LA DÉMOCRATIE EST MORTE. VIVE LA DÉMOCRATIE !

par | BLE, Démocratie, JUIN 2018, Politique

En octobre auront lieu les élections communales. Prenons donc le temps de nous demander ce que représente le vote, ce qu’est la démocratie. Qu’est-ce qu’on s’apprête à faire en fait ? Que l’on critique, apprécie ou tergiverse à propos de notre démocratie, tous ces raisonnements doivent s’appuyer sur une conception claire de celle-ci. On prend souvent pour acquis qu’il existe une conception généralement partagée de ce qu’est la démocratie et de comment fonctionnent ses mécanismes, mais quand on voit les tumultes qui animent nos sociétés, il est légitime de se demander si c’est vraiment le cas. Cet article propose de s’interroger sur la démocratie et ses modalités. Un exercice d’humanisme civique qui nous apparaît nécessaire à l’aube de la prochaine salve d’élections 2018-2019.

ÉTYMOLOGIE ET CONCEPTS

L’étymologie de la démocratie nous apprend que ce concept nous vient – comme beaucoup d’autres concepts philosophiques  fondamentaux en Occident – de la Grèce antique. Le demos signifie le peuple et kratos signifie gouverner. La démocratie est donc un type de régime  où c’est le peuple, c’est-à-dire le grand nombre qui gouverne. Or, chez Aristote, la démocratie était vue comme la forme corrompue du régime du plus grand nombre. La forme de gouvernement bien ordonné où le plus grand nombre gouverne la cité était plutôt la politeia. Le concept de démocratie portait un lourd passif péjoratif, associé à ce que l’on nommerait aujourd’hui la démagogie. C’était la forme corrompue du régime où le plus grand nombre gouverne. Puis, chez les Romains, la politeia fut traduite par respublica, la chose ou plus exactement la puissance commune. L’opposition entre république et démocratie est depuis toujours un thème récurrent en philosophie politique. Elle est entretenue par une méfiance mutuelle entre les élites et le peuple. Si beaucoup ont cherché à penser des façons d’amenuiser les conflits, Machiavel est le penseur qui a le plus théorisé les vertus des tumultes dans la production de bonnes lois, à condition que la balance du pouvoir revienne au peuple : “je dirai qu’il faut toujours confier un dépôt à ceux qui ont le moins le désir de le violer. Sans doute, à ne considérer que le caractère de ces deux ordres de citoyens, on est obligé de convenir qu’il y a, dans le premier, un grand désir de dominer, et dans le second, le désir seulement de ne pas l’être ; par conséquent plus de volonté de vivre libre. Le peuple préposé à la garde de la liberté, moins en état de l’usurper que les grands, doit en avoir nécessairement plus de soin, et ne pouvant s’en emparer, doit se borner à empêcher que d’autres ne s’en emparent”.1 La république bien ordonnée est donc celle où chacun exerce sa juste part de contrôle social – alors que la démocratie était toujours conçue comme une forme corrompue de gouvernement, une dictature de la plèbe –. Par la suite, nous pourrions dire que l’opposition république-démocratie a connu son apogée dans les débats entre les pères fondateurs américains, au XVIIIe siècle.2 Notons aussi qu’encore aujourd’hui le système politique américain est divisé entre Républicains et Démocrates.

De nos jours, beaucoup qualifient les régimes occidentaux comme étant entrés dans une ère de “post-vérité”, alors qu’Aristote et plusieurs de ses épigones après lui nous ont toujours mis en garde contre les dangers de voir la plèbe élire un aristocrate démagogue qui abuserait de son pouvoir pour corrompre les institutions d’une république bien ordonnée dans ses fondements, dans sa Constitution. Donald Trump n’a donc rien inventé. Ses tweets sont seulement des icônes qu’il brandit pour refléter des ombres contre les parois de la caverne ! Pour le dire simplement,  le lexique de post-politique et de post-vérité qui se profile depuis quelques années traduit beaucoup plus une ignorance de l’histoire politique de l’Occident, nourrie par un libéralisme politico-philosophique ouvertement anhistorique, que d’une réelle capacité à penser les mutations démocratiques en cours. Bref, les glissements tendancieux que l’on observe dans nos démocraties actuelles – vers la démagogie – n’ont rien de neuf. Les populistes qui promettent du changement utilisent des techniques vieilles comme le monde.

