LA TRANSACTION PÉNALE (IMMÉDIATE) : COMMENT ET POURQUOI PUNIR ?

par | BLE, Justice, NORMER & PUNIR

La procédure de transaction pénale permet au ministère public de proposer à une personne soupçonnée d’avoir commis une infraction de payer une somme d’argent pour mettre fin aux poursuites. D’abord une procédure marginale, elle est devenue centrale dans la répression des « infractions Covid » entre 2020 et 2022. Suivant une tendance européenne, la Belgique s’engage sur la voie d’une extension de ce mécanisme, et prévoit même la possibilité pour la police de proposer ce type de « deal ». Que nous dit cette procédure de notre système pénal, de ses fondements et de ses perspectives ?

La sanction comme affirmation de la loi et les sens de la peine 

Le système pénal tel que nous le connaissons est fondé sur le binôme que forment la loi et la peine : toute norme pénale est assortie d’une sanction. Les prescriptions et les interdits du droit n’ont d’existence tangible et ne sont révélés que par leur transgression et par la réponse collective qui y est apportée. La sanction donne donc à la loi sa valeur en tant que norme de référence, et, théoriquement, dissuade de commettre une infraction. Ce constat n’est pas nouveau. Il se fonde sur une tradition millénaire qui voit dans la sanction d’une infraction la rétribution nécessaire à la restauration d’une certaine paix sociale.

Au fil des siècles, la forme de la sanction a changé (châtiments, bagne et ensuite prison et amende), et son sens a oscillé entre plusieurs justifications : dissuasion, réparation, défense sociale, neutralisation, éducation ou encore réhabilitation. L’héritage humaniste nous dit que la peine doit être caractérisée par les principes d’économie et de modération : elle est un mal nécessaire, mais ne doit pas verser dans la torture ou la violence, au risque de légitimer la tyrannie. Dans une perspective utilitariste, le mal que la peine occasionne à l’individu doit dépasser les avantages qu’il tire de l’infraction, sans démesure, et, pour la société, les bienfaits de la sanction doivent dépasser ses coûts.

Peines légales, sanctions judiciaires

Se fondant sur la fiction du contrat social, l’État édicte les normes collectives qui s’imposent aux individus. Nous sommes toutes et tous dans un rapport d’hétéronomie à la loi pénale : chacun et chacune est responsable individuellement devant la norme édictée par une autorité supérieure. Le principe qui fournit l’ossature du système pénal est celui de séparation des pouvoirs et de l’équilibre du contrôle réciproque entre ceux-ci. Le pouvoir législatif édicte la loi, l’exécutif la met en œuvre, le pouvoir judiciaire sanctionne sa violation.

Le principe de légalité, hérité de la pensée classique et résumé dans l’adage « nul crime, nulle peine sans loi », implique une formalisation des infractions et des peines qui y sont attachées, assurant leur prévisibilité. L’héritage du positivisme est double quant à lui : il consacre la codification des lois, ainsi que de l’individualisation de la sanction devant les tribunaux. C’est au juge qu’il revient d’adapter les peines théoriques aux situations concrètes qui lui sont soumises, en tenant compte d’éléments propres aux justiciables (circonstances de l’infraction, éléments de personnalité), sans envisager pourtant le contexte politique ou socio-économique qui entoure la violation de la loi.

Le ministère public : l’exécutif chargé des poursuites

Le rappel sommaire de ce cadre nous permet de mieux comprendre le caractère théorique ou fictionnel des principes qui définissent le système pénal, mais aussi ensuite de mieux cerner les contours de la procédure de transaction. Celle-ci repose en effet sur la nature et la fonction particulières du ministère public, autrement dit les procureurs. Organe chargé de la recherche et de la poursuite des infractions, le ministère public dépend directement du pouvoir exécutif, dans un rapport hiérarchique avec le ministre de la Justice. Ce dernier est chargé d’édicter la politique criminelle : quelles infractions – ne pas – poursuivre en priorité ? quels choix en matière d’usage de drogues (tolérance ? poursuites systématiques ?), de violences domestiques (dossiers non prioritaires ? attention accrue ?), etc. Cette politique, qui s’impose à tous les procureurs du pays est, dans les faits, souvent élaborée par le collège des procureurs généraux, un organe hiérarchiquement soumis au ministre de la Justice, mais qui n’est pas responsable politiquement. Ses décisions sont souvent confidentielles, elles ne sont soumises à aucun contrôle judiciaire et ne font pas l’objet d’un contrôle parlementaire.

