Selon le mythe platonicien, l’anneau de Gygès confère à la personne qui le porte le don d’invisibilité. Cette expérience