Lorsqu’ils ne sont plus régulés par les institutions démocratiques, les systèmes de domination (de genre, de race ou de classe) empêchent la reconnaissance minimale des besoins de l’autre, de sa dignité ou même de son humanité. Sur le plan interpersonnel, la violence en est le corollaire. Sur le plan politique adviennent des formes de pessimisme qui poussent aux affiliations les plus réactionnaires. De la guerre des sexes à la sécession des genres, comment le dialogue entre femmes et hommes n’aboutit (toujours) pas ?
« Moi qui n’ai pas connu les hommes », roman dystopique de l’écrivaine et psychanalyste belge Jacqueline Harpman a été publié il y a trente ans. Récemment devenue un véritable phénomène littéraire en anglais et en français grâce aux réseaux sociaux, cette histoire sombre et captivante nous fait suivre le parcours de la dernière survivante de l’espèce humaine, élevée sous terre au sein d’un groupe de prisonnières et amenée ensuite à mener une existence dénuée de sens et de mémoire, dans un environnement postapocalyptique.
Ce succès éditorial intrigue : comment interpréter le fait que des lectrices de la génération Z donnent une seconde vie à ce livre étrange et dérangeant, au point d’en faire une tendance sur TikTok ? Peut-être que, simplement, le titre de l’ouvrage séduit un groupe grandissant de jeunes femmes qui semblent vouloir faire sécession.
Une héroïne qui n’a pas connu les hommes, ni l’affaire Pélicot, ni le revenge porn ou P. Diddy ne pourrait-elle pas donner davantage de force pour tenir bon dans un monde de plus en plus hostile ?
Dans le roman, la dernière survivante de l’espèce humaine ne connaîtra pas de relation amoureuse, ni de rapport sexuel (bien qu’elle ait été témoin des amours entre les autres survivantes). Elle n’a jamais rêvé de mariage et elle n’a pas dû élever d’enfant. Elle aurait pu inspirer le mouvement féministe sud-coréen sabi ou « 4B », dont les préceptes se résument à refuser toute relation amoureuse, tout rapport sexuel, le mariage et la parentalité. Plus qu’une grève de sexe, ce que ce mouvement exprime et je cite est « une prise de conscience des femmes qui veulent recentrer leur vie sur elles-mêmes, alors que la société leur a inculqué des normes fondées sur la suprématie masculine ».[1]
Des bulles informationnelles aux paradigmes politiques
Ce mouvement est né d’une croyance largement répandue dans les cinq continents, autant dans les pays riches que dans les pays pauvres : les hommes auraient un droit au sexe. Selon Amia Srinivasan[2], cette croyance est aux fondements d’un paradigme politique dont il est aisé de constater le succès. A l’heure où les intérêts masculinistes et suprémacistes recrutent et fédèrent des pans de plus en plus larges d’électeurs, le mouvement 4B en serait la réponse culturelle. Le succès de ce paradigme politique s’explique par la capitalisation des sentiments de frustration ou de préjudice liés à la situation économique autant que du ressentiment et de la victimisation.
« Face à une jeunesse masculine de plus en plus conservatrice, beaucoup de jeunes femmes devenues plus progressistes doutent des relations hétérosexuelles au sein desquelles elles s’estiment réduite à l’état de partenaire sexuelle. Celles qui ne croient plus à la possibilité d’une relation amoureuse ou familiale marquée par l’égalité et la tendresse choisissent de vivre seules ou de créer des nouveaux liens d’affection. Elles fondent une famille avec des personnes dont il ne sera pas nécessaire de se cacher par peur de représailles en cas de rupture. Elles choisissent ainsi un avenir différent de celui qu’impose l’état patriarcal et la famille traditionnelle ».[3]
Dans un tel contexte de polarisation, peut-on encore espérer un dialogue politique entre les hommes et les femmes ? Les intérêts stratégiques de ces deux groupes se sont-ils à ce point éloignés qu’une confrontation féconde et démocratique semble aujourd’hui hors de portée ? L’analyse du « gender voting gap »[4] , (l’écart de vote entre hommes et femmes), particulièrement marquée parmi les jeunes générations, alimente ces interrogations. Les données montrent en effet que, depuis la fin du 20e siècle, les hommes votent de plus en plus à droite, tandis que les femmes se tournent davantage vers la gauche. Ce clivage s’explique par plusieurs facteurs.
Le premier étant d’ordre éducatif : les jeunes femmes, en moyenne plus diplômées et engagées dans des études plus longues, adoptent plus fréquemment une attitude critique et des valeurs progressistes, tendances souvent corrélées à un vote à gauche. Ensuite, « ce clivage nouveau aurait notamment été exacerbé par le mouvement #Metoo. Pour autant, les jeunes femmes ne sont pas seulement plus féministes, elles auraient également des visions plus libérales concernant l’immigration et la justice raciale, à nouveau avec un écart bien plus important entre les genres que pour les générations précédentes ».[5]
À cela s’ajoute l’effet des réseaux sociaux, où se forment des bulles informationnelles qui amplifient les points de vue les plus extrêmes et les plus polarisés. Ces mécanismes accentuent les divergences stratégiques et compliquent la possibilité d’un espace commun de délibération.
