ENJEUX HUMANISTES DU DÉVELOPPEMENT DE L’IA

par | BLE, Economie, INTELLIGENCES, Justice, Politique, Technologies

Le développement de l’intelligence artificielle (IA) suscite beaucoup de fascination :  de l’intérêt, mais aussi des craintes. Tout cela est dû au fait que nous sommes à la croisée des chemins. Quelles directions prendront ces développements ? Qui en seront les principaux acteurs et bénéficiaires ? Les conflits actuels et potentiels entre intérêts privés et intérêts publics interpellent toutes celles et ceux qui sont préoccupés par des enjeux de justice sociale, de démocratie et de droits fondamentaux.

Cette analyse propose de faire un tour d’horizon, bien que sommaire, des enjeux liés au développement des IA. Au-delà des défis scientifiques et démocratiques, cette révolution technologique majeure est déterminée par des intérêts économiques, mais aussi par des rivalités géopolitiques entre puissances devant lesquelles la communauté internationale est actuellement démunie La course bat son plein et l’absence de règles pose des questions que nous devons tenter de formuler au mieux, à défaut d’avoir des réponses.

INTRODUCTION

Les tentatives d’influences indues ainsi que les interventions malveillantes dans les processus démocratiques, comme les élections, par des pays tiers, grâce à des outils technologiques, sont aujourd’hui monnaies courantes. Le degré de sophistication et d’apparence de crédibilité ne cessent de croître, notamment grâce aux IA génératives, avec la diffusion sur les réseaux sociaux de ce que l’on nomme les « deep fakes ».  Les menaces que représentent l’IA pour la santé de nos démocraties ne sont pas un scénario de science-fiction, elles sont bien réelles et nous y assistons déjà. La question est de savoir comment les choses vont évoluer et s’il est réaliste de croire que nous pouvons exercer un contrôle démocratique, par les voies législatives classiques, pour   établir les balises nécessaires à la préservation de nos régimes politiques. La philosophe Hannah Arendt insistait sur la primauté des faits face à la propagande et à la tyrannie de l’image. Car, la possibilité de produire et de maintenir des institutions démocratiques protégeant nos droits fondamentaux dépend de la qualité du débat démocratique, qui dépend elle-même de la qualité, ou plutôt de la véracité, des informations qui l’alimentent. Or, aujourd’hui, force est de constater que le développement de l’IA est parfois utilisé, sinon motivé, par une volonté idéologique de s’imposer dans le champ de la « bataille culturelle ». Tout cela au détriment de la vérité et des valeurs épistémiques nécessaires à la vitalité et au maintien de nos institutions démocratiques.

En d’autres mots, le développement de l’IA contribue à alimenter autant à l’extérieur, qu’à l’intérieur, une menace qui pèse sur nos démocraties et les institutions qui assurent, tant bien que mal, la justice sociale et nos droits fondamentaux. D’une part, des pays tiers l’utilisent pour introduire des distorsions dans les processus électoraux, profitant des failles et des effets pervers des réseaux sociaux. Ces pays perturbent aussi le fonctionnement de nos technocraties, par exemple en créant des pannes de réseaux, dans des institutions et secteurs névralgiques de nos services publics.

D’autre part, les oligarques de la « tech », tout aussi hostile à l’État-Providence, poursuivent le même objectif de miner sa capacité de régulation, afin d’en tirer des bénéfices et d’éviter tout contrôle démocratique digne de ce nom. L’IA au service des puissants pour échapper au pouvoir de contrainte du grand nombre et, pourquoi pas, assouvir leur soif de domination. Il ne faut pas non plus sous-estimer les utilisations criminelles possibles, qui pourraient avoir des conséquences sociales, sanitaires, sécuritaires ou économiques catastrophiques. Mais avant de céder au cynisme ou au fatalisme face à ces technologies déroutantes, nous devons nous interroger collectivement sur ce qu’il est possible de faire.

RECHERCHE ET DÉVELOPPEMENT : DAVID CONTRE GOLIATH ?

Dans le monde francophone, Yoshua Bengio, récipiendaire du prix Turing en 2018, mais aussi le scientifique le plus cité au monde, pionnier de l’apprentissage profond, tient un discours lucide, qui donne à réfléchir. Selon lui, le manque de volonté politique d’encadrer le développement de l’IA avec des valeurs humanistes et des principes de justice sociale représente un risque énorme pour nos démocraties, peut-être même pour la survie de notre espèce. Cité de manière flatteuse pour sa posture libre-exaministe de chercheur indépendant par Giuliano Da Empoli, dans Les Nouveaux Prédateurs (2025), Bengio enjoint les jeunes chercheurs et la société civile dans son ensemble à se saisir de la question du développement de l’IA et à en faire un enjeu démocratique prioritaire.[1] Au même titre que l’environnement, il est possible de faire pression sur nos gouvernements, également tous confrontés à des défis similaires, d’agir, de se concerter et d’éviter le laisser-faire.

