LES LOBBIES ET L’ÉCOLOGIE DANS L’UNION EUROPÉENNE : DES INTÉRÊTS EN BATAILLE

par | BLE, Economie, Environnement, JUIN 2019

Aujourd’hui, l’Accord de Paris est malmené par notre système économique, construit autour  de la théorie de la croissance. Cet article introduit l’économie écologique et l’économie environnementale comme des alternatives appelant à des degrés de changement divers. Il aborde ensuite la question de savoir quels sont les lobbies se rattachant à ces alternatives dans l’Union européenne. Une réponse est apportée à travers l’étude des positions de deux coalitions de lobbies : l’une est constituée d’ONG environnementales dont les positions s’approchent de l’économie écologique ; l’autre se compose d’acteurs du secteur financier, plus proche de l’économie environnementale. Enfin, cet article évoque également les initiatives citoyennes qui semblent constituer un nouveau véhicule de l’économie écologique et une opportunité unique pour l’Union européenne de se reconnecter avec les citoyens.

ÉCONOMIE ÉCOLOGIQUE ET ECONOMIE ENVIRONNEMENTALE : MÊME COMBAT ?

En 2014, le GIEC[1] expliquait que l’économie devait passer d’un scénario ”Business As Usual” (BAU) menant à un réchauffement de l’atmosphère d’environ 5 à 6°C à une trajectoire restant bien en-dessous de 2°C. En 2015, cet objectif fut inscrit dans l’Accord de Paris mais dans les faits, nous ne nous sommes pas encore véritablement détachés de la trajectoire ”BAU”. Il convient ainsi de rappeler que depuis août 2018, la production de pétrole a atteint pour la première fois les 100.000 barils par jours au niveau mondial.

L’enjeu est de taille, il s’agit de ne pas perdre notre propre capacité, en tant qu’êtres humains, à nous adapter aux conséquences des changements climatiques.

La trajectoire BAU correspond à une économie construite autour de la théorie de la croissance[2]. Parmi les théories alternatives à cette dernière, l’économie écologique est à souligner en ce qu’elle part de l’architecture économique actuelle tout en proposant des recommandations afin d’aboutir à une trajectoire respectant l’accord de Paris. L’économie écologique peut être définie par opposition à une autre alternative communément appelée ”l’économie environnementale”. Cette dernière est une branche de l’économie néoclassique qui prône la  croissance  du produit intérieur brut comme objectif du développement économique. Les nombreuses initiatives issues de la croissance verte, comme le développement des technologies vertes, peuvent y être associées. L’économie environnementale traite les problèmes climatiques et environnementaux comme des dommages collatéraux des activités économiques. C’est de cette manière que ces problèmes ont été poussés hors de la sphère économique, selon l’idée que l’on s’en occuperait ailleurs. Or, cet ailleurs n’existe pas. Il est donc devenu urgent d’organiser et d’accélérer la gestion des problèmes climatiques et environnementaux[3].

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Source : Molly Scott Cato, Green economics. An introduction to Theory, Policy and Pactice, UK, Earthscan, 2009, p. 37.

A partir de ce constat, l’économie écologique a développé une dimension normative selon laquelle l’économie n’aurait pas pour unique but une hausse de la croissance du PIB mais bien une hausse d’un ”bien être durable”[4]. Elle partage la vision que l’économie opère au sein de de la société entendue comme un ensemble de relations sociales et que l’ensemble de ces relations est compris dans l’environnement[5].

Le concept de développement durable avait initialement pensé des relations symétriques entre les dimensions économique, sociale et environnementale. C’est dans cette vision que l’économie environnementale prétend s’inscrire, malgré l’évidente domination de l’économie au détriment des deux autres. L’économie écologique, quant à elle, assume un modèle de poupées russes entre ces trois dimensions en reconnaissant la dimension incontournable de l’environnement. En actant la limite des 1,5°C, l’Accord de Paris entérine ce constat.

