EN EUROPE, LA DANGEREUSE EXPANSION DE L’EXTRÊME DROITE[1]

par | BLE, JUIN 2016, Politique

“Le nationalisme, c’est la guerre”, disait François Mitterrand. De la pax romana à la création de l’Union européenne, l’Europe a été un théâtre constant de conflits. Les idées invitant au rejet de l’autre, voire à sa destruction, progressent sur le continent. Hier rejetées au nom d’une morale politique ouverte, ces idées sont aujourd’hui acceptées, revendiquées et transformées en politiques publiques par plusieurs gouvernements européens, alors que les mouvements d’extrême droite se durcissent en conséquence.

LES FAITS

Depuis le début des années 2000, l’extrême droite européenne a radicale- ment évolué. Elle est passée d’une force politique marginale et ostracisée à un acteur de poids avec lequel il faut compter. Elle a mué, de groupes écartés des lieux de pouvoirs à des partis de gouvernement. Elle a vu les idées xénophobes alors décriées être passivement acceptées, voire reprises et appliquées par des partis traditionnels de droite.

En termes d’électorat, l’extrême droite était, selon les pays, composée de traditionnalistes catholiques, de révisionnistes, de nostalgiques, de racistes, de xénophobes, de nationalistes ou d’isolationnistes. Elle flatte et conquiert aujourd’hui bien au-delà de ces groupes marginaux, par un vote contestataire mais aussi d’adhésion, à droite comme à gauche, dans les milieux ouvriers comme  dans  les classes moyennes, et quel que soit le niveau d’étude. Dans une Europe inquiète, la peur fleurit et qu’elle soit populiste, régionaliste, nationaliste, eurosceptique, identitaire ou raciste, l’extrême droite progresse, se normalise et se radicalise. […]

LÉGITIMATION DES IDÉES DE L’EXTRÊME DROITE : UN GLISSEMENT POPULISTE DES PARTIS DE GOUVERNEMENT

La mondialisation actuelle se caractérise par un antagonisme permanent. L’ouverture à des modes de gouvernance qui dépassent ou traversent les États-nations, la réduction des distances interculturelles par l’explosion des technologies de l’information et de la  communication, ainsi que la libéralisation des échanges économiques s’accompagnent, en réaction, de contre-mouvements divers et variés, qu’ils soient localistes, régionalistes ou nationalistes, contestant une ouverture au monde qu’ils considèrent comme néfaste.

Au cœur de cette complexité, les leaders politiques des États européens n’ont, dans les années 2000, eu que peu de visibilité sur ce à quoi mènera une telle ouverture. Mais ils étaient convaincus de trois choses néanmoins. La première est que l’ouverture réduit leurs prérogatives poli- tiques (régionalisation, communautarisation européenne, transfert de compétences publiques à des acteurs non-étatiques, privés ou associatifs). La seconde est que la prospective et la planification des politiques publiques sont bien plus ardues en raison du niveau accru de connexité  des  phénomènes  politiques  et économiques mondiaux. Et enfin, et surtout, cette ouverture, très rapide, dépasse passablement le rythme d’évolution de la plupart des sociétés européennes, c’est-à-dire que  les  peuples  ne peuvent, sans  pédagogie,  s’adapter  à des mutations mondiales (technologiques, économiques ou géopolitiques) plus rapides que le rythme lent de leur évolution endogène.

Il y avait donc deux choix possibles : regarder vers l’avenir en faisant œuvre de pédagogie, en expliquant les nouveaux enjeux, les nouveaux modes de gouvernance, les nouveaux rythmes, les nouvelles opportunités que cette ouverture apporte, si l’on s’y applique (typiquement

ce qu’ont fait les  pays  scandinaves  en se réformant), ou bien regarder vers le passé en rejetant cette ouverture. Cela revient à prophétiser de façon populiste  et fallacieuse la dilution à venir de sa nation par l’ouverture de l’État dans un ensemble globalisé, présenté  comme  trop complexe, néfaste, un  ensemble dont la diversification des leviers de gouvernance, même démocratiques, sont affichés comme non-démocratiques car ils ne correspondent pas à la conception strictement orthodoxe de l’État.