La transaction pénale : d’un système marginal à la « justice 2.0 »

S’il revient en principe aux tribunaux (pouvoir judiciaire) de prononcer des sanctions pénales, la procédure de transaction permet, en amont, au ministère public de proposer à une personne soupçonnée d’avoir commis une infraction de payer une somme d’argent pour mettre fin aux poursuites. Elle est limitée aux faits qui ne paraissent pas devoir être punis d’une peine de prison de plus de deux ans, et qui n’ont pas porté une atteinte grave à l’intégrité physique d’une victime. La procédure, prévue dans le code d’instruction criminelle, était jusqu’ici surtout appliquée aux infractions de roulage : des dossiers qui ne nécessitent que peu de débats (excès de vitesse constaté par un radar, infraction au code de la route constatée par caméra, etc.). Elle est aussi le plus souvent appliquée en matière de criminalité financière, mais ne constitue pas nécessairement une fin en soi. Ce type de dossier, qui met en jeu des intérêts monétaires importants, souffre du manque de moyens des autorités de poursuite, du sous-financement structurel du pouvoir judicaire, ainsi que des stratégies dilatoires de citoyennes et de citoyens et entreprises et de leurs avocates et avocats aguerris. Il est rare que ce type de dossier, pourtant très dommageable à la collectivité, n’aboutisse à une condamnation. La transaction pénale est alors généralement proposée comme un palliatif, afin d’éviter la prescription et d’obtenir une sanction-contractualisation à défaut d’une condamnation.

Les chiffres du ministère public rendent compte du recours limité à la procédure : la transaction pénale ne représentait que 2,5 % des dossiers clôturés en 2019 par les procureurs du pays. C’est à la faveur de la « crise Covid » que le système connaît un essor sans précédent. Craignant un engorgement des tribunaux suite à la mise en place des « infractions Covid » (interdiction de rassemblement, port du masque obligatoire, respect de la « bulle sociale », etc.), le collège des procureurs généraux décide que les procureurs vont systématiquement proposer une transaction pénale dans ces dossiers. En 2020, la transaction pénale concerne 8 % des dossiers répressifs clôturés, et près de 9 % en 2021.[1]

Très récemment, la loi du 31 juillet 2023 « visant à rendre la justice plus humaine, plus rapide et plus ferme IV »[2] renforce le dispositif pour toute transaction jusqu’à 750 euros. Si les personnes ne donnent pas suite à la proposition de transaction, le procureur peut leur ordonner de payer dans un délai de 45 jours, donc passer de la proposition à la contrainte. Si, dans les 30 jours de l’envoi de cet ordre de paiement, les personnes n’introduisent pas de réclamation ou ne paient pas le montant demandé, le procureur dispose d’un titre exécutoire. Cela signifie qu’il peut forcer le paiement et c’est aux citoyens et citoyennes de se défendre en allant devant une ou un juge. Une majoration de 35 % s’applique automatiquement à l’ordre de paiement, portant le montant maximal de la transaction à plus de 1000 euros.

Du ministère public à la police : la transaction pénale immédiate

La délégation du pouvoir de sanction va encore plus loin avec la transaction pénale immédiate. Ce n’est plus le ministère public, mais la police, qui peut maintenant proposer le paiement d’une somme d’argent à une personne suspectée d’avoir commis une infraction, moyennant reconnaissance préalable de sa part. Concrètement, la police qui estime qu’une personne est en train de commettre une infraction, peut lui proposer de payer une somme d’argent pour que le dossier s’arrête là. Le paiement se fait soit directement par carte bancaire, par code QR, ou par virement dans les 15 jours.

Ce mécanisme existait déjà dans la loi pour les infractions routières et a ensuite été utilisé pendant la période Covid. Depuis janvier 2022, il est étendu, sur décision du collège des procureurs généraux[3], donc sans base légale, à des infractions dites « mineures »[4] : détention et consommation de drogue dans l’espace public, vol simple (sans circonstances aggravantes), et port d’arme (sauf armes à feu). Le ministre de la Justice avait fièrement annoncé sa mise en place dans le cadre eco-friendly de mesures gouvernementales pour soutenir l’usage du vélo : les vols de vélo seraient désormais sanctionnés directement par la police. Des policiers vous diront pourtant qu’il est rare qu’un voleur ou une voleuse de vélo soit pris en flagrant délit… Ce sont donc surtout des infractions « de rue » qui sont visées, qui sont souvent le fait de publics précarisés ou de jeunes : consommation de drogue en rue ou durant des festivals, vols à la tire ou dans les commerces.

