CE FÉMINISME QUI METTRAIT LA DÉMOCRATIE EN DANGER

par | BLE, Féminisme, MARS 2018

Certains ont l’impression que ça va trop loin. Balancer deviendrait le sport national et tout honnête citoyen pourrait être victime d’une fausse accusation. Plus grave encore, la libération de la parole nuirait à la sexualité, limitant dangereusement la possibilité d’aborder une femme pour la séduire, voire rendrait dangereux, pour un homme, de prendre l’ascenseur… Mais le plus inquiétant dans cette affaire, c’est que la dénonciation des agressions subies prendrait la forme d’une justice expéditive. Les femmes deviendraient juges et bourreaux à coup de hashtags. La démocratie et la liberté sexuelle sont-elles en danger à cause des dérives des féministes ?

Pour donner consistance à cet appel à la mesure et à la raison, considéré comme salutaire face à ces prétendus excès aux allures de puritanisme rampant, on évoque – sans citer ni noms ni chiffres – des carrières brillantes brisées, des réputations souillées à jamais, la mise à mort (sociale) d’innombrables hommes talentueux. Heureusement, la contagion n’a pas pris des proportions de pandémie. Il y a au moins cent voix qui se sont levées pour dénoncer cette lamentable dérive. Il faudrait conférer à cette centaine de voix au moins le même poids que celui des centaines de milliers de témoignages rendus publics, presque tous anonymesn[1] rien qu’au moment le plus fort de #meetoo et #balancetonporc sur la toile.[2] Question d’équilibre, recherche d’un juste milieu, nous dira-t-on.

LA FÉMINISTE VERTUEUSE ET L’HYSTÉRIQUE EXTRÉMISTE

Ces accusations d’extrémisme et de radicalisation que les féministes doivent affronter régulièrement deviennent plus virulentes précisément lorsque les luttes menées sont sur le point d’aboutir à une nouvelle conquête, lorsque les lois et les normes sociales commencent timidement à bouger pour rendre le monde plus égalitaire et les privilèges des hommes moins écrasants.

Ces petites conquêtes, lorsqu’elles sont cumulées, permettent non seulement de rendre les institutions sociales plus inclusives et plus adaptées aux réalités que vivent les femmes. Elles rendent en outre la démocratie plus démocratique [3], mais elles n’ont pas toutes été remportées sur le même champ de bataille. Certaines, plus anciennes, ont abouti à une égalité formelle, à des droits politiques. D’autres, quelques décennies plus tard, ont permis d’accéder à une sexualité sans la peur d’une grossesse non-désirée, permettant aux femmes d’échapper au  statut  d’objet soumis aux lois naturelles pour devenir sujets susceptibles de décider de leur destin.

Parallèlement, il y a eu, et il y aura toujours, des femmes qui ne se reconnaissent pas dans les revendications féministes. Elles ont évidemment le droit d’exprimer leur positionnement et il est important de les prendre en compte pour nourrir les débats et parce qu’il traduit aussi une diversité de manières de se positionner face à la distribution des rapports de pouvoir dans la société. On peut néanmoins se demander si la visibilité de leur point de vue dans les médias n’est pas renforcée par le soutien des courants conservateurs ou des défenseurs d’une certaine vision de la liberté qu’ils opposent au “politiquement correct”.

Ainsi, depuis plus d’un siècle, des stratégies  pour  faire  taire  les   féministes ont émergé de manière récurrente. Les opposants au droit de vote des femmes n’étaient pas seulement convaincus qu’elles n’étaient pas capables d’avoir  une conscience politique, ils considéraient qu’il fallait les protéger de leurs propres excès. Le gavage des suffragettes aurait-il été imaginable dans un contexte où les femmes auraient été considérées comme des sujets politiques potentiels ?[4]

Actuellement, dans une bonne partie du monde, le droit de vote des femmes est un acquis. On a envie de croire que ce droit a été accordé aux femmes  après une délibération très civilisée au sein d’un parlement, certes masculin, mais régi par la raison et par des principes démocratiques. Pendant des décennies, les suffragistes anglaises ont cru cela aussi et ont mené un travail de lobbying infatigable… sans aucun succès. C’est seulement suite aux actions directes violentes menées par les suffragettes qu’on aboutit à des résultats : bombes, prise d’otages, destruction de biens, jets de pavés, incendies…

