égalité de traitement des flux de données ; la multiplication de modèles fédérés d’hébergement de contenus.

En ce qui concerne la réalisation de ces conditions, l’auteur reste plus abstrait. Selon lui, “nous ne pouvons pas non plus investir une lutte politique qui transformerait les institutions et le droit : nos institutions ont perdu les rapports de force nécessaires à une bonne régulation du capitalisme. La surveillance est devenue notre culture et c’est culturellement que le capitalisme de surveillance peut prendre fin parce qu’il ne correspond plus ni à nos aspirations ni à l’exercice de la représentation politique” (p. 419). L’auteur met en avant la nécessité de s’attaquer à des racines économiques et sociales et souhaite sortir de solutions réformistes, mais doit-on comprendre qu’il faudrait abandonner une lutte politique pour une lutte “culturelle” ? Faut-il saisir ce mot dans un sens individuel, ce qui serait contraire à la volonté initiale de l’auteur de faire des données un problème collectif ? Pour Christophe Masutti, il s’agit de trouver “des pratiques […] pour sans plus attendre une quelconque volonté politique contraindre les institutions et le droit à s’adapter à ce changement radical” (p. 419). Est-il possible de contraindre une “institution” sans volonté politique ? La confusion sur le terme et la genèse des institutions est grande ici, de même lorsque l’auteur souhaite que les institutions “se situent en dehors du système du capitalisme de surveillance” (p. 399). Si les institutions sont l’expression d’un rapport de force (notamment économique), comment pourraient-elles sortir du capitalisme ? Il en va de même du droit, dont l’auteur semble regretter qu’il sera “toujours en course perpétuelle contre les exactions des acteurs du capitalisme de surveillance” (p. 435).

L’auteur évoque également le développement du modèle libriste, l’essaimage des réalisations archipélisées ou encore l’émancipation de chacun par l’éducation populaire. En tant que mouvement d’éducation permanente, nous ne pouvons que saluer une telle démarche. Néanmoins, sans luttes sociales ni politiques, cette vision rejoint une conception très libérale de l’individu dégagé de toutes structures et qui pourrait changer la société par ses simples choix individuels. En écho à cette limite, Christophe Masutti conclut en appelant à défendre nos “droits économiques” et affirme : “Si le contrat social est en crise, c’est parce que nous en avons une lecture historique qui repose sur l’idée que nous avons structuré notre société sur des droits et devoirs politiques, indépendamment de l’économie. Même si ce n’est pas tout à fait exact (et les luttes syndicales sont là pour le prouver), la représentation populaire a tendance à rester prisonnière de cette idée” (p. 435). Il est étrange qu’un historien parle au nom d’un “nous”, ou encore d’une “représentation populaire” non définie ; l’émergence actuelle de mobilisations contre la gestion des données sanitaires, en lien avec d’anciens mouvements directement liés à des préoccupations économiques (Gilets Jaunes) pourrait même venir contredire le fond de cette dernière affirmation…

UN LIVRE DENSE ET PARFOIS LABYRINTHIQUE

Christophe Masutti excelle dans l’histoire des techniques. Néanmoins, il cherche à dévoiler les mécanismes du capitalisme de surveillance sur de multiples terrains : “l’influence sur les consommateurs par le marketing, l’automatisation de la gouvernance et de la décision, la perméabilité de la vie privée et sa construction juridique, la segmentation sociale, un affaiblissement des politiques publiques, un assujettissement du droit, une tendance idéologique au solutionnisme technologique”.

Or en multipliant ainsi les portes d’entrées comme un kaléidoscope mélangeant histoire, science des technologies, controverses publiques, réflexions sur le droit, volonté d’analyse discursive, l’ouvrage peine à faire émerger une figure d’ensemble.

Dans l’ensemble du texte, l’auteur se réclame d’une démarche archéologique, compilant des vestiges pour arriver ensuite seulement à l’image d’un mécanisme global. En abordant la situation au Chili, aux Etats Unis, en Suède, en France, en Allemagne, pendant des décennies différentes, au sein de législations différentes, la comparaison et l’exhaustivité deviennent impossibles, de même que l’analyse et la compréhension des évolutions d’un système particulier. Après des centaines de touches en pointillés tentant de décrire une grande diversité de phénomènes dans des contextes historiques et sociaux différents, le tableau final reste flou et il est parfois difficile de tenir le fil rouge de la démonstration.

Dans la même catégorie

Share This