De la même manière, cette divergence d’intérêts stratégiques est observable dans le cadre des animations scolaires proposées par Bruxelles Laïque ou l’on constate que les garçons semblent avoir plus de mal que les filles à adhérer à l’évolution des rôles de genre vers une situation plus égalitaire. Les réactions les plus vives apparaissent lorsqu’il est question des discriminations de genre dans leur dimension intime et quotidienne. Certains élèves manifestent par exemple leur incompréhension face à la remise en cause des rôles traditionnellement attribués aux hommes et aux femmes, en prenant souvent leur entourage comme preuve que « le système fonctionne bien ». Un collègue m’a ainsi rapporté un débat en classe où un élève affirmait souhaiter vivre selon un modèle traditionnel, avec enfants et compagne au foyer. Ses camarades avaient vivement réagi en soulignant les risques de dépendance financière d’une femme vis-à-vis de son mari, notamment en cas de séparation. L’élève aurait alors répondu qu’il ne se comporterait jamais de la sorte, car il ne laisserait pas sa compagne sans ressources car il n’est pas lâche.
Désenchantement du dialogue
Phénomène viral d’Instagram en 2025 la question ritournelle et satyrique ”Est-ce que les hétérosexuels vont bien ?” apparait moins anecdotique au vu de ces mouvements culturels de la Gen Z. Alors que le pourcentage de femmes se déclarant hétérosexuelles semble diminuer parmi les nouvelles générations en Europe (78 % des 18-21 ans contre 87 % des 26-29 ans[6]), la question « est-ce que les hétérosexuelles vont bien ? »[7] n’est pas anecdotique.
La réponse est non, l’ensemble des femmes dans le monde entier est discriminé et les femmes hétérosexuelles ne vont pas bien : un recul de l’accès à l’IVG peut être constaté presque partout dans le monde, les féminicides ne diminuent pas malgré les législations qui tentent d’en dissuader les auteurs des violences, le détournement du slogan féministe « my body, my choice » et « your body, my choice, forever », la stigmatisation des mères solas par les mesures du gouvernement Arizona… L’actualité regorge de mauvaises nouvelles pour les femmes. Dès lors, il devient de plus en plus compréhensible que les plus jeunes tentent de sortir d’un système qui ne semble pas avoir grand-chose à leur offrir.
Plutôt que de se forcer à s’adapter à une hétéronormativité qui fait plus de mal que de bien, beaucoup tentent d’en sortir. Cependant, il n’est pas toujours possible ni souhaitable de le faire. Les discriminations à l’encontre des personnes homosexuelles, lesbiennes, et tout autre minorité sexuelle, n’ont toujours pas disparu, bien au contraire.
Dans un article publié en 2019, Asa Seressin[8] nomme hétéropessimisme l’attitude critique, souvent ironique ou désabusée, vis-à-vis de l’hétérosexualité. Ce sentiment se manifeste par des expressions de regret, de honte ou de désespoir à propos de l’expérience hétérosexuelle, sans pour autant que les personnes concernées y renoncent réellement.
Dans la pop-culture, notamment sur les réseaux sociaux, l’hétéropessimisme tente de répondre, souvent avec humour, aux difficultés vécues par les femmes dans un contexte relationnel peu favorable à leur bien-être et où des slogans comme « l’hétérosexualité est une prison » synthétisent l’ambivalence de leurs sentiments. En d’autres mots « si l’hétérosexualité était un vrai choix, il ne resterait que deux ou trois femmes hétéros dans le monde ».
A contrario, la forme masculine de l’hétéropessimisme tend à se confondre avec le backlash anti-féministe et s’accompagne d’une radicalisation des discours de haine : le fait que la parole des femmes se fasse de plus en plus audible au sujet des violences sexistes n’a pas eu comme réponse qu’une majorité des hommes écoute. Au contraire, ils réfutent, renversant la causalité du problème : si les hommes ne vont pas bien, ce n’est pas à cause d’un système de croyances sexistes qui les enferme dans des conduites à risque délétères, des comportements anti-sociaux et des tendances autodestructrices.[9]
Non, le malaise des hommes serait la faute des féministes, parce qu’elles « vont trop loin » et que leurs avancées détruisent les bases de la société : le mariage, la famille et les traditions. Sans oublier ceux qui en viennent à croire que la culture contemporaine les prive de leur “droit” de posséder des femmes – et choisissent d’agir en conséquence.
La polarisation sur les réseaux sociaux alimente, en somme, une radicalisation politique et non seulement un malaise dans la sphère intime “Il y a une récupération de questions comme la peur du wokisme, des féminismes, de la question du genre, de l’homosexualité”, d’après François Debras, docteur en sciences politiques et sociales et professeur à l’ULiège, dans une interview des Grenades, en 2024.[10]
Faire sécession ou partager dans l’équité ?