Les conjonctures politiques et économiques ont fait le reste. Que les leaders nationaux croient a priori aux vertus de    la mondialisation ou non (les discours varient souvent en fonction de l’auditoire), ils ont souvent usé d’arguments visant à limiter  l’ouverture.  Cela  a  été  le cas à gauche comme à droite, l’extrême gauche contestant l’ouverture sur une  base  essentiellement  économique et l’extrême droite sur une base essentiellement politique, bien  que  les  deux  se soient rapidement mêlés, se joignant ainsi à la complexité du tissu actuel des phénomènes et des acteurs politiques.

Plus aisé que de faire œuvre de pédagogie, stigmatiser la mondialisation, tel phénomène extérieur, telle idéologie autre,  tel pays étranger, tel groupe humain allo- gène, immigré, est devenu une habitude afin de s’attirer les bulletins lors des suffrages nationaux.

[…] On a commencé à préférer un repli sur l’État-nation à une régulation commune de la mondialisation. La chose était dite et répétée, le phénomène enclenché : on donnait trop d’ouverture politique, il fallait revenir à l’échelon national de gouvernance. Conserver plutôt que partager, faire entre nous plutôt qu’avec les autres, même si c’est moins efficace, qu’importe. La fermeture est désormais décomplexée, et donc libérée de toute nécessité d’argumentation.

RESPECTABILITÉ DE L’EXTRÊME DROITE : L’EXPÉRIENCE DU POUVOIR

Alors que les leaders européens s’égosillaient à tour de rôle contre “Bruxelles” dans leurs médias nationaux, ceux qui avaient toujours critiqué l’ouverture de l’État-nation et prôné le repli ont commencé, tout à fait logiquement, à être écoutés d’une oreille bien plus attentive.

Ceci s’est traduit dans les urnes par une montée des partis d’extrême droite. Au regard de leurs scores électoraux et d’une légitimation latente de leurs idées, les partis de la droite de gouvernement ont décidé dans plusieurs  pays  de  franchir le Rubicon et de les faire entrer dans des gouvernements de coalition. […]

APPLICATION DES IDÉES D’EXTRÊME DROITE : LA DROITE DÉCOMPLEXÉE

Mouvement de balancier permanent, certains partis de droite, polarisés en général en Europe par les libéraux d’un côté   et conservateurs de l’autre (plus une branche sociale dans certains pays), ont commencé à intégrer en leur sein des courants plus radicaux côté conservateur. Les idées de l’extrême droite désormais légitimées par des scores électoraux prouvés à coup de chocs nationaux dans quasiment tous les pays d’Europe, certains leaders ont pensé qu’il était temps d’intégrer les idées traditionnellement soutenues par l’extrême droite dans leurs propres programmes électoraux, puis,  une fois au pouvoir, de les appliquer, selon deux axiomes :

  1. “Nous sommes menacés par l’extérieur”. Ceci s’est traduit tout d’abord par la menace terroriste post-11 septembre (surveillance du territoire, des communications, mesures de sécurité), puis de   la compétitivité du pays dans le monde (contre la Chine, les États-Unis, les pays émergents), d’une méfiance à l’égard des partenaires européens (mobilité limitée des travailleurs des dix pays entrants en 2004, élargissement freiné de l’espace Schengen, interventionnisme de l’exécutif sur les fusions-acquisitions dans le marché commun, nationalisme monétaire), d’une mythification des valeurs culturelles nationales, d’une fermeture aux religions minoritaires, d’une stigmatisation des immigrés (rendus responsables du chômage, de la criminalité, d’un déclin général des pays).
  • Il faut croire à ces menaces et ne pas critiquer les actions entreprises pour les combattre”. Dans plusieurs pays, les partis de gouvernement ont décidé de limiter les contre-pouvoirs encadrant l’action de l’exécutif, qu’ils soient d’ordre législatif, judiciaire ou médiatique. Toute critique contre les actions de l’exécutif est alors considérée comme un comportement néfaste au pays, au moins politiquement irresponsable et au plus antipatriotique.

