LE COMPLEXE DU POUVOIR

par | BLE, Démocratie, Politique, SEPT 2018

Le pouvoir existe. Il faut le reconnaître, sans le diaboliser, sans l’idéaliser, sans le naturaliser. Il n’est ni possible de s’en passer ni souhaitable de le nier. Il importe par contre de le répartir et de le cadrer afin qu’il œuvre à l’intérêt général et à l’épanouissement des libertés. C’est en ce sens que se sont développés l’État de droit, la séparation des pouvoirs, la démocratie… Autant de principes sur lesquels semblent s’asseoir aujourd’hui des ministres ou des milliardaires, des militants ou des croyants radicaux qui affirment unilatéralement leur point de vue, sans se soucier des autres, des lois, des conventions collectives, de la concertation et des contre-pouvoirs. Cet unilatéralisme exprime d’une part l’affirmation décomplexée de pouvoirs et de privilèges, d’autre part une  lecture  décomplexifiée  de la réalité. L’époque complexe et crispée que nous traversons appelle exactement l’inverse si elle souhaite construire un avenir vivable pour toute l’humanité.

RECONNAÎTRE LE POUVOIR

Dans tout groupe ou société humaine,  le pouvoir existe et est convoité. Il s’agit en premier lieu de le reconnaître et le regarder en face. Relationnel avant d’être institué, il traverse toutes les interactions sociales et imprègne les rapports sociaux. Quasiment toutes les tentatives destinées à le contenir ou le supprimer ne  l’ont pas empêché de revenir par la fenêtre lorsqu’il était sorti par la porte. Dénier l’existence d’une pulsion ou d’un désir de pouvoir au cœur de l’humain relève d’une forme d’idéalisme qui s’empêche d’avoir prise sur le réel.

S’il ne faut pas dénier la réalité du pouvoir, il ne faut pas non plus tomber dans l’excès inverse de le naturaliser au nom d’un hyperréalisme – la Realpolitik – qui dissimule une idéologie. Le système économique actuel et l’idéologie dominante qui l’accompagne laissent entendre que la loi de la jungle, la loi du plus fort,  la lutte pour la survie, la poursuite de l’intérêt individuel sont des lois naturelles de la société résultant de la nature intrinsèquement égoïste de l’être humain et de ses pulsions de pouvoir. Les sciences humaines et la philosophie ont montré que, chez l’humain, les agencements entre l’inné et l’acquis, la nature  et  la  culture  ou les instincts et les conditionnements étaient pour le  moins  complexes  et  qu’on ne pouvait pas lui apposer une nature figée et immuable. Le débat qui opposait Hobbes – l’homme est un loup pour l’homme – Rousseau – l’homme à l’état sauvage était bon, c’est la  société qui l’a corrompu – Darwin – la compétition pour l’existence et la survie des  plus  aptes comme principe de l’évolution – et Kropotkine – l’entraide et la coopération comme moteur de l’évolution ne seront jamais tranchés définitivement. Ces débats théoriques  s’incarnent  concrètement dans les réactions des individus face aux catastrophes, aux crises et aux défis du futur, face auxquels on assiste tant à des replis égoïstes et de débandade qu’à des formes d’altruisme et de solidarité.

Il s’agit également de ne pas  diaboliser  le pouvoir. Pouvoir est d’abord un verbe au sens positif : avoir la capacité, la faculté, le droit, la liberté ou la possibilité d’accomplir une action, de produire un effet sur quelque chose ou quelqu’un. Lorsque le verbe se substantifie, il peut garder ce sens mais acquiert plus fréquemment une connotation péjorative : il est d’usage ou de bon ton de ne pas aimer le pouvoir… On pourra distinguer le pouvoir “de” (capacité de faire) ; le pouvoir “sur” : (décider, exercer une action sur les autres) et le pouvoir “avec” (démarche collective de co-construction). L’éducation permanente comme les démarches citoyennes, laïques et libre-exaministes visent à  augmenter le pouvoir “de” et le pouvoir “avec”. C’est- à-dire qu’elles œuvrent au renforcement des capacités et de la participation des citoyennes et des citoyens. Les anglo-saxons parlent d’empowerment et les hispaniques d’encapacitation. Il s’agit, aux niveaux individuel et collectif (ou communautaire), de leur permettre d’acquérir par eux-mêmes les moyens d’avoir prise sur leur situation, leur environnement et la défense ou l’épanouissement de leurs droits et libertés.