On peut observer une certaine influence de la théorie de l’économie écologique, notamment sur certaines politiques européennes. Prenons un exemple : la théorie explique que le capital naturel, définit comme étant ce que les écosystèmes offrent comme biens  et  services,  doit être considéré compte tenu du caractère limité de ces biens. Au niveau européen, les projets LIFE et NATURA 2000 peuvent être considérés comme des initiatives visant à sauvegarder les services offerts par les écosystèmes[6].

LES LOBBIES DU SECTEUR FINANCIER CONTRE LES ONG

Dès lors, dans un contexte de lutte contre les changements climatiques et la perte de la biodiversité, quelles sont les alternatives défendues par les lobbies dans l’Union européenne ?

J’apporte une réponse à cette question à travers l’étude de deux coalitions d’acteurs du système politique européen. La première réunit quelques-uns des plus gros lobbies du secteur marchand, représentant des intérêts financiers (appelons-la ”la coalition du secteur financier”) tels que Business Europe (association européenne des fédérations d’entreprises), l’UEAPME (association européenne des fédérations de PME) et l’ERT (lobby qui rassemble les cinquante plus grosses entreprises européennes). Les valeurs véhiculées au sein de cette coalition correspondent particulièrement bien à la théorie de l’économie environnementale.

Ensuite, la deuxième coalition réunit quelques-unes des plus grosses ONG (appelons-la ”la coalition des ONG”) ayant pour vocation de défendre des intérêts ”citoyens”, comme la qualité de l’air. Cette coalition regroupe des organisations telles que Greenpeace, Friends of the Earth Europe et WWF. Les valeurs qui y sont véhiculées font écho à la théorie de l’économie écologique.

Les positions de ces deux coalitions d’acteurs sur les grandes politiques de réduction des émissions de gaz à effet de serre ont été analysées pour une période allant de 2007 à 2018. Cette étude a démontré que le degré de transparence du processus décisionnel européen varie énormément d’un sujet à l’autre. Il en va de même pour l’influence de ces deux coalitions. Ces variations s’expliquent par deux raisons.

Premièrement, le processus législatif de l’Union européenne rend difficile l’étude de l’influence des lobbies. Concrètement, il est compliqué de mesurer cette dernière de manière précise tant les liens de causalité entre influence et accès aux institutions, budget de lobbying, stratégie de lobbying, qualité et volume du réseau sont difficiles à établir. Il est donc peu aisé de dégager des tendances entre ceux qui ont plus ou moins d’influence sur les décideurs. Il est certain que la transparence du processus décisionnel joue un rôle primordial dans l’accès à des données substantielles pour étudier cette influence. Or, depuis une dizaine d’années, le processus décisionnel est devenu plus opaque et son degré de transparence répond davantage à une logique du cas par cas. Cela est notamment dû au rôle croissant des trilogues, dont l’utilisation a été rendue systématique dans un accord institutionnel de 1999 et mis à jour en 2007. En effet, bon nombre de décisions sont prises au sein

de ces discussions entre la Commission européenne, le Parlement européen et le Conseil de l’UE et non plus au sein des commissions parlementaires ou des working groups du Conseil des ministres. Ces réunions ne sont pas ouvertes au public et l’influence qu’y jouent les lobbies n’est pas rendue claire[7]. Ce problème pourrait en partie être résolu si le registre de transparence actuel du Parlement européen, basé sur un système d’accréditation, était étendu aux deux autres institutions. Il s’agirait alors d’apporter une solution à la partie ”formelle” du lobbying, celle qui se fait au sein des institutions. En effet, les quelques 11.740 lobbies du système européen[8] (dont la plupart sont ici, à Bruxelles[9]) sont davantage coutumiers des rencontres informelles, c’est-à-dire en dehors des institutions, dans les nombreux petits cafés du quartier européen.