RADICALISATION DE L’EXTRÊME DROITE : UNE RÉACTION LOGIQUE ET DANGEREUSE

Puisque certains partis, surtout à droite, mais également à gauche de l’échiquier politique, ont musclé leur discours sur la gravité des menaces extérieures pesant sur les pays, l’extrême droite s’est vue dépossédée de larges parts de ses pro- positions. Si la radicalisation n’est pas visible dans tous les pays, la rhétorique ainsi que les actions de l’extrême droite  se sont tout de même clairement  durcies dans certains pays, en arrivant à des extrêmes que l’Europe n’a pas connus depuis la Seconde Guerre mondiale. On observe depuis plusieurs années, dans plusieurs pays, l’arrivée de petites formations ou groupuscules d’extrême droite plus radicaux encore que les partis extrémistes traditionnels, avec un discours clairement xénophobe ou raciste, et dont les membres passent des discours aux actes criminels.

En termes de discours, l’extrême droite hongroise a, par exemple, revendiqué le caractère ethnique de la nation désormais inscrit dans la Constitution (laissant donc penser que les frontières de l’État ne correspondent pas à la distribution géo- graphique de la nation, tout en excluant potentiellement les Roms) ou encore que celle-ci est chrétienne (niant donc toute l’importance de la communauté juive  dans l’épanouissement du pays à son âge d’or, stigmatisant la communauté  gay).  En Pologne, l’extrême droite a considéré l’adhésion à l’Union européenne, en 2004, comme une occupation. En France, on organise des apéritifs à base de porc et d’alcool dans des quartiers  où  habitent de nombreux musulmans pour leur faire comprendre qu’ils ne  sont  pas  chez  eux. En Suisse, l’Union démocratique du centre (UDC) les a considérés comme une force menaçant clairement le pays, alors qu’on y a assimilé Italiens et Roumains à des rats venus voler le fromage national. Ou encore en Italie, où la Nouvelle force (Forza Nuova) a réclamé l’expulsion de la communauté gitane.

En termes de passage à l’action violente, l’extrême droite s’est développée fort dangereusement, que ce soit au tra- vers des actions anti-homosexuels en Slovaquie, de violences contre les minorités et d’émeutes  antigouvernementales en Hongrie, des attaques terroristes d’Oslo et d’Utøya en Norvège, ou encore de la série d’assassinats d’immigrés en Allemagne par le groupe néonazi NSU (Nationalsozialistischer Untergrund), qui se revendique comme le bras armé clandestin et national-socialiste d’un plus vaste réseau idéologique dans le pays.

UN ESPRIT EUROPÉEN DÉLÉTÈRE

Cet antagonisme des peuples, qui est ainsi prôné et mis en pratique par la violence, suscite de l’extérieur l’impression d’une Europe vieillissante et xénophobe, méfiante vis-à-vis du monde, suspicieuse quant à un entrant forcément ennemi.

Il n’est pas étonnant que le rejet, ne serait-ce que rhétorique, de l’Europe sur les scènes politiques nationales, provoque la réémergence d’idéologies contre lesquelles l’Union européenne a été bâtie. Car ce sont bien les idéologies nationalistes (nazisme, fascisme, pétainisme, franquisme, salazarisme, horthysme) qui ont provoqué le suicide historique de l’Europe et c’est pour prévenir tout nouveau conflit que l’on a mis en place la Communauté européenne.

Il y a un donc un triple danger dans cette expansion des idées xénophobes. Premièrement, à force d’être exprimées avec plus ou moins de détours par les élites à des fins électorales, elles finissent par devenir une norme morale. Elles se diffusent ensuite comme telle dans la société, ravie d’avoir un bouc-émissaire désigné responsable de ses malheurs, réels ou fantasmés. Troisièmement, cela provoque un durcissement des partis extrémistes, qui tendent à opposer les peuples plus qu’à les faire se comprendre, s’accepter et travailler ensemble, dans le complexe tissu ethnique, linguistique, culturel, économique et politique qu’est l’Europe. […]


[1] Bruxelles Laïque Échos reproduit ici une version raccourcie d’un article initialement paru sur : http://geopolitiqueconflits.blog.lemonde.fr/

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