Le système actuel cherche à tout commercialiser, monétiser. Y compris le monde carcéral, et cela, au détriment de son efficacité. Le projet de méga-prison à Haren démontre comment les politiques publiques sont désormais soumises aux impératifs de la rentabilité économique . Les nombreux grands projets lancés par l’État sont-ils vraiment utiles ? Il y a vingt-cinq ans, la RTB cartonnait avec une émission baptisée “Les grands travaux inutiles”. Aujourd’hui, on pourrait imaginer une suite intitulée “Les grands projets dangereux”. La gare de Mons, le projet de centre commercial Neo au Heysel et la méga-prison de Haren en feraient partie. Le projet de méga-prison à Haren est sans doute le plus téméraire, le plus dénué de sens et le plus exemplatif d’un système politico-économique basé sur la connivence entre État et sociétés privées, de la recherche du gigantisme en soi, de la mauvaise gestion des politiques publiques désormais soumises aux impératifs de la rentabilité économique.
L’ENFERMEMENT EST-IL LA SOLUTION ?
On peut commencer par s’interroger sur le bien-fondé du concept même d’enfermement. S’il peut être énoncé qu’il est impossible pour une infime partie de la population de faire société et que celle-ci doit en être protégée, force est de constater que le résultat des politiques d’incarcération est catastrophique.
Aux États-Unis, une assistante auprès de la Cour suprême, interrogée sur l’avenir des prisonniers, répondait : “70 % d’entre eux retournent en prison endéans quelques années et dans certains États c’est une question de mois”.
En Belgique, le taux de récidive dépasse les 50 %. Et le nombre de détenus augmente tendanciellement depuis 30 ans, alors que les statistiques de la criminalité ne montrent pas de hausse. Pas plus de crime, mais plus de détenus, dont de nombreux récidivistes. À quoi donc sert la prison ? Et comment expliquer le problème de la surpopulation, que les nouvelles prisons ultramodernes sont censées solutionner ? Le Comité pour la prévention de la torture a pu démontrer le caractère contre-productif de l’augmentation de “l’offre” de prison : “Le fait d’augmenter la capacité carcérale n’est pas susceptible, en soi, de résoudre durablement le problème de la surpopulation. En effet, il a été observé dans de nombreux pays – y compris en Belgique – que la population carcérale a tendance à augmenter au fur et à mesure que la capacité carcérale s’accroît”.[1]
GROSSE PRISON, GROS PROBLÈMES
Différentes études ont démontré que la taille “optimale” d’un établissement pénitentiaire s’établit à une capacité de 300- 400 places. Alors pourquoi construire un complexe qui pourrait accueillir quelque 1 200 détenus ?
La prison de Lantin, l’actuelle plus importante maison d’arrêt de Belgique, a pu illustrer ces difficultés. Comme les banques devenues trop grandes pour être gérées efficacement, d’aussi importantes structures carcérales, non seule- ment déshumanisent encore davantage, mais aussi enregistrent davantage de suicides et d’évasions, sont plus encore démotivantes pour le personnel pénitentiaire, connaissent des risques de mutineries plus élevés, sont éloignées des villes, donc peu accessibles tant pour les avocats que pour les familles, complexifiant ainsi le travail judiciaire, accroissant les risques de transfert vers les palais de justice et diminuant la qualité de suivi et de soutien des détenus.
UNE MÉGA-PRISON SE JUSTIFIE-T-ELLE AU NIVEAU ÉCONOMIQUE ?
On aurait pu penser qu’au vu de sa taille critique, le coût de construction par cellule pourrait être optimisé, or il n’est est rien. Pour la prison de Leuze qui abrite 312 détenus et qui fut lancée en 2012, l’investissement initial a été estimé à 75 millions d’euros, soit quelque 240 000 euros par cellule.
Pour celle de Haren, le seul coût de construction a été estimé à 330 millions d’euros, soit 280 000 euros par cellule. Sur vingt-cinq ans, la Régie des bâtiments annonce un coût d’exploitation d’un milliard d’euros. Laurent Vrijdaghs, directeur de la Régie reconnait pourtant qu’il est incapable de préciser si ce montant pourrait augmenter au cours des ans, car “ces contrats [PPP] ce sont de vrais briques” explique-t-il dans Le Soir du 14 novembre 2018. Ce prix est de toute évidence largement sous-évalué, puisque pour la prison “moderne” de Marche, le coût par cellule est de 210 euros par jours. Et il faut encore ajouter les coûts de chauffage. Pour Haren et ses 1 200 cellules, on serait donc à près trois milliards sur vingt-cinq ans, sans compter les surcoûts.
Les surcoûts engendrés par ce type de contrat posent question. Pourquoi avoir opté pour un partenariat public-privé (PPP) afin d’assurer le financement de sa construction et de son exploitation ? Les États connaissant une aggravation de leur déficit public et de leur endettement sont contraints d’innover en termes de financement. Par ailleurs, depuis la réforme de la comptabilité européenne, tout investissement qu’ils réalisent est désormais considéré comme une dépense courante et vient donc grever en “année 1” les finances publiques, alors qu’il est censé porter ses fruits sur des décennies
LES BÉNÉFICES POUR LE PRIVÉ
Afin de pallier ces nouvelles normes et d’équilibrer leur budget, les États ont dès lors lancé différents partenariats public-privé. Ce sont des contrats qui peuvent revêtir différentes formes mais qui généralement laissent à l’État la propriété du bien en question (hôpital, école, autoroute) et lui laisse la possibilité de contrôler une gestion qui est dorénavant confiée à une entreprise privée qui en récolte les profits et participe au financement.
