Les gouvernements du monde entier sont sans cesse notés, évalués, classés, etc.

Entre idéologies et outils d’analyse, comment trier le bon grain de l’ivraie et se faire un avis sur les comparaisons entre pays ? Cette analyse vise à introduire deux outils d’analyse utilisés pour noter la gouvernance des États. Plus spécifiquement, nous allons nous intéresser aux agences de notation financière et à l’Indice de développement humain (IDH). Cette comparaison nous permettra de mettre en lumière différentes approches de la gouvernance, en analysant leurs critères respectifs de notation. Pour terminer, nous allons tenter de brosser un portrait sommaire de la situation dans notre pays. Où se situe la Belgique ? Voici quelques éléments de réflexion.

LES AGENCES DE NOTATION FINANCIÈRE

Selon le CRISP, « Les origines de la notation financière remontent à 1868. L’objectif est alors de réduire les asymétries d’information dont pâtissent les investisseurs désireux de confier leur épargne aux grandes sociétés de chemin de fer. En 1909, John Moody propose un système de notation sous forme de lettres (de Aaa à C). Il sera globalement repris par les autres agences. Ce rating influence, via le taux d’intérêt pratiqué par les organismes prêteurs, le coût de financement des instances notées ».[1] C’est donc dire qu’au départ, la notation visait à uniformiser l’information disponible aux investisseurs et à objectiver en quelque sorte la solvabilité des organisations, c’est-à-dire d’évaluer leur capacité à retourner aux investisseurs leurs épargnes, avec l’intérêt promis pour les attirer. Avec le temps, ce système c’est aussi étendu aux entités politiques, comme les pays et les juridictions fédérées, elles aussi émettrices de bons d’épargne, source de financement, parmi d’autres, des organisations publiques.

Durant les années 1970, le système évolue : « Ce sont désormais les émetteurs de produits soumis à notation qui paient les agences pour obtenir une note ».[2] Une fois le système de notation établi par les trois grandes agences que sont Standard & Poor’s, Moody’s et Fitch, les organisations, privées comme publiques, émettrices de produits financiers ont intérêt à afficher une bonne note, car celle-ci détermine en grande partie leur accès au crédit. Plus un organisme obtient une bonne note, plus le « marché » aura confiance en sa capacité à rembourser ses dettes et meilleur sera le taux de crédit qu’un organisme peut obtenir pour financer ses activités. Cela confère donc un avantage important, puisque si on peut obtenir du crédit à faible taux, il est ensuite plus facile de faire fructifier ses actifs et ainsi de rembourser ses dettes et obligations. Ce qui augmente en retour la confiance des investisseurs.

Les agences de notations sont cependant soumises à de nombreuses critiques, notamment depuis la crise financière de 2008 – et c’est en grande partie pourquoi leur influence a décliné et nous en entendons moins parler. D’une part, les agences de notation sont, du moins en apparence, en situation de conflit d’intérêts. Comme les organisations émettrices de produits financiers les rémunèrent pour obtenir une note, qu’est-ce qui empêche les agences de fausser les résultats de leurs analyses pour favoriser les « bons clients » ? Ce qui aurait pour effet de miner l’avantage de les intégrer au système économique, à savoir une transparence et une objectivité dans l’information disponible. D’autre part, les agences de notation financière ont été accusées d’avoir très mal joué leur rôle lors de la crise de 2008, en réagissant beaucoup trop tard, ce qui a eu pour effet, justement, de donner une image tronquée de la situation réelle. Conséquemment, « [D]es initiatives ont été prises, aux États-Unis comme en Europe, pour encadrer les agences de notation et leur imposer une plus grande transparence. Depuis 2011, c’est à une entité indépendante, l’Autorité européenne des marchés financiers (plus connue sous son acronyme anglais, ESMA, pour European Securities and Markets Authority),qu’est confiée la supervision de toutes les agences de notation enregistrées en Europe ».[3]

En résumé, les agences de notation financière, bien que très pertinentes lors de leur création, ont acquis un pouvoir important au fil du temps, notamment avec la libéralisation et la financiarisation de l’économie, particulièrement depuis les années 1980 (ère Reagan-Thatcher). Elles se sont en quelque sorte corrompues et ainsi, la confiance envers elles qui était fondamentale, autant pour leurs intérêts propres que pour l’intérêt général, s’est effritée et leur importance a décliné. Elles représentent donc un exemple plutôt négatif de notation de la gouvernance dans l’imaginaire collectif. Tournons-nous maintenant vers un exemple plus positif.