LES ÉLECTIONS : BEAUCOUP D’APPELÉS, PEU D’ÉLUS

Nombreux sont ceux qui aspirent à gouverner la Cité. Comment faire pour choisir parmi eux qui sera aux commandes de la puissance publique, de la respublica ? Nous avons parfois tendance à réduire la démocratie à ce choix (ex. : le débat élections v.s. tirage au sort), mais nous oublions que la démocratie, c’est aussi l’état de droit, la protection des droits et libertés individuelles, la liberté de se regrouper et de débattre, de s’associer, la liberté de presse, la libre compétition des partis politiques, ainsi qu’une kyrielle de comités et d’instances représentant la société civile. À l’échelle communale, l’idéal – très ancien – de la démocratie délibérative peut éclairer les débats, y compris en période de campagne électorale, et être le lieu d’innovations en matière de participation citoyenne. C’est en quelque sorte la conception idéale partagée de la démocratie locale.

Beaucoup apprécient l’échelle humaine de la politique de proximité mais critiquent du même souffle la démocratie sous le mode représentatif, avec ses élections, notamment en s’appuyant sur la conception athénienne classique de la démocratie délibérative et du tirage au sort. On peut en effet parfois avoir l’impression que les élections sont devenues un concours de popularité et que les idées sont relayées au second plan. Le cynisme s’installe alors quand le petit nombre d’élus prend le pouvoir car les gens ont l’impression que la partie est perdue, terminée. Or, la démocratie, surtout à l’échelle locale, c’est bien plus que cela. La démocratie représentative n’exclut pas la démocratie délibérative, elle va de paire avec elle – pas plus que le tirage au sort n’exclut une délibération saine pour guider la prise de décision.

La dimension représentative de la démocratie n’est qu’une des facettes de celle-ci, rendue nécessaire par l’étendue géographique des grands États modernes mais pas uniquement. Elle présente aussi son intérêt au niveau local. La démocratie représentative, notamment en Belgique, permet d’opérer des choix parmi les revendications avancées par les intérêts organisés au sein de la société civile. La libre compétition entre les partis et la liberté d’en créer de nouveaux garantissent la liberté de conscience et d’association. À l’inverse, très peu de gens sont prêts à se lancer en politique car c’est une activité ingrate et, qui plus est, chronophage. Le milieu associatif et ses militants professionnels subventionnés seraient-ils alors une concurrence déloyale ? Non, à condition évidemment de comprendre le rôle de la société civile comme étant celui de tenir les élites en respect, plutôt que de leur laisser le champ libre dans leur utilisation du pouvoir, comme nous l’a enseigné Machiavel. D’ailleurs, les associations issues de la société civile ne cherchent pas à dominer, mais seulement à se préserver de la domination des élites.

Ainsi comprise, la démocratie trouve sa vertu, comme nous le disait Montesquieu, avec de la modération. Les élections servent à rapprocher les positions opposées et à nous donner un gouvernement raisonnable où les extrêmes n’exercent pas de véritable influence sur l’usage qui est fait de la puissance publique. Cela dit, la question se pose de savoir si l’on doit interdire les partis liberticides et les extrémistes qui veulent miner le régime de Droit. “Interdit d’interdire” disaient-ils en 1968. Jusqu’où vont les libertés d’expression et de conscience et où sont les limites que l’on peut légitimement imposer au nom du bien commun ? Il est aussi possible, si l’on est démocrate, de faire confiance aux mécanismes démocratiques de représentations, de tenir les extrêmes à l’écart, mais cela dit, il peut exister d’autres raisons d’interdire certains partis, par exemple s’ils ont un discours haineux ou défendent des positions incompatibles avec l’État de droit. L’élection représentative s’érige néanmoins comme un rempart protégeant des assauts de l’obscurantisme. À l’inverse, le tirage au sort devrait aussi être assorti de garde-fous face à ceux qui pourraient porter des idées liberticides au pouvoir.

Enfin, même si la tenue d’élections libres ne garantit pas toujours une véritable rotation des élus et des intérêts représentés au sein des gouvernements, il ne faut pas non plus croire qu’il existe des réponses simples aux problèmes de la démocratie représentative, qui ne représente qu’une des facettes d’une société proprement démocratique. Chaque alternative proposée doit aussi être pensée dans un contexte plus large et ne pas entraver les autres rouages de la démocratie, ni créer de nouveaux problèmes.  La  discussion  à ce sujet demeure ouverte comme en témoigne notre dossier.


