Recherche et découvre dans chaque région ceux qui seront tes agents, connais-les personnellement, va à eux, attache-les à ta cause, fais-en sorte qu’ils fassent campagne pour toi autour d’eux et soient, si j’ose dire, candidats pour ton compte. […] Les gens des municipes et de la campagne, il suffit que nous les connaissions par leur nom pour qu’ils croient être de nos amis. […] Il faut particulièrement s’occuper de l’opinion publique. […] Si tu amènes ceux qui se contentent de n’être pas hostiles à se faire les champions de ta cause, ils te seront des auxiliaires très précieux […] la sympathie spontanée : il conviendra de la fortifier en te montrant reconnaissant, en appropriant ton langage aux raisons qui sembleront déterminer la sympathie de chacun, en manifestant des sentiments qui répondent aux leurs, en leur faisant espérer que cette première amitié deviendra une liaison intime […] tu dois te prodiguer, être à tout le monde, veiller à ce qu’on ait la nuit comme le jour un large accès auprès de toi, et ce ne sont point seulement les portes de ta maison qui doivent être ouvertes, mais ton air et ton visage, qui sont les portes de l’âme. Les hommes, en effet, ne veulent pas seulement qu’on leur fasse des promesses, surtout lorsqu’ils s’adressent à un candidat, ils veulent encore qu’on les fasse généreusement et en des termes qui les honorent.
Ces recommandations qui semblent avoir été dictées par le community manager de Didier Reynders en vue de ses huit tweets journaliers[1]le furent en réalité par Quintus Cicéron dans sa Lettre à mon frère pour réussir en politique rédigée au cours des premiers mois de l’an 64 avant J.-C. S’il eût mieux valu que nos politiques s’inspirent des Académiques du frère en question, la méthode reste inchangée et ces quelques mots nous aident à décrypter les stratégies d’aujourd’hui.
De tout temps, que ce soit en période électorale, en cours de mandat ou dans l’opposition, les politiciens communiquent en s’adaptant aux techniques et aux médias existants. Jadis, cette communication se propageait principalement par le biais d’allocutions publiques, d’affiches peintes et plus tard imprimées, de tracts, d’assemblées ou d’encarts de presse. La révolution issue de l’essor de la radio et de la télévision en élargit l’audience et permit d’atteindre la masse des nouveaux électeurs issus du suffrage universel et son lot d’illettrés. Dans un même temps, l’efficiente transmission des communications devint dépendante du filtrage opéré par lesdits médias, contre-pouvoirs à l’indépendance variable.
LA CAMPAGNE 2.0.
L’arrivée plus récente de l’internet dans les foyers a constitué une nouvelle révolution en la matière : la quantité colossale d’électeurs potentiels à qui s’adresser, la possibilité de contourner à nouveau le filtre ou la « médiation » des médias et ce qu’on a nommé le web participatif (2.0) ont ouvert de nombreuses portes qui, placées sous le spectre de la démocratie, se révèleront bénéfiques pour beaucoup d’entre elles et néfastes pour… beaucoup d’autres.
Bien qu’elle date depuis plus longtemps, la communication politique sur les réseaux sociaux[2] est devenue incontournable au cours de cette dernière législature qui a vu hommes et femmes politiques belges, de la majorité comme de l’opposition, en user et en abuser sous peine de voir leur cote chuter au profit d’un concurrent mieux adapté au marketing d’influence moderne qui – ère du libéralisme oblige – se contente souvent de considérer le politicien comme un produit à vendre au plus grand nombre de citoyens-consommateurs.[3]
Sans vouloir enfoncer des portes ouvertes, il nous semble intéressant de relever certaines caractéristiques inhérentes au type de discours qui foisonne sur les réseaux sociaux et de s’outiller pour mieux discerner ceux qui relèvent de la manipulation pure et simple de ceux qui rejoignent les arguments et la méthode du débat de fond, indissociable du jeu démocratique.
Twitter, Facebook, chaîne YouTube, Instagram, Live Stream etc. sont autant de médias permettant la propagation d’un nouveau genre de communication politique pour lequel la stratégie communautaire est devenue capitale au point d’avoir fait naître des métiers inédits – dérivés du spin-doctor traditionnel – pour développer la notoriété des politiciens, renforcer la cohésion d’une communauté autour d’eux et évaluer les actions de marketing ciblées. Il s’agit des content managers, community managers et social media managers.
Twitter, pour ne citer que lui, est un réseau social qui permet à l’utilisateur d’envoyer gratuitement de brefs messages, appelés tweets, sur internet, par messagerie instantanée ou par SMS. Ces messages limités à 280 caractères (140 caractères auparavant) permettent notamment de converser, créer ou relayer de l’information et suivre des individus via leurs publications.