L’INDICE DE DÉVELOPPEMENT HUMAIN (IDH)

Avant l’adoption de l’IDH par les Nations Unies, qui publient depuis maintenant plusieurs années un rapport annuel basé sur cet indice, les pays étaient simplement évalués en termes de leur produit intérieur brut (PIB), qui reprend l’ensemble des dépenses privées et publiques,  sur une année. L’idée derrière la création de l’IDH est de s’intéresser à la gouvernance des États, au-delà de la simple production de richesse, pour voir comment celle-ci est redistribuée, à savoir si les conditions de base d’  une vie bonne et digne et d’une liberté effective de choix sont démocratisées. Pour comprendre cette mesure, petit détour par la philosophie politique.

Pour le dire de façon très simple, l’IDH traduit, en quelque sorte, en une « note », la philosophie politique d’Amartya Sen.[4] Ce dernier, dans le sillon des critiques de la Théorie de la Justice de John Rawls (1971), a développé une approche de la justice redistributive qu’il appelle l’approche des « capabilités ». Succinctement, cette approche se résume ainsi : les capabilités sont les capacités que les personnes ont de transformer leurs ressources et leurs opportunités en liberté effective. Si l’approche de Rawls mettait davantage l’emphase sur la redistribution des « biens sociaux premiers », Sen développe l’idée qu’une théorie de la justice doit être davantage « compréhensive », c’est-à-dire plus complète, moins simplement « déductive », pour ne pas dire abstraite. C’est ce qu’il appelle la distinction entre l’approche qu’il nomme « institutionnalisme transcendantal », qui est une conception de la justice axée sur les arrangements (idéaux) d’une société juste (arrangement-focused); et une approche comparative, axée sur les réalisations concrètes (realisation-focused).[5] Conséquemment, son approche se concentre sur les avancées et les reculs de la justice dans des contextes donnés. C’est précisément ce que traduit et ce que permet l’IDH.

Celui-ci pondère des paramètres qui sont des indicateurs de santé et d’éducation publiques. Il ne s’intéresse donc pas à ce que font les gens de leurs libertés, mais aux conditions effectives de leurs libertés. Selon le Rapport des Nations Unies publié en 2022, l’IDH est « un indice composite qui mesure le niveau moyen atteint dans trois dimensions fondamentales du développement humain : vie longue et en bonne santé, connaissances et niveau de vie décent ».[6] En somme, l’espérance de vie et le niveau d’éducation donnent une bonne idée du niveau de vie « moyen » des gens. Traduit en termes de capabilités et incarné par l’IDH, cela signifie que nous pouvons comparer des résultats, à la fois entre pays et pour un même pays sur période donnée.

Très concrètement, si le PIB d’un pays a fortement augmenté sur une période assez longue, mais que son IDH n’a pas augmenté, cela signifie que la « croissance » n’a pas bénéficié au plus grand nombre. De la même manière, si deux pays ont un ratio PIB par habitant comparable, on dira que celui qui a le meilleur IDH est gouverné de manière plus démocratique. C’est celui qui arrive le mieux à démocratiser les « capabilités », pour les individus, à transformer les ressources et les opportunités qui leur sont offertes collectivement, en liberté effective de mener une vie conforme à leur conception d’une vie bonne et digne.[7]

Évidemment, l’indice calculé à partir du niveau « moyen », bien qu’il représente une avancée majeure en sciences sociales et dans « l’économie du bien-être », est perfectible. C’est pourquoi, en 2010, il a été modifié pour présenter un nouveau calcul prenant en compte, justement, les inégalités sociales, mais aussi, les inégalités de genre (santé procréative, autonomisation et marché du travail).[8] L’Indice évolue également vers une prise en compte des « pressions exercées sur la planète », en raison des changements climatiques.