LA DÉMOCRATIE, C’EST SURTOUT LE DEVOIR DE CONTESTER

Comme nous venons de le voir, il n’est pas judicieux de rejeter d’emblée les élections, mais il faut plutôt les inscrire dans un contexte plus large, holiste, et comprendre qu’elles ne représentent qu’une des modalités de la démocratie. Un autre pilier de la démocratie est la contestation. Afin de pouvoir lutter pour sa liberté, le peuple doit non seulement prétendre aux moyens de pouvoir résister à la domination, il doit se les accaparer. C’est la lutte effective du peuple mu par une passion de non-domination qui est le moteur de la liberté dans une société bien ordonnée. Comme c’est le cas chez Rousseau, le peuple doit constamment lutter pour sa souveraineté afin de contrecarrer la pente glissante du resserrement du gouvernement : “plus le Gouvernement a de force, plus le Souverain doit se montrer fréquemment”.3

En termes contemporains, le philosophe Philip Pettit nous dit qu’il doit y avoir une “culture de la contestation” qui soit vivante chez les citoyens et qui les pousse à résister à tout abus de la part des gouvernements. Plus encore, selon Pettit la contestation citoyenne sera efficace s’il existe une spécialisation du travail de contestation. Par exemple, des enjeux comme les droits des minorités, les conditions de travail, les droits des femmes, la défense de l’environnement, les conditions pénitentiaires, l’accès aux soins de santé, à l’éducation et l’égalité des chances devraient être défendus par des groupes ou des mouvements sociaux qui sont radicaux dans la manière de formuler leurs revendications.4

Il y a donc une possibilité de défendre la démocratie représentative à condition qu’existent les institutions nécessaires à une contestation individuelle ou collective des décisions prises par les autorités. Élire, c’est d’abord dire “Attention, vous serez surveillés”. C’est pourquoi la menace ne tient que si le peuple est vigilant, uni et résolu à contraindre ses élus à la vertu. Comme on le voit avec Pettit, cela est possible aujourd’hui grâce à la division du travail de contestation qui rend celle-ci efficace.

L’hypothèse que nous avançons dans cet article est la suivante : le pluralisme étendu de notre polis rend la représentation nécessaire afin de discriminer – au mieux – entre les intérêts et conceptions de vie avancés. Cette représentation est acceptable si sa légitimité est  garantie  par des mécanismes de contrôle et de contestation, équitablement disponibles aux administrés. Il va aussi de soi que pour policer ces tumultes, il doit y avoir une culture publique commune, un humanisme civique partagé, garantissant l’égalité morale et juridique de tous. Ainsi, tous doivent être aptes à prétendre au pouvoir et, surtout, disposer de moyens légaux et raisonnablement effectifs pour contester – individuellement ou collectivement – les décisions et orientations  adoptées  par les institutions publiques. Ce n’est pas la manière de choisir nos dirigeants qui fait que nous avons la chance de vivre en démocratie, mais la possibilité et même le devoir de contester la légitimité des autorités et de leur utilisation de la puissance commune qui la fait vivre. C’est pourquoi en Belgique et à Bruxelles la vitalité du secteur associatif est étroitement liée à la santé de notre démocratie, a fortiori au niveau local.

DEMEURER VIGILANT

En somme, il est impératif de demeurer vigilant car la démocratie ne peut se maintenir et éviter la pente glissante de la démagogie qu’à condition que la société civile soit constamment engagée et critique à son égard. Il faut donc éviter de tomber dans la politique de “l’extrême centre” – comme l’appelle Alain Deneault5 – et surtout son langage qui crée l’impression que la politique est une affaire de gouvernance, de gestionnaires technocrates, dans laquelle la société civile et a fortiori la plèbe n’ont rien à voir. Dans cette perspective, il serait plus judicieux d’apprécier tout le divertissement qui nous est offert et de jouir des “progrès” amenés par les élites en compétition pour le pouvoir. C’est pour s’opposer à ce cynisme que nous devons éviter de voir les élections comme un “piège à cons” et nous rappeler que la démocratie, c’est surtout une affaire de contestation. Comme l’a si bien résumé Rousseau : “le repos et la liberté me paraissent incompatibles : il faut opter”.6


1 Machiavel. Discours sur la Première Décade de Tite-Live, I : 5..

2 Voir par exemple The Federalist, de Alexander Hamilton, James Madison et John Jay (1788-89).

3 Jean-Jacques Rousseau. Du Contrat Social, III : 12.

4 Pettit, P. (2012). On the People’s Terms : A Republican Theory and Model of Democracy. Cambridge: New York, p. 225-229.

5 Alain Deneault. (2016). La Médiocratie : Politique de l’extrême centre et “Gouvernance”. Lux : Montréal.

6 Jean-Jacques Rousseau. Considérations sur le Gouvernement de Pologne, 1.

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