Sur Twitter, comme sur la plupart des réseaux sociaux, il existe trois niveaux de relations : one-to-many (le politicien à l’origine du tweet le diffuse très largement, ce qui crée un lien faible avec ses lecteurs) ; one-to-few (crée un lien plus ciblé qui génère déjà des interactions avec ses lecteurs) et one-to-one (crée un lien fort avec des influenceurs ciblés et analysés qui vont propager le message dans leurs propres réseaux). Le candidat a naturellement intérêt à transformer du one-to-many en one-to-one pour transformer une simple relation de son réseau en un community manager dévoué.
Pour un politicien, tout l’intérêt est d’y transformer un prospect-électeur en follower qui pourra ensuite retweeter ses tweets et les faire circuler auprès de sa propre communauté afin de créer un buzz (agitation autour d’un sujet et transmission rapide de l’information) qui entraînera sa propagation vers les amis de ses amis. L’emploi du #hashtag permet de marquer un contenu avec un mot-clé thématique plus ou moins partagé.
Trait commun à tous les réseaux sociaux, le sentiment de proximité, voire d’intimité, vécu par les followers à l’égard de l’homme ou de la femme politique qui semble s’adresser à eux de manière spontanée et sincère. Ce ressenti artificiel est intensifié par la gestion en coulisses d’une grossière mécanique de marketing d’influence, authentique instrument de propagande. Des équipes de professionnels en communication, en marketing ou en psychologie, gèrent ces comptes dans le but congru et plutôt cocasse de donner l’illusion d’être proche et à l’écoute des citoyens. Le politicien qui s’adresse alors à son électeur n’est quasiment jamais celui qui a écrit le message « spontané » qu’il énonce. Or, pour le citoyen qui le lit ou lui écrit, il semble transparent et n’avoir ni préparé, ni manipulé un discours à mille lieues de celui présent dans les médias dit traditionnels, cadrés par un système dominant en perte de confiance.
Ainsi, la deuxième campagne de Barack Obama a compté 35 millions de dollars pour son enveloppe « marketing numérique » en s’entourant de spécialistes qui ont eu à superviser une joyeuse équipe de 750 community managers.[4] Ils se sont, dans un premier temps, adonné au Data Mining grâce au « trafic » lié à la collecte massive de données privées pour ensuite les traiter en identifiant et profilant les personnes démontrant un quelconque intérêt pour les élections sur leurs réseaux sociaux dans le but de leur fournir myriade d’argumentaires multimédias. Taillés sur mesure et clés-sur-porte, ils furent destinés aux personnes de leur entourage et aux membres de leurs propres cercles. Le rôle des cercles proches est primordial dans les processus d’influence car, selon les mécanismes de la reproduction sociale, les choix des membres influents de notre réseau influencent davantage notre votre que le programme du parti.
LA CONFUSION DE PROFILS ET DES REGISTRES
Une autre confusion à relever concerne le rapport ambigu qui règne entre les états d’âme de l’homme ou de la femme, les opinions politiques du politicien, la communication au nom d’un Parti ou encore au nom du pouvoir dont il a la charge. Comment identifier qui communique réellement lorsqu’un certain Théo Franken retweet « Pas d’astreintes et pas de juges coupés de la réalité. Pas de papiers belges pour chaque demandeur d’asile dans le monde » alors que la Cour d’Appel l’a justement astreint, en tant que Secrétaire d’Etat à l’Asile et à la Migration, d’octroyer un visa humanitaire à une famille syrienne ? A-t-il écrit cette phrase en son nom propre, pour révéler ses propres convictions et se faire mousser auprès de son entourage ? Est-ce une communication en tant qu’homme politique destiné à consolider son électorat ? Cette formule engage-t-elle son Parti ? En tant que membre du Pouvoir exécutif, est-il en train de faire fi de la séparation des pouvoirs en annonçant publiquement son mépris pour une décision du Pouvoir judiciaire ? Jouer sur la confusion entre différentes identités protège de bien des retombées politiques et judiciaires tout en s’avérant très payant en matière de communication auprès d’auditeurs crédules ou peu scrupuleux. Cela pousse donc certains personnages à s’y appliquer, quitte à s’assoir sur les règles du jeu démocratique ou de l’Etat de droit.