Deuxièmement, la variation de l’influence est due à l’évolution du système de valeurs au sein de la coalition du secteur financier. En effet, la transition écologique ne concerne plus simplement que des intérêts citoyens, représentés par la coalition des ONG. De plus en plus d’entreprises trouvent un intérêt à voir s’établir des politiques ambitieuses en termes de réduction des gaz à effet de serre. Pensons à Tesla et ses voitures électriques, aux fabricants de panneaux solaires et d’éoliennes, ou encore aux entreprises de rénovation des bâtiments. Cela n’empêche pas d’autres entreprises de tenter de réduire les ambitions de ces politiques. C’est notamment le cas de compagnies pétrolières comme ExxonMobil qui, depuis 1977 au moins, et malgré ”sa connaissance de la science des changements climatiques et ses implications, a promu de la désinformation par rapport aux changements climatiques dans le but d’étouffer les actions en trompant le public et les décideurs politiques”[10]. Dans ses campagnes de communication, tant aux États-Unis qu’en Europe, la stratégie d’ExxonMobil consistait ”à mettre un accent énorme sur les incertitudes, à promouvoir une narration inconsistante avec la vision de la plupart des scientifiques, dont ceux d’ExxonMobil[11].

Cela a pour effet direct de morceler l’unité de la coalition du secteur financier sur les questions liées à l’énergie et au climat ; réduisant leur influence au profit de la coalition des ONG. En conséquence, cette dernière coalition qui ne parvenait auparavant qu’à influencer l’agenda législatif des institutions européennes parvient aujourd’hui à influencer également le contenu des politiques européennes. Pourtant, il semble évident qu’aussi longtemps que l’Union européenne ne sanctionne pas durement ceux qui désinforment les décideurs politiques, comme c’est le cas avec ExxonMobil, la transition écologique n’atteindra pas la vitesse nécessaire pour respecter l’Accord de Paris.

L’ÉMERGENCE DES INITIATIVES CITOYENNES POUR ACCÉLÉRER LA TRANSITION

Il convient de souligner qu’il existe d’autres acteurs qui tentent de faire bouger les lignes en véhiculant et redynamisant les idées de l’économie écologique : les citoyens. Ils sont de plus en plus nombreux à oser le passage d’un statut de spectateur à celui d’acteur,  notamment au travers d’initiatives locales. Ils veulent sensibiliser l’opinion publique à la transition écologique et ainsi créer un levier d’action supplémentaire. Ainsi, plus de septante initiatives de transition ont été développées en Belgique depuis 2015. Nous sommes l’un des pays européens où les citoyens s’investissent le plus, que ce soit au travers  de  groupes  d’achat  ou de coopératives citoyennes dans le secteur de l’agriculture,  de  l’éducation, de la finance ou encore de l’énergie[12]. Dans ce dernier secteur, le lobby des coopératives d’énergies  renouvelables en Europe – Rescoop.eu, créé en 2013 – est parvenu à se démarquer comme un interlocuteur détenant une expertise essentielle pour la Commission européenne. En s’installant au niveau européen, ce lobby a su conseiller les institutions européennes lorsqu’il s’est  agi  de reconnaître et de définir, pour la première fois, ces coopératives comme de nouveaux acteurs cibles de la politique européenne de l’énergie. Cette  définition n’est toutefois pas accompagnée de mesures concrètes pouvant faciliter leur émergence.

Les efforts de lobbying de ces coopératives ou de la coalition des ONG vont dans un même sens. Celui de mener des actions dont on attend qu’elles contestent et transforment tant les institutions existantes que les valeurs qu’elles véhiculent (ex. individualisme, hiérarchie, compétition)[13]. Les innovations liées à la transition écologique ne sont pas que technologiques mais aussi sociales et citoyennes. Le succès de cette transition est dépendant des transformations institutionnelles, des changements de régulations mais aussi des changements culturels (tant dans les comportements consuméristes que dans les logiques de marché), des infrastructures publiques et industrielles[14]. Tous ces changements sont complémentaires. Dans ce contexte, le comportement prosélytique qui isolerait une seule dimension (par exemple les technologies) ne peut plus être pris au sérieux.