CADRER LE POUVOIR

Tout au long de l’Histoire, des processus se sont développés pour cadrer le pouvoir dans les relations humaines et équilibrer les pouvoirs au sein de la société. Le sociologue Norbert Elias a décrit le processus de civilisation des mœurs, c’est-à-dire de pacification des rapports sociaux et de maitrise des pulsions qui caractérisent l’histoire de l’humanité et en particulier le passage du Moyen-Âge à la Modernité. L’instauration de l’État de droit [1] a limité l’arbitraire du souverain en exigeant que les règles soient claires et s’appliquent de la même manière pour tout le monde, y compris les dirigeants. Le principe de la séparation des pouvoirs a mis en place un jeu d’équilibres et de contrôles réciproques entre les instances législatives, exécutives et judiciaires.

Tandis que la légalité du pouvoir se définissait et se formalisait progressivement, ses formes de légitimation ont également évolué. Max Weber a distingué trois grands types de légitimation du pouvoir : la légitimité traditionnelle fondée sur les coutumes, la religion, l’héritage ou le droit d’aînesse ; la légitimité charismatique reposant sur la personnalité du chef, la séduction, le dévouement, l’instabilité et les coups d’éclats permanents, et la légitimité rationnelle basée sur le respect de règles formalisées et adoptées rationnellement. Selon Weber, et à son époque, la légitimité rationnelle était en train de supplanter les deux autres dans une dynamique de modernisation caractérisée par le triomphe de la raison instrumentale et un désenchantement du monde. La démocratie a été petit à petit conquise contre la domination traditionnelle et charismatique, en assoyant la légitimité du pouvoir non seulement sur le respect de la loi mais sur une loi émanant du peuple ou de la nation, incarnant sa volonté et servant l’intérêt général.

Les processus de démocratisation, d’abord politique, ensuite sociale et culturelle, ont contribué à une meilleure répartition des pouvoirs et des privilèges au sein de la société, notamment par l’émergence et la structuration de divers contre-pouvoirs. La Déclaration universelle des droits de l’Homme est un des aboutissements de ces processus de démocratisation. Alors qu’on célèbre son septantième anniversaire, on peut s’interroger sur son effectivité et son pouvoir contraignant face à nombre de mesures ou de pratiques politiques, pas seulement dans les dictatures lointaines mais aussi au cœur de nos régimes dits démocratiques.

INTÉRIORISER LE POUVOIR

Sans contester les bienfaits de cette démocratisation, certains observateurs se sont demandé si cette évolution ne s’est pas accompagnée du déploiement de mécanismes de pouvoir plus insidieux qui amèneraient les individus à intérioriser les normes et à obéir à un pouvoir invisible sans que celui-ci n’ait à se manifester ostensiblement. Des analyses et théories comme celles des “appareils idéologiques d’État” d’Althusser, du “biopouvoir” et des “techniques disciplinaires” de Foucault, ou de la “violence symbolique” de Bourdieu convergent vers le déploiement de ce que Tocqueville déjà nommait le “despotisme doux”. Ces mécanismes imposent leur domination de manière insidieuse, sans recours à la coercition, en faisant l’économie de la contrainte grâce à des procédés insensibles d’intériorisation de la norme, en s’enracinant dans des structures cognitives incorporées en imprégnant la vie quotidienne à tel point que c’est la vie elle-même qui porte et reproduit cette normalisation. Moins ses manifestations sont grossières, plus la domination se diffuse. Le pouvoir est de moins en moins identifiable parce qu’il vient de partout et que chacun y participe et le reproduit. Les conditionnements qui conduisent à la “servitude volontaire”, qui inquiétait La Boétie au XVIe siècle, n’ont cessé de se perfectionner.