Le rythme adopté sur les réseaux sociaux bouleverse, quant à lui, le rapport au temps. Connectés en permanence pour alimenter la toile ou réagir aux propos de leurs concurrents, les candidats accélèrent le rythme des interventions et en réduisent leur contenu. Sur Twitter ou sur Facebook, l’émotion l’emporte fréquemment sur la délibération ; le slogan sur le point de vue nuancé ; la formule à retenir sur celle à réfléchir. Et si, pour exister sur les réseaux sociaux, il faut faire le buzz : les discours extrêmes, les prises de bec et la bêtise font plus souvent mouche que l’éloquence ou les idées. Cet encouragement au « populisme » – si vous nous permettez ce gros mot – exclut trop souvent les arguments destinés à poser les fondations d’une société stable et à construire les ponts nécessaires au vivre ensemble pour ne laisser place qu’aux jappements annonciateurs du tocsin qui érige les hommes contre les femmes, les noirs contre les blancs, les sans-abris contre les sans-papiers, les riches contre les pauvres, les travailleurs contre les chômeurs, etc.[5]
Certains auteurs considèrent, quant à eux, que les particularités techno-discursives du tweet ou du post Facebook sont propices à l’accentuation des traits sophistiques déjà présents dans la majorité des discours politiques. L’emploi du message court incite à la mobilisation des pré-discours qui développent, pour l’identité numérique mise en scène, un certain nombre d’éléments présentés comme étant préalables à l’énonciation. En d’autres mots, certains préalables à l’affirmation rhétorique ne sont pas ou plus débattus et sont alors considérés comme acquis dans le sens décontextualisé de l’auteur du discours. La personne réceptrice – plus encore si elle fait partie du même réseau social que l’émetteur – se focalisera sur l’énonciation elle-même sans remettre en question les prérequis nécessaires à l’examen logique de l’argument.
LE DÉBAT RENVOYÉ À LA NICHE
Les réseaux sociaux sont également susceptibles d’enfermer les utilisateurs dans une bulle qui déforme leur vision du monde et les conforte dans leurs propres certitudes. « Chaque utilisateur est exposé aux informations partagées par ses amis et qui sont en résonance avec ce qu’il pense. De plus, l’algorithme de Facebook lui propose d’autres amis qui auront souvent la même vision. Enfin, si l’utilisateur s’abonne à la page d’un média, il se verra proposer d’autres contenus similaires. Cela crée une chambre d’écho qui donne crédit aux informations partagées. Les réseaux sociaux accentuent l’effet de bulle dans laquelle chacun à tendance à se retrouver ».[6] L’utilisateur de Facebook aura vite la sensation que son avis est partagé par la majorité de son entourage, voire du reste monde, et que ses détracteurs sont plutôt marginaux. Il pensera prendre part au grand débat représentant toutes les opinions mais ne sera en réalité qu’en présence des contenus filtrés qui, en plus de le conforter dans un univers en résonnance avec ses certitudes, participeront à sa radicalisation.[7] La relation entre politicien et électeur n’échappe évidemment pas à ces travers.
Pour conclure ces quelques lignes, il nous semble important de
rappeler que les réseaux sociaux, de même qu’Internet ne sont que des outils
que le politicien comme le citoyen utilisent comme bon leur semble, en fixant
leurs propres limites éthiques, sans en devenir l’esclave. Si nous avons décelé
des failles susceptibles de porter atteinte au juste débat démocratique sur les
réseaux sociaux, il ne tient qu’aux utilisateurs d’en prendre conscience et de
s’y adapter, avec bon sens et probité afin de tisser des liens réels entre les individus
et échanger des idées de manière libre mais réfléchie et complexe. Il s’agit
notamment de combattre, à sa propre mesure, la collecte de ses données
personnelle ou son enfermement en bulle. Créer une communauté ouverte et non
une communauté en réseau fermé qui n’a de sens que pour ceux qui redoutent de
confronter leurs idées ou leur pouvoir. Il ne tient également qu’aux
utilisateurs de s’ouvrir à l’ensemble des médias existant en les combinant pour
tirer le meilleur profit de chacun d’entre eux. Dans ce contexte, les espoirs
d’une démocratie participative qui accorde toute son importance à l’implication
des citoyens dans le débat public trouverait une réponse et un sens sur un
Internet susceptible de produire du lien social à qui l’utilise à bon escient.
[1] Digmedia, « Didier Reynders, politique belge le plus actif sur Twitter », www.digimedia.be, site Internet visité le 3 mars 2019.
[2] Considérés ici comme l’ensemble des sites internet permettant de se constituer un réseau d’amis, de connaissances professionnelles ou autres et fournissant à leurs membres des outils et interfaces d’interactions, de présentation et de communication (définition sur www.definitions-marketing.com).
[3] Jean Faniel, « Faire campagne (à l’heure d’Internet) », Les @nalyses du CRISP en ligne, 1er septembre 2018, www.crisp.be.
[4] Yves Siméon, « Obama, élu meilleur responsable CRM du monde », www.ladn.eu, 16 novembre 2012.
[5] Albéric Guigou, « Les réseaux sociaux porte-voix du populisme », www.LesEchos.fr, 19 avril 2017.
[6] Tristan Mendès France (École des hautes études en sciences de l’information et de la communication), cité par Aude Carasco et Alain Guillemoles dans « La démocratie au risque des réseaux sociaux » (La Croix, article mis en ligne le 26 décembre 2016).
[7] William Audureau, « Comment les réseaux sociaux accentuent l’enfermement dans ses idées », Le Monde, 24 avril 2018.