CAR OÙ TROUVER DE SOLUTION, SINON DANS LE MOUVEMENT MÊME DU RÉEL ?

par | BLE, SEPT 2015, Social

Face à la réalité du désastre [écologique, par exemple], il n’est de solution que dans la réalité, c’est-à-dire dans le mouvement même du réel, dans ce qui le meut et le traverse, dans ce qui le détermine et le déchire. Il faut distinguer ce qu’il porte en lui de déjà-mort, mais aussi en déceler les immenses potentialités. Pour agir. L’introspection, même collective sous forme de “débat citoyen”, lorsqu’elle se coupe de ce mouvement, ne fait que ressasser des formules rassurantes parce que familières, mais déjà inadéquates au monde et à nous-mêmes.

Il ne s’agit pas de résignation, d’accompagner ou de tempérer le désastre, il s’agit de le comprendre dans sa réalité contradictoire, dans la compréhension que la destruction porte en elle une construction. Or l’esprit occidental est resté métaphysique : les contraires s’excluent, le Bien est le Bien, le Mal est le Mal, tout change mais rien ne change, et l’évolution n’est que progression géométrique. Toutes les apocalypses sont pensées de la sorte. A partir de la seconde moitié du XIXe siècle, la production/consommation de charbon doublait tous les quinze ans et, à l’approche de 1900, les publicistes s’inquiétaient de l’épuisement à venir du “pain de l’industrie” dont dépendaient machines, transport, chauffage et chimie. Rapport au monde myope. Et impuissant. C’est la vieille pensée bourgeoise, Malthus sans cesse réinventé. Penser l’épuisement des ressources, le désastre écologique comme corollaire de l’activité humaine, c’est projeter sur l’humanité entière les effets d’une étape de son histoire. C’est l’imaginer incapable de faire en grand ce qu’elle sait faire en petit : fleurir le désert, porter la vie là où seul existe le minéral.

Notre idéal même est à chercher  dans le mouvement du réel. On croit aimer la montagne ou la mer par évidence. Mais elles n’ont paru belles qu’à partir du XVIIIe siècle. Jusqu’à Rousseau, les descriptions des Alpes brossent un  univers  horrible  et hostile – à fuir, littéralement. Alors qui dira la beauté des cyborgs ? Nous n’en sommes pas capables. Forcément. Nous ne pouvons aimer que ce que nous avons intégré : nous préférons un belle couronne à une dent pourrie, un pacemaker à une crise cardiaque, sans nous inquiéter d’une perte d’humanité – parce que ces artefact sont déjà nôtres.

L’introspection est une pensée hors-le-monde, un “on arrête tout et on réfléchit” à la Gébé, liée à l’illusion mystique d’une vérité à trouver “au plus profond de nous”. Mais que sommes-nous, sinon le produit d’un processus d’interactions sociales ? Qui veut se poser – personne ou collectif – pour se connaître soi-même, pour cerner sa personnalité authentique, ne trouvera que le souvenir de telle ou telle étape antérieure de ce processus. Il n’y a de “vrai soi” qu’ici et maintenant, au cœur d’un processus de transformation. Toute autre conception n’est qu’une resucée de cette conception religieuse : l’âme.

La vérité de l’homme, de chaque homme et de l’humanité entière, c’est l’immense brassage des connexions, c’est la trame des relations sociales qui nous déterminent en gros et en détail. Et seule opère l’action sur cette trame, dans cette trame, action forcément collective : politique.

Dans le recueil de nouvelles Cavalerie rouge, Isaac Babel décrit la réalité des combattants de la révolution d’octobre avec un réalisme tellement cru qu’ils figurent comme une bande de brutes. A la lecture de ce recueil, le Maréchal Boudienny, commandant de ces cavaliers, se proposait d’en sabrer l’auteur. Celui-ci finira d’ailleurs fusillé, et son livre mis à l’index.

Le lectorat qui fit l’immense succès de Cavalerie rouge dans une Russie sortant de la guerre civile est pourtant un lectorat révolutionnaire. Il n’avait pas besoin des figures idéalisées qu’espérait Boudienny. Il avait reconnu le réel dans toute sa profondeur, c’est-à-dire dans le mouvement même de sa transformation. Car ce ramas de brutes, ces cosaques illettrés, pillards et antisémites, que peu aurait mené dans l’autre camp, incarnent aussi un magnifique exemple de collectivité se tirant vers le haut, avec une force et un élan, une maladresse souvent, qui émeut jusqu’aux larmes. On voit ces cosaques lutter pour faire preuve de “conscience” (le mot revient comme un leitmotiv), être   à la hauteur de ce qu’ils ont compris être juste, et pour cela lutter contre toute leur culture, toute leur histoire. C’est une lutte titanesque montrant l’homme devenir autre, dans un immense arrachement de soi-même vers un nouveau soi-même, non moins authentique que le précédent.

Les cosaques de Babel montrent que, “en dernière analyse” (si on me passe l’expression), la lutte révolutionnaire est la vraie condition et le meilleur appui de la révolution de l’homme. La stupeur, le sentiment d’étrangeté, voire l’incrédulité cynique avec laquelle on accueille les récits d’héroïsme révolutionnaire, de manifestation de l’émergence d’un homme nouveau, ne témoigne pas de notre lucidité. Elle témoigne de notre misère, de notre aliénation.

Une authentique politique révolutionnaire transforme son sujet parce qu’elle transforme le monde. Dès l’instant où, ne fut-ce qu’en partie, la transformation du monde cesse d’être le déterminant fondamental, dès l’instant où, par exemple, on choisit le front de lutte en fonction de son ressenti, de sa subjectivité, de “ce qui vous parle”, plutôt qu’en fonction d’une analyse politique, stratégique, il ne s’agit plus de politique mais de thérapie de groupe. Soit on se révolutionne en transformant le monde, soit on n’en finit plus de touiller dans sa même petite soupe, d’agencer le déjà-vu avec le remâché.

En témoigne, l’accablante misère de l’art contemporain qui n’est pas le simple effet de l’influence corruptrice des marchés. Elle procède de cette idée que l’artiste doit exprimer son “vrai soi” à autrui, dire “ce qu’il a à dire”, montrer “ce qu’il porte en lui”. Il y a 5 000 artistes à Bruxelles mais pas un pour daigner peindre une banderole, en mettant sa créativité au service  du message qu’elle doit véhiculer. L’art aujourd’hui, même marginal, est une forme sournoise de selfie, le degré zéro de la communication. Et ce qui est vrai de l’activité artistique l’est des activités amoureuse, scientifique, pédagogique et autres.

Alors le chemin est difficile. Une authentique politique révolutionnaire, qui tout à la fois transforme le monde et le révolutionne, est une dialectique excluant à la fois le vieux militantisme où, tout compte fait, on peut battre sa femme tant qu’on colle des affiches, et l’activisme post-moderne où l’on discute de la manière dont on discutera du choix des sujets dont il faudra discuter pour que tout le monde se sente bien. On m’excusera cette double caricature, que les galeux se grattent…

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