Le constat est clair. Il y a des choix collectifs à faire, afin d’orienter la recherche vers un développement qui ne soit pas guidé par des intérêts commerciaux, mercantiles, ce qui est majoritairement le cas actuellement. Cela dit, il existe des initiatives intéressantes qui donnent de l’espoir. L’Union européenne a mis sur pied, en avril 2025, un plan d’action visant à créer un équilibre entre compétitivité et développement dans des secteurs stratégiques, comme la santé, l’éducation et l’environnement.[2] Un projet omnibus est actuellement à l’étude pour rendre la législation plus fluide.[3] Celle-ci vise plus de transparence dans l’élaboration des IA, tout en permettant de mettre en place des stratégies d’interventions dans les secteurs où le privé investit moins. Il s’agit d’un enjeu crucial, surtout à un moment où la confiance des citoyens envers leurs représentants et les institutions démocratiques classiques s’effrite. Les défis de la gouvernance technocratique sont énormes. C’est pourquoi il est primordial que les chercheurs qui ne cèdent pas aux salaires mirobolants qu’offrent les grands acteurs privés, comme Yoshua Bengio, soient entendus par les décideurs politiques. Directeur d’un important pôle de recherche basé à Montréal, son engagement n’est sans doute pas étranger au fait que le Canada vient de devenir le 2e pays du monde à nommer un ministre responsable de l’IA. Les collaborations scientifiques et les échanges de bonnes pratiques en termes de politiques publiques entre des entités comme l’UE, le Canada et d’autres pays ont une importance capitale dans le maintien des valeurs démocratiques, de la sécurité de la vie privée, ainsi que de la souveraineté numérique de pays qui ne peuvent pas rivaliser, seuls, avec des super puissances comme les États-Unis ou la Chine.

La portée de la recherche scientifique et des mises en perspective des questions éthiques que soulèvent ces technologies varie d’un endroit à l’autre. Au niveau international, L’UNESCO a mis sur pied un Observatoire mondial de l’éthique et de la gouvernance de l’IA.[4] Malgré ses objectifs louables de fournir des outils pour évaluer les politiques des États, ses recommandations sont non contraignantes. Néanmoins il est impératif que les États se concertent et que ce genre d’initiatives soient soutenues par ceux-ci.

La question qui se pose alors est de savoir comment toutes ces initiatives pourront suivre des règles et adopter des pratiques communes, sans quoi la possibilité de développer un modèle alternatif, éthique, un véritable contre-pouvoir face aux grandes puissances sera sérieusement limitée. Or, la mise en place d’un modèle de gouvernance démocratique intégrant l’IA de façon éthique est essentielle. D’où l’importance d’une veille et de pressions citoyennes soutenues pour forcer nos gouvernements à agir, avant qu’il ne soit trop tard.

Le développement privé : la boîte de pandore de tous les dangers

Au-delà du prestige dont bénéficie les géants de la tech, dont l’apothéose fut sans doute l’inauguration de la présidence de Trump, en janvier dernier, il existe une industrie dont les moyens sont inédits dans l’histoire humaine. Ces mastodontes économiques génèrent des chiffres d’affaires plus importants que les budgets de plusieurs pays, tout comme le nombre de pays où ils sont présents en font des forces diplomatiques qui suscitent l’envie de nombreux gouvernements nationaux. Le pouvoir des multinationales est déjà problématique en lui-même, étant donné l’absence d’institutions capables de les contraindre à l’échelle globale. Au-delà de l’aspect financier qui rompt le contrat social de nos démocraties en mettant à mal la juste répartition des charges et des bénéfices de la coopération sociale, ce pouvoir est en réalité politique. En conséquence, ce transfert de capital vers des intérêts privés nous prive d’un contrôle démocratique sur les orientations du développement des IA et du traitement de nos données. À titre d’exemple, SpaceX, détenu par Elon Musk, est propriétaire d’environ deux tiers de tous les satellites actuellement en orbite autour de la Terre. Ses liens avec le gouvernement américain et la NASA lui assurent même des investissements majeurs, à même les fonds publics. L’indépendance des pouvoirs publics face aux intérêts privés est ici clairement à questionner. Malheureusement, l’impuissance des gouvernements nationaux à réguler les activités des grands groupes qui façonnent la mondialisation n’a rien de nouveau.

Tout comme nos téléphones « intelligents » sont le produit d’une chaîne de production qui bafouent les droits humains et notre environnement, les géants de l’IA embauchent de la main-d’œuvre, par centaines de milliers, dans des pays où les réglementations du travail et les salaires sont ridicules. Ces personnes alimentent en données et en connaissances les IA que nous utilisons quotidiennement. Les entreprises les plus valorisées au monde, comme Nvidia et les GAFAM, sont américaines et elles bénéficient de la puissance politique et diplomatique de leur gouvernement pour opérer en toute impunité. À ce titre, nous pourrions croire que le développement de l’IA s’inscrit dans la logique de l’impérialisme américain classique. Mais nous sommes dans un schéma totalement différent cette fois-ci, d’où l’importance de prendre acte des faits et de se poser les bonnes questions. Si les applications comme Uber, Airbnb ou Amazon (utilisées sur des appareils Apple!) ont déjà permis aux Américains de coloniser nos villes et de siphonner sur un mode impérial nos finances personnelles et publiques, qu’en sera-t-il des IA qui vont orienter la création et le partage de savoirs dans des domaines comme la santé, l’éducation… et la politique ? C’est pourquoi il est nécessaire de faire preuve de vigilance citoyenne et de s’organiser collectivement afin de faire pression sur nos gouvernements. Il en va de notre souveraineté et de notre sécurité, collectives comme individuelles.