Bertrand Russel, intellectuel britannique ayant soutenu à un moment la cause des suffragistes, considérait au début du XXe siècle que les suffragettes avaient fait perdre vingt ans à la cause des femmes par leur radicalisme. Mais, quelques décennies après, il était forcé de constater : “au final, il faut admettre que ce sont elles [les suffragettes] qui ont obtenu le vote pour les femmes”.[5]

Les actions extrêmes sont envisagées lorsque les voies plus modérées ne sont pas porteuses de fruits. Mais, est-ce que dénoncer publiquement que l’on a été victime d’une agression sexuelle peut être qualifié d’extrémisme ? Est-il légitime de qualifier ces dénonciations – pour la plupart anonymes – d’excès qui attentent  aux valeurs démocratiques ? En Belgique, depuis le début de l’année, huit femmes ont été assassinées pour le simple fait d’être femmes.[6] Il y a sept viols chaque jour dans notre pays.[7] Est-ce que les femmes doivent attendre  patiemment  que le parlement délibère et que toutes  les couches de la lasagne administrative belge se concertent pour définir une stratégie visant à diminuer ces viols et ces assassinats ?

Si le féminisme devient à ce point insupportable qu’il aboutit à des accusations de totalitarisme et de dérives dictatoriales, c’est qu’il a trouvé les moyens de bouleverser les manières d’agir implicites, de défier la violence symbolique qui sous-tend toutes les autres formes de violence, d’exposer la loi du silence imposée par  les agresseurs, tolérée par les complices, niée par ceux qui ne voient pas ce qu’ils auraient à gagner dans le changement exigé par les femmes. C’est probablement qu’on est en train de transformer quelque chose qui résistait encore et qui échappe aux règles formelles.  Faut-il  rappeler  que malgré les lois sur la parité, la sous-représentation féminine dans les différents pouvoirs démocratiques est toujours d’actualité ?

LE BON FÉMINISME ET LES NÉO-FÉMINISTES ANTI-HOMMES

Les féministes qui, comme les suffragistes, se limitent à lutter pour l’égalité au niveau institutionnel et formel sont rassurantes. Elles se contenteront d’agir à un niveau qui peut être tenu à distance par certains hommes qui ne veulent pas en être affectés. Tant que leurs privilèges ne sont pas remis en question, les féministes ne leur posent pas de problème. Ils sont prêts à considérer “ces féministes-là” comme les seules légitimes et acceptables car on peut donner le droit de vote aux femmes sans enlever le droit de vote aux hommes ; on peut augmenter le salaire des femmes sans que cela implique nécessairement une perte du salaire pour les autres ; on peut donner la pilule et permettre l’accès  à l’IVG aux femmes car cela n’impacte qu’indirectement (et plutôt positivement) la sexualité hétérosexuelle masculine. Mais quand les actions décrivent, nomment et dénoncent les comportements problématiques, dans la sphère publique et privée, dans la chambre à coucher et dans les médias, cela pose problème. On quitte la sphère des principes abstraits pour s’ancrer dans une réalité concrète qu’il faut changer et négocier au quotidien. Il s’agit d’un changement au niveau interpersonnel qui bouleverse l’ordre symbolique patriarcal.

Donc, oui, balancer les porcs est une forme de radicalité, tout comme l’était dire ‘j’ai avorté’ quand l’interruption volontaire de grossesse était interdite. Celle-ci ne se situe pas dans le fait que le mode d’action soit spectaculairement violent (on est loin des attentats des suffragettes). Elle réside surtout dans la remise en question d’une sphère qu’on voudrait préserver du changement : l’instauration d’une culture du consentement qui nous  éloignerait  des lois barbares de la culture du viol. Celle-ci n’a rien à voir avec le fait qu’elle s’attaque aux hommes, comme on voudrait nous faire accroire, mais plutôt avec la libération des freins qui empêchent les femmes de se défendre des comportements qui leur sont nuisibles. Celle-ci fait peur parce qu’elle met en avant la sexualité et le corps féminin selon les désirs des femmes et non pas en tant qu’objet de satisfaction des fantasmes de domination des hommes. Elle dénonce la monoculture d’une forme prédatrice de sexualité, mais jamais LA sexualité.