Sommes-nous condamnées au pessimisme ? Est-ce que les seuls horizons pour aller bien comme l’affirment certains mouvements sont la sécession et le lesbianisme politique ? Alors que les mentalités semblent sur certains aspects reculer au lieu d’évoluer vers une société de l’égalité (des genres), il est très tentant de répondre par l’affirmative.
En effet, il est très difficile, à l’heure actuelle, de sortir d’un constat d’une mise à l’échec des conditions de base du dialogue entre les intérêts stratégiques des femmes et des hommes. Cela donne l’impression que les inégalités auraient atteint un point de non-retour pour la recherche de solutions communes. Et il en va de même pour d’autres questions civilisationnelles comme le climat ou les discriminations raciales et l’exploitation économique.
Mais est-il encore possible d’imaginer que les hommes et les femmes aient des intérêts communs ? Est-il envisageable de recadrer les positions perçues comme opposées ? Quelles conditions, quels lieux et quelles capacités sont à développer pour qu’un dialogue basé sur le souci de l’autre puisse advenir ?
« Peut-être qu’un jour, les femmes et les hommes feront leur chemin ensemble dans une société régie par une nouvelle alliance entre les sexes. Un jour, chacune, chacun, parviendra à conjoindre de manière équilibrée les soucis de soi et le souci des autres, sans que l’un ne grignote l’autre. Ce sera un monde dont les habitants ne seront ni des concurrents, ni des objets de consommation ou d’utilisation les uns pour les autres, mais des compagnons dans l’effort commun visant à construire l’existence et la rendre vivable en partageant avec équité le soin des plus faibles. » (Corinne Maier, #MeFirst? Manifeste pour un égoïsme au féminin, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2024. p. 159)
Peut-être que l’optimisme peut naître d’une conversation. Pour que celle-ci puisse réellement émerger, il serait sans doute nécessaire que les espaces où se forme l’opinion publique tels que les réseaux sociaux et les plateformes d’intelligence artificielle, soient régulés de manière à garantir des conditions égalitaires. Tant que ces espaces resteront la propriété d’intérêts privés, cette perspective semble difficilement réalisable.
[1] Kyunghyang Shinmun « Victimisation, agressivité : des réactions masculines hostiles », Courrier international, Hors-série, juin-juillet 2025, initialement publié dans Henkyoreh, (Seoul) le 26 novembre 2024, p 39.
[2] Amia Srinivasan, Le droit au sexe. Le féminisme au XXIe siècle, traduit de l’anglais par Noémie Grunenwald, Presses universitaires de France, 2022 (2021).
[3] Yu-jin Lee, « Pourquoi les sud-coréennes disent non aux hommes et à la procréation », Courrier international, Hors-série, juin-juillet 2025, initialement publié dans Henkyoreh, (Seoul) le 26 novembre 2024.
[4] Simone Abendschön, Stephanie Steinmetz, « The Gender Gap in Voting Revisited: Women’s Party Preferences in a European Context », Social Politics: International Studies in Gender, State & Society, n° 21/2, Oxford University Press, été 2014, p. 315–344.
[5] Maina Boutmin, « Vote des jeunes : les hommes à droite et les femmes à gauche ? », Moustique, n° du 4 mars 2024, https://www.moustique.be/notre-epoque/les-infos/2024/03/04/vote-des-jeunes-les-hommes-a-droite-et-les-femmes-a-gauche-2SZFR4MFCVAJDF36EXE5RLBJSI/
[6] « Tania Lejbowicz, Wilfried Rault, Mathieu Trachman, l’équipe Envie, « Homo, bi et non binaires : quand les jeunes questionnent l’hétérosexualité », Population et Sociétés, n° 632, Ined, avril 2025, p. 1-4. https://www.ined.fr/fr/publications/editions/population-et-societes/homo-bi-et-non-binaires-quand-les-jeunes-questionnent-l-heterosexualite/
[7] Depuis le printemps 2025, l’influenceur Le Trema lance une série de vidéos sur les réseaux sociaux qui devient virale, se posant la question « Est-ce que les hétérosexuels vont bien ? ». La réponse est toujours « Non ».
[8] Asa Seresin, « On Heteropessimism. Heterosexuality is nobody’s personal problem », The New Inquiry, 9 octobre 2019, [en ligne] : https://thenewinquiry.com/on-heteropessimism/
[9] A cet égard, n’hésitez pas à (re)écouter le débat « Boys don’t cry » et plus particulièrement l’intervention de Lucile Peytavin, autrice de l’ouvrage « Le coût de la virilité », 2021) https://open.spotify.com/episode/4efaCDQbfuxyp5M3ztbJlS?si=bb5bd4b945eb46a2
[10] https://www.rtbf.be/article/generation-z-les-femmes-a-gauche-et-les-hommes-a-droite-11379861