Une proposition que l’on ne peut pas refuser…

Face à ce mécanisme extrajudiciaire, la tentation est forte d’accepter de payer une transaction pénale « pour être tranquille », et faire l’économie d’une procédure judiciaire, avec les risques qu’elle comporte (frais de procédure, condamnation, casier judiciaire, etc.). Mais cette économie des risques va de pair avec l’économie des garanties qui entourent la procédure judiciaire (accès au dossier, droit à une défense, demande d’un sursis ou d’une mesure probatoire, acquittement, …). C’est donc un pari que l’on demande de faire aux citoyens et aux citoyennes, sans qu’ils ou elles n’aient tous les éléments en main, et sans qu’ils ou elles n’aient de véritable marge de négociation. Contrairement aux personnes poursuivies dans le cadre des infractions financières, les personnes susceptibles de se voir proposer ces transactions ont rarement les moyens de donner un consentement éclairé, et le principe d’égalité des armes en matière pénale devient un vœu pieux. Ces pratiques extrajudiciaires créent un environnement propice aux abus de pouvoir, à la discrimination et aux erreurs.

Ce constat est encore plus flagrant dans le cadre de la procédure de transaction immédiate. La police est à la fois chargée de constater, de poursuivre, de juger et d’infliger une sanction, au mépris du principe de séparation des pouvoirs. De plus, il est prévu que la procédure s’applique pour les « infractions qui sont établies », et pour lesquelles « il n’y a donc que peu ou pas d’interprétation possible ». La formule n’exclut donc pas une certaine marge d’interprétation, dont l’appréciation est laissée à la police. Or, c’est devant une ou un juge que les actions des autorités répressives peuvent faire l’objet d’un contrôle judiciaire. C’est d’autant plus problématique que ce type de procédure incite les personnes, surtout les plus vulnérables (consommateurs et consommatrices de drogues, personnes précarisées, jeunes, etc.) à accepter la transaction, qu’ils ou elles soient coupables ou non. Les présidents des ordres francophone et néerlandophone des avocats n’ont pas manqué de dénoncer un déni de démocratie.[5]

Le mythe de l’efficience

L’usage de la transaction (immédiate) est destiné à s’accroître dans les années à venir, conformément aux projets du ministère de la Justice. Derrière cette extension programmée, il y a une vision managériale des lois et des sanctions qui s’y attachent. Comme d’autres activités ou services publics, la répression des infractions devient un « secteur » qui, pour être efficace, doit aussi être rentable. Dans cette perspective, la transaction est un système aussi efficient que lucratif pour suppléer aux lacunes, bien réelles, du système judiciaire. L’argument est cynique lorsqu’on le rapporte au sous-financement structurel de la justice, régulièrement dénoncé par les actrices et acteurs judiciaires. S’il s’agit de délester les tribunaux, on peut douter de l’efficacité d’une telle approche au vu des nombreuses procédures judiciaires engagées la suite du non-paiement des transactions dans le cadre des « infractions Covid ».

Prenant appui sur un gestion informatisée des procès-verbaux, la transaction est présentée comme une procédure à moindre coût qui assure une réponse pénale systématique. L’efficacité du dispositif est pensée uniquement à partir de son caractère automatique, mais jamais en considérant les effets qu’il produit. Ce faisant, la transaction poursuit la chimère des politiques de « tolérance zéro » en matière répressive. Ceci est particulièrement visible pour les infractions « mineures » qui peuvent faire l’objet d’une transaction immédiate et qui cristallisent les enjeux liés au sentiment d’insécurité. Faute de moyens et en raison d’autres priorités de la politique criminelle, elles font rarement l’objet de poursuites devant les tribunaux. Si ce constat mérite qu’on s’y intéresse, le recours à la transaction pénale (immédiate) évacue cependant toute réflexion sur le sens de la peine.

Quel sens à la sanction ?