En-deçà des formes les plus visibles, manifestes et instituées du pouvoir, il convient également de s’intéresser aux mécanismes de domination tacite qui se trament dans la vie de tous les jours. La domination patriarcale, la domination raciste et la domination classiste, par exemple, s’imposent et écrasent des individus à travers l’entrelacement et le renforcement de pratiques et d’institutions qui forment un système en ce sens qu’il se reproduit indépendamment de la volonté individuelle de ceux qui y participent. Il importe de prendre la mesure de ces dominations pour comprendre que toutes les personnes ne sont pas égales dans leur rapport au pouvoir, aux institutions, à la parole publique. Il importe de les déconstruire pour ne pas se satisfaire d’une égalité sur papier ou d’une démocratie exclusive.

UN CADRE QUI CRAQUE

Ces dernières années, divers phénomènes indiquent que ces processus de cadrage du pouvoir perdent de l’effectivité ou de la crédibilité. Le pouvoir des exécutifs ne cesse de se renforcer et le culte de la personnalité s’érige sans scrupules, alimentés par des foules conquises à coups de phrases chocs et de slogans populistes. Des Chefs d’État ou de multinationale, des ministres ou des milliardaires, mais aussi des militants ou des croyants radicaux affirment leur pouvoir, leur privilège ou leur certitude de détenir la vérité de manière décomplexée et unilatérale. Dans un contexte de postpolitique [2] et de post-vérité, chacun semble affirmer et mettre en œuvre son point de vue sans se soucier des autres ni des objections qu’ils pourraient exprimer, en se positionnant au-dessus des lois, des conventions collectives, des résolutions internationales ou des contre-pouvoirs.

Il est urgent de mesurer l’ampleur, la portée et le côté inédit ou non du phénomène. N’est-ce qu’un épiphénomène préexistant dont certaines des figures sont surmédiatisées ou plutôt le signe de transformations sociales et politiques profondes ?

La question invite en tout cas à réfléchir au délitement des garde-fous qui avaient été érigés pour cadrer le pouvoir. Sontils devenus inopérants, obsolètes face à l’évolution du monde  ? Ou ceux-ci n’ont-ils été qu’une façade, un verni démocratique qui aujourd’hui se craquèle ? Reposaient-ils sur un rapport de forces relativement équilibré entre les parties prenantes qui aujourd’hui penche nettement d’un côté et autorise ceux qui s’y situent à s’assoir sur la concertation et les contre-pouvoirs ? Seraient-ce les contre-pouvoirs qui ont battu en retraite et ne sont plus en mesure d’exercer leur rôle ? L’idéologie de la loi de la jungle aurait-elle gagné la guerre et imposé sa pensée unique ? L’hyper-modernité et le néolibéralisme se mâtineraient-ils de néoféodalisme avec l’imposition de nouvelle seigneuries ou baronnie et l’apparition de nouvelles formes de vassalité et de domesticité ? La démocratie discréditée et l’hyperrationnalisme des algorithmes se combineraient-ils avec la résurgence de légitimités traditionnelles ou charismatiques pour asseoir le pouvoir ?

Comme l’ensemble de la société, le pouvoir est en train de se métamorphoser. Il est dès lors important de comprendre ces mutations, mieux en cerner les formes invisibles ou inhabituelles et évaluer les stratégies aptes à neutraliser les excès de pouvoir, mieux équilibrer les privilèges, mieux asseoir les pouvoirs légitimes, réorganiser des contre-pouvoirs effectifs et réinventer des dispositifs démocratiques en phase avec les enjeux du XXIe siècle.


[1] Le concept n’a été théorisé par des juristes qu’au début du XXe siècle mais ces principes avaient déjà été posés par
des philosophes des Lumières et mis en application par les révolutions anglaise et française.

[2] Chantal Mouffe parle de « post-politique » pour qualifier la situation présente où l’ensemble des grandes formations politiques se sont ralliées au dogme d’absence d’alternative à la mondialisation néolibérale. Alain Deneault pose plus ou moins le même constat en parlant de politique de l’« extrême centre » : effacement du clivage droite-gauche au nom de la pondération, du pragmatisme ou du réalisme, refus des idéologies, focalisation du débat public sur des modalités ou de faux enjeux plutôt que sur les déterminants fondamentaux ou les paramètres structurels qui organisent les rapports sociaux.

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