CONCLUSION

Au niveau européen, la transition écologique suit un processus graduel imposé par des dynamiques propres au système politique européen. Elle résulte d’un équilibre incertain entre des lobbies défendant des positions diverses, inspirées de théories économiques concurrentes telles que l’économie écologique ou de l’économie environnementale. D’autres encore sont davantage occupés à malmener cette transition – comme ExxonMobil l’a fait ces dernières décennies.

Enfin, dans ce contexte, l’urgence liée à la lutte contre les changements climatiques et la perte de la biodiversité invite les citoyens à lancer leurs propres initiatives. Celles-ci constituent une réelle opportunité pour l’Union européenne de se rapprocher des citoyens. Elle l’a d’ailleurs bien compris et c’est en ce sens qu’elle a adopté un discours  narratif  mettant en avant la nécessité de leur donner du pouvoir. A ce jour, elle semble toutefois incapable de véritablement concrétiser ce discours dans des textes de lois. Pour l’Union européenne, l’enjeu est pourtant double. Elle doit impérativement se rapprocher du citoyen pour ne pas imploser sous la pression des partis populistes nationaux. Ensuite, elle doit proposer un modèle de transition socialement juste, bénéficiant au plus grand nombre et pas seulement à quelques-uns.



1 IPCC, Summary for Policymakers. In: Climate Change 2014: Mitigation of Climate Change. Contribution of Working Group III to the Fifth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change, O. Edenhofer, R. Pichs-Madruga, Y. Sokona, E. Farahani, S. Kadner, K. Seyboth, A. Adler, I. Baum, S. Brunner, P. Eickemeier, B. Kriemann, J. Savolainen, S. Schlomer, C. von Stechow, T. Zwickel and J.C. Minx (eds.), Cambridge University Press, 2014.

2 Tim Jackson, Prosperity Without Growth. The Transition to a Sustainable Economy, United Kingdom: Sustainable Development Commission, 2009.

3 Molly Scott Cato, Green Economic, An Introduction to Theory, Policy and Practice, Earthscan, 2009.

4 R. Costanza, G. Alperotvitz, H. Daly, J. Farley, C. Franco, C., T. Jackson, I. Kubiszewski, J. Schor and P. Victor, Building a Sustainable and Desirable Economy-in-Society-in-Nature, New-York : United Nations Division for Sustainable Development, 2012.

5 Molly Scott Cato, op.cit.

6 EUROPA, Le réseau Natura 2000. Consulté sur : http://ec.europa.eu/environment/basics/natural-capital/natura2000/index_fr.htm ; EUROPA, Programme Life. Consulté sur : https://ec.europa.eu/ commission/news/life-programme-2018-oct-25_fr

7 Daniel Guéguen, Vicky Marissen, The New Practical Guide to the EU Labyrinth. PACT European Affairs, Europolitics, 2015.

8 EUROPA, Transparency Register, Homepage.

9 Christilla Roederer-Rynning, Justin Greenwood, “The culture of trilogues”, Journal of European Public Policy, Volume 22, Issue 8, 2015.

10 Geoffrey Supran, Slides from his presentation in front of the European Parliament, 2019. Citation traduite de l’anglais par l’auteur.

11 Geoffrey Supran, and Naomi Oreskes, (2017), “Assessing ExxonMobil’s climate change communications”, Environmental Research Letters, n°12, p. 15. Citation traduite de l’anglais par l’auteur.

12 François-Olivier Devaux, Intervention au sein du Comité européen économique et social, séance publique : Boosting non-state climate action, 4 December 2017.

13 TSI Manifesto. Transformative Social Innovation Manifesto, 2017. Consulté sur : https://tsimanifesto.org/about/

14 Frank Geels, Technological Transistions and System Innovation: A co-evolutionary and socio-technological analysis, Edward Elgar, 2005.

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