Le pari de l’élargissement programmé de la transaction semble être le suivant : les citoyens et citoyennes s’habitueront progressivement à son usage, le paiement deviendra un réflexe (quitte à solliciter des échelonnements ou à s’endetter pour les plus démunis), et l’absence de poursuites ou la défense devant un tribunal un souvenir du passé. Mais si la procédure de transaction pénale (immédiate) pose d’emblée la question de « comment punir ? », c’est plus fondamentalement à la question « pourquoi punir ? » à laquelle un système répressif devrait pouvoir répondre. Or, que nous dit la transaction à propos du sens de la sanction et de ses effets ? Rien, et c’est normal, puisqu’elle est pensée comme pure solution technique. Elle est un outil dont on mesure l’intérêt et l’efficience uniquement par les chiffres : le volume total des transactions et le montant des rentrées que cela représente. Au mois d’août 2023, deux communiqués du site Team Justice indiquaient respectivement que, depuis son introduction en janvier 2022, la transaction immédiate a été infligée 596 fois pour des vols à l’étalage, et 7.855 fois pour usage de drogues, ce dernier contentieux a rapporté 954.625 euros à l’État.[6]

La transaction immédiate va-t-elle mettre fin à la consommation de drogues dans l’espace public ? On peut parier que non. Dans les cas de consommation problématique, l’enjeu relève davantage d’une question sociale et de santé publique que de répression. L’augmentation de la consommation de crack ces dernières années le montre à suffisance. La sanction sera aussi probablement sans grand effet sur la consommation récréative, qui a existé de tous temps et cèdera difficilement face à une sanction pécuniaire. La répression accrue peut même se révéler dangereuse, comme cela a pu être constaté pendant les festivals lors desquels la transaction immédiate a fait son apparition. Les consommatrices et consommateurs sont en effet amenés à prendre plus de risques pour cacher leurs doses et, en cas d’abus de substances, vont être plus hésitants à se confier aux services de prévention et de réduction des risques présents lors de ces évènements. Les vols à l’étalage, notamment alimentaires, vont-ils s’arrêter ? Certainement pas. Le contexte économique et social et les nécessités d’une économie de la débrouille (légale ou non) qui en découle, indiquent plutôt que ces vols sont amenés à se multiplier.

Au-delà des effets contre-productifs de la transaction, les fondements classiques de la peine sont aujourd’hui en crise. Il est difficile de croire encore à la capacité de réhabilitation ou d’éducation de la prison, et l’amende ne dit rien quant à son effet dissuasif, si ce n’est qu’elle ne touche pas tout le monde de manière égale. Les peines alternatives sont trop peu utilisées, et viennent souvent étendre le filet pénal plutôt que remplacer les peines de prison et d’amende. Une crise peut pourtant être l’occasion d’une réflexion qui ne soit pas désincarnée, et qui fasse enfin entrer dans l’élaboration et l’application de la loi des considérations systémiques. Pour redéfinir la sanction, et questionner son utilité-même. Les justices restauratrice et transformative, combinées à une intégration de la justice sociale, offrent des pistes de réflexions intéressantes. Notamment pour appréhender la loi et la sanction autrement que comme pure hétéronomies, et les inscrire dans une démarche d’autonomie. La délinquance est un fait social qui n’est pas susceptible d’éradication. Multiplier les mesures répressives et sécuritaires sans vision d’ensemble quant à l’état de la société ne donnera pas plus de sens à la loi et à la sanction, surtout dans un contexte social, politique et économique tendu. Cela ne fera que perpétuer des inégalités structurelles.


[1] Les chiffres sont publiés sur le site du ministère public : https://www.om-mp.be/fr/savoir-plus/statistiques

[2] Il s’agit de la quatrième loi adoptée sous cet intitulé qui s’apparente à un slogan. Dans le jargon de la pratique juridique, on parle de « loi fourre-tout », à savoir une loi qui contient de nombreuses dispositions disparates qui modifient une série de lois ou codes antérieurs. Ce type de loi est très peu lisible et il n’est pas rare que certaines dispositions modificatives échappent à l’attention des parlementaires. La loi est publiée au Moniteur belge le 9 août 2023.

[3] La circulaire « COL 09/2021 »  est disponible sur le site du ministère public : https://www.om-mp.be/fr/savoir-plus/circulaires.

[4] Qualifier ces infractions de mineures ne doit pas faire oublier que si leur gravité est toute relative, les sanctions qui y sont attachées ont quant à elles des effets majeurs pour les personnes concernées.

[5] Xavier Van Gils, Peter Callens, « D’un vol de vélo à un déni de démocratie ? », Carte blanche parue dans le journal Le Soir, 30 septembre 2021. En libre accès sur le site du journal.

[6] Le site Team Justice rend compte des politiques et réalisations du ministre de la Justice. Les communiqués  sont disponibles sur le site, dans l’onglet « Actualités », en indiquant « transaction immédiate » dans le moteur de recherche : https://www.teamjustitie.be/fr/francais/.

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