Leïla Slimani [8] s’exprimait ainsi après la publication de la tribune du Monde qui tentait de “restaurer l’équilibre” après les prétendus excès du “néo-féminisme anti-hommes” :

J’espère qu’un jour ma fille marchera la nuit dans la rue, en minijupe et en décolleté, qu’elle fera seule le tour du monde, qu’elle prendra le métro à minuit sans avoir peur, sans même y penser. Le monde dans lequel elle vivra alors ne sera pas  un monde puritain. Ce sera, j’en suis certaine, un monde plus juste, où l’espace de l’amour, de la jouissance, des jeux de la séduction ne seront que plus beaux et plus amples. À un point qu’on n’imagine même pas encore”.[9]

En tant que maman d’une adolescente qui n’ose plus mettre de jupes, ces paroles résonnent avec une certaine urgence, même si je ne peux que trop bien comprendre ce qui l’empêche de s’habiller comme elle voudrait. Exactement à son âge, j’ai moi-même renoncé à porter autre chose que des accoutrements les plus asexués possibles dans l’espace public. Ce choix m’a été imposé le jour où j’ai osé m’insurger face aux propos salaces qu’un inconnu m’a adressés dans la rue. J’ai failli recevoir une gifle pour avoir osé lui dire “ça ne va pas la tête de me parler comme ça ?!”. Et, même si je voulais vous balancer son nom, je ne pourrais pas. Il se confond dans l’anonymat des millions d’agresseurs. Moi, pour ma part, je refuse de m’effacer à cause de la réprobation ou de la notoriété de certains de ses complices.


[1] Pour mesurer la proportion de témoignages anonymes par rapport à des cas avérés de délation de collègues, parents et proches, il est intéressant de lire le blog https://www. balancetonporc.com/categorie/les-temoignages/

[2] Le succès médiatique de ces deux mots-clés en 2017 a en grande partie motivé ce numéro. Précédemment, d’autres espaces virtuels ont rassemblé des témoignages. À cet égard, le micro-blog actif entre 2013 et 2016 http://jeconnaisunvioleur.tumblr.com/ et ses milliers de témoignages (eux aussi quasi exclusivement anonymes), vaut aussi le détour.

[3] Françoise Collin, philosophe et écrivaine féministe belge, fondatrice des Cahiers du GRIF (Groupe de recherche et d’information féministes) intitulait un article publié en 1990 La démocratie est-elle démocratique ? Il a été récemment repris dans Françoise Collin. Anthologie québécoise (1977-2000) par Marie-Blanche Tahon

[4] Il nous semblait important de distinguer les deux versants du mouvement politique pour les votes des femmes en Angleterre au début du XXe siècle : les suffragistes, qui étaient un courant constitutionnaliste (non-militant), dont les actions de lobbying étaient respectueuses des lois et scrupuleusement non-violentes, et les suffragettes, qui, au départ, organisaient des activités pacifiques de sensibilisation à destination des politiques et du grand public pour ensuite s’engager dans une série d’actions violentes. Ces dernières furent violemment réprimées. Lorsqu’elles protestaient contre leur détention par des grèves de la faim, elles étaient nourries de force, gavées à l’aide d’un tuyau et d’un entonnoir. (Claire Jones, Suffragists and Suffragettes, 2012 https://herstoria.com/, traduction de l’auteure).

[5] http://francoisestereo.com/feministes-et-recours-a-la-force-politique-des-suffragettes-britanniques-aux-casseuses-des-black-blocs.

[6] http://stopfeminicide.blogspot.be/

[7] “Personne ne demande au violeur comment il était habillé”, in Bruxelles Laïque Échos, mars 2015, pp. 55-58

[8] Journaliste et écrivaine franco-marocaine. Prix Goncourt 2016.

[9] http://www.liberation.fr/france/2018/01/12/un-porc-tu-nais_1621913

Dans la même catégorie

Share This