On parle de contrats DBFM (Design, Build, Finance, Maintain), à savoir que les consortiums désignés dessinent les plans, construisent, financent et gèrent la prison à l’exception des aspects de sécurité. Ces contrats ont été vivement critiqués en ce qu’ils laissent tous les bénéfices aux entreprises privées alors que l’État doit couvrir les éventuels risques lorsque les choses ne se déroulent pas comme prévu dans les plans financiers.
Par exemple, en France, un rapport de la Cour des comptes de la fin de l’année 2017 a tiré la sonnette d’alarme : les surcoûts liés à ces contrats sont énormes, jusqu’à trois fois le prix normal. La qualité des services rendus est souvent insuffisante, et la complexité de ces contrats est telle que les administrations publiques sont dénuées de moyens adéquats de gestion et de contrôle, alors que les imprévus dans l’exécution des contrats génèrent des frais imprévus et hors contrôle. C’est officiellement la raison pour laquelle le gouvernement Macron a annoncé par la voie de sa ministre de la Justice d’abandonner les PPP carcéraux le 9 mars 2018.[2]
PPP : DES CONTRATS TROP CHERS ET OPAQUES
En Belgique, un groupe d’associations rassemblée dans la “plateforme pour sortir du désastre carcéral” avait obtenu des députés de l’opposition de déposer une proposition de résolution à la Chambre le 11 janvier 2016 “relative à la réalisation, par la Cour des comptes, de deux audits dans le secteur des établissements pénitentiaires liés à un Partenariat Public-Privé” (doc 54 – 1568/001), et notamment la méga-prison de Haren.
Le gouvernement Michel a constamment repoussé cette proposition, refusant de faire la lumière sur le coût réel des contrats PPP carcéraux. La Cour des comptes s’est néanmoins saisie d’une partie de cette demande, publiant il y a quelques semaines un rapport sur la “Maintenance des établissements pénitentiaires en partenariat public-privé suivi par la Régie des bâtiments et le SPF Justice”.
Connue pour sa mesure et la robustesse de ses analyses, la Cour indique par exemple que : “Le prestataire réalise des autocontrôles pour détecter si les objectifs de performance sont atteints. L’État n’a cependant pas de vision claire, et homogène pour chaque prison DBFM, des méthodes, de la programmation et des résultats de ces autocontrôles. De même, chaque prison a son propre système d’enregistrement des problèmes de maintenance, ce qui rend les comparaisons difficiles. Bien que l’administration ait détecté des erreurs de paramétrage, la fiabilité des systèmes d’enregistrement n’a pas été analysée par l’État, lequel n’a en outre pas réalisé d’inspection structurée des activités de maintenance”.[3] La Cour constate encore que la formule DBFM est plus onéreuse que la formule classique pour la maintenance, que des différences de coûts importantes sont observées entre différents établissements, sans que cela puisse être chiffré clairement. N’en jetez plus.
MÉGA-PRISON : LE COÛT VÉRITÉ DU BUSINESS
Bon père de famille assurément, on attend donc que le gouvernement Michel donne enfin son feu vert à la proposition de résolution déjà évoquée, pour qu’une analyse complète soit réalisée, pas seulement du coût de la maintenance des prisons semi-privatisées, mais de la totalité des contrats PPP carcéraux.
Quelque chose nous dit cependant qu’il faudra pour ce faire plus que de la bonne volonté et de chouettes intentions.
La méga-prison de Bruxelles-Haren, grand projet inutile et imposé, continue d’évoluer dans une opacité à toute épreuve. Les inévitables surcoûts, qui sont autant de bénéfices pour les multinationales douteuses qui s’apprêtent à tirer profit de l’enfermement des justiciables belges, sont littéralement garantis. Le tout juste ex-ministre de l’intérieur, Jan Jambon, a en effet signé de sa blanche main le 31 juillet 2017 l’arrêté royal qui “octroie la garantie de l’État à la Régie des bâtiments dans le cadre du projet DBFM relatif au nouveau complexe pénitentiaire à Haren”.[4] Il y est spécifié en toutes lettres que cette garantie couvre 100% de tous les montants dus en exécution du contrat DBFM et suite à ses modifications.
L’enfermement de masse est une décision politique et un business juteux, pratiqué par des entreprises sans scrupules sur le dos du contribuable, avec l’aide active de l’État. Étanche à la raison, la logique qui prévaut à cette fuite en avant carcérale doit rencontrer d’autres forces pour enfin arriver à son terme. Depuis dix ans, citoyens, collectifs et associations[5] s’efforcent de faire de la méga-prison ce point de rencontre. Invitation.
[1] “Le fait d’augmenter la capacité carcérale n’est pas susceptible, en soi, de résoudre durablement le problème de la surpopulation. En effet, il a été observé dans de nombreux pays – y compris en Belgique – que la population carcérale a tendance à augmenter au fur et à mesure que la capacité carcérale s’accroît.” Comité pour la prévention de la Torture : Rapport au gouvernement de la Belgique relatif à la visite effectuée en Belgique par le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants ; CPT/inf (2010) 24, §79.
[2] https://www.latribune.fr/economie/france/financement- des-prisons-et-tribunaux-belloubet-ecarte-les-ppp-mais-n- en-dit-pas-plus-771265.html
[3] Communiqué de presse de la Cour des comptes, 12 décembre 2018.
[4] Arrêté royal du 31 juillet 2017 – Moniteur Belge du 13 septembre 2017
[5] Dont Bruxelles Laïque.