LES ÉTATS-UNIS ET LA CHINE : LEADERS DE LA NON-RÉGULATION

Malgré toutes les avancées guidées par des considérations éthiques fondées dans un humanisme sincère, il n’en demeure pas moins que le développement des IA est une course entre puissances rivales, qui n’est pas sans rappeler la course à l’armement qui a donné son nom à la « Guerre froide ». Les États-Unis et la Chine sont engagés dans une compétition féroce qui cristallise plusieurs motifs de conflits. Que ce soit l’accès aux ressources, à l’information (à nos données), gagner de l’influence dans les forums internationaux, acquérir la capacité d’intervenir et d’agir impunément dans des pays tiers, imposer ses codes, sa vision du monde, du droit et des relations internationales, le développement de l’IA est, à l’heure actuelle, un champ de bataille inouï. C’est pourquoi  les Américains expriment leur hostilité envers l’approche européenne, comme lorsque le vice-Président J.D. Vance est venu jeter une douche froide avec un discours univoque au sommet sur l’IA, qui s’est déroulé à Paris, début 2025.

À l’heure d’écrire ces lignes, Donald Trump veut légiférer au niveau fédéral pour empêcher les États d’adopter individuellement leurs propres réglementations, ou pour rendre caduques celles déjà en place.[5] Outre les débats constitutionnels, idéologiquement motivés, auxquels ce Président nous a habitués, il s’agit ici de donner carte blanche aux oligarques de la tech qui se sont mobilisés derrière lui, de façon intéressée, pour le soutenir dans son accession à la Maison Blanche. Il n’est pas déraisonnable de faire l’hypothèse qu’une des nouvelles causes de la guerre commerciale qui oppose l’Oncle Sam à la Chine est la compétition dans le développement de l’IA.

Les coûts de production sont nettement moindres en Chine qu’aux États-Unis. Le meilleur exemple de cela et, de surcroît, un des derniers en date, est le ratio impressionnant entre les ressources et les financements mobilisés pour mettre sur pied DeepSeek, l’équivalent chinois de ChatGPT (environ 1/20). Cela représente une menace qui n’est pas aussi anodine qu’il pourrait y paraître. Si la Chine peut s’approcher du niveau de ce qui est produit aux États-Unis dans le développement des IA à destination des civils, cela signifie que la même logique peut être déployée dans le domaine militaire. Personne ne peut prévoir l’issue de cette compétition, même si nous pouvons, de façon optimiste, la voir comme une course à l’innovation, dont nous pourrons toutes et tous tirer des leçons. À l’inverse, il est impossible d’ignorer les coûts de cette joute en termes de droits humains, de risques sécuritaires, de conséquences économiques (les fameux « tarifs ») et d’impacts environnementaux.

CONCLUSION

En résumé, le développement de l’IA pose des défis multiples. Les enjeux éthiques autour des valeurs humanistes d’égalité, de justice, de progrès sont largement conditionnés non pas par la science qui se trouve derrière leurs améliorations, mais plutôt par des intérêts économiques et politiques qui menacent nos démocraties. L’exercice de l’esprit critique face aux IA génératives ne peut suffire seul. Un engagement de la société civile dans son ensemble est nécessaire. Les chercheurs et les citoyens doivent se lier pour faire pression sur nos gouvernants, afin de contraindre ceux-ci à agir rapidement. Les entreprises privées poursuivent leurs propres intérêts, plutôt que l’intérêt général.

C’est pourquoi les pays qui partagent des valeurs démocratiques et qui ont intérêt à préserver leur souveraineté doivent s’allier. L’UE et le Canada sont des leaders dans le développement d’une IA plus éthique, respectueuse des valeurs humanistes et démocratiques. Les enjeux concernant ce développement doivent devenir des priorités puisque la distribution des pouvoirs et des bénéfices que les IA vont conférer et produire va, d’une manière ou d’une autre, avoir un impact sur la résilience (ou non) des institutions démocratiques, sur la justice sociale, ainsi que sur les autres aspects qui font l’expérience humaine, comme la culture, la création artistique, la sexualité, la manière de pratiquer la science, notre lien à l’environnement, à l’histoire, etc.  


[1] https://www.lapresse.ca/dialogue/chroniques/2025-05-01/grande-entrevue-avec-giuliano-da-empoli/les-predateurs-sont-parmi-nous.php

[2] https://digital-strategy.ec.europa.eu/fr/policies/european-approach-artificial-intelligence

[3] https://digital-strategy.ec.europa.eu/fr/library/digital-omnibus-regulation-proposal

[4]https://www.unesco.org/ethics-ai/en?hub=32618 

[5] https://www.lapresse.ca/affaires/techno/2025-12-08/etats-unis/trump-veut-empecher-les-etats-de-reguler-l-intelligence-artificielle.php#

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