En somme, l’IDH est un indicateur qui permet de comparer les pays entre eux, ainsi que de comparer l’évolution individuelle des pays à travers le temps en matière de gouvernance. Bien qu’il soit imparfait, sa création a permis de s’émanciper en quelque sorte de la seule référence à la production nationale brute, afin de porter l’attention sur la manière dont cette production est redistribuée dans une population donnée. Le fait que l’Indice continue d’être perfectionné et utilisé par les Nations Unies montre toute sa pertinence. Comme quoi la philosophie peut offrir des contributions concrètes à la manière dont nous évaluons la gouvernance politique.

QUID DE LA BELGIQUE ?

Et qu’en est-il de la Belgique ? Sur le site de l’Agence Fédérale de la Dette, on apprend que la Belgique a une cote de AA selon la plupart des agences, avec une « perspective stable », sauf pour la dernière analyse en date, celle de Fitch, qui s’accole une « perspective négative ».[9] À noter que même si le ratio entre la dette et le PIB belge se réduit ces dernières années, il demeure au-delà des 100%.[10] Les « économies » faites pour y arriver risquent d’accentuer les inégalités et de créer des tensions dans le pays. De plus, la composante de la « concertation sociale » à la belge est en déclin et cela n’augure rien de bon d’un point de vue démocratique.

Du point de vue de l’IDH, la Belgique fait plutôt bonne figure et arrive au 13e rang dans le Rapport publié l’an dernier, avec un score de 0,937. Une fois ajusté aux inégalités sociales (IDHI), le score du Royaume est de 0,874, ce qui le place au 12e rang. À titre de comparaison, le podium est occupé par la Suisse (0,962 – 0,894), la Norvège (0,961 – 0,908) et l’Islande (0,959 – 0,915). Les États-Unis occupent le 21e rang, avec un score de 0,921, mais chutent de façon spectaculaire lorsqu’il s’agit de calculer l’IDHI, avec un score de 0,819.

L’évolution de l’IDH est stable en Belgique depuis une trentaine d’années, avec une progression constante, observable également au cours des trois dernières années.[11]

CONCLUSION

L’utilisation d’outils de notation présente à la fois grandeurs et misères et cela ne date pas d’hier et n’est pas propre aux outils numériques qui se glissent dans nos téléphones « intelligents ». Mais peut-être que ces outils, un peu comme l’IDH, devraient être le fruit d’un travail philosophique. Les sources empruntées par Sen sont variées : des spiritualités indiennes millénaires aux philosophes des Lumières, en passant, lui-même, par les plus prestigieux cercles intellectuels de notre époque. Il existe d’ailleurs une panoplie d’index pertinents, comme ceux qui portent sur la qualité de vie, les transports en commun, le nombre de pays auxquels un passeport donne accès, etc., qui ont lieu d’être. Il est donc important de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain et de ne pas laisser notre jugement être injustement biaisé par les dérives des récents développements dans l’univers numérique. Comme de tout temps, la création d’outils par l’humain pour se faciliter la vie demande un travail de réflexion perpétuelle, afin de perfectionner ceux-ci et de se méfier de ce qui peut apparaître comme du « progrès », du simple fait de la nouveauté.


[1] https://www.vocabulairepolitique.be/agence-de-notation/

[2] https://www.financite.be/fr/reference/les-agences-de-notation-financiere

[3] Idem à note 1.

[4] Ce dernier a reçu, conjointement avec l’économiste pakistanais Mahbub ul Haq, le Prix Nobel d’économie en 1998.

[5] Amartya Sen. (2009). The Idea of Justice. Belknap Press (Harvard) : Cambridge, MA, p. 5-10.

[6] Rapport sur le Développement Humain 2021/2022, p. 31.

https://hdr.undp.org/system/files/documents/global-report-document/hdr2021-22overviewfrpdf.pdf

[7] C’est là, aussi, sur le plan moral, une différence entre une approche déontologique, celle de Rawls, et une approche conséquentialiste, qui est celle de l’approche des capabilités. C’est d’ailleurs ce qui établit une complémentarité entre la théorie néo-républicaine de la liberté comme non-domination, et la théorie de Sen – ce dernier ayant souvent référé à Philip Pettit, et inversement. Amartya Sen, op. cit., 304-307.

[8] Voir note 6.

[9] https://www.debtagency.be/fr/datafederalstaterating

[10]https://fr.countryeconomy.com/gouvernement/dette/belgique  

[11] https://hdr.undp.org/sites/default/files/Country-Profiles/fr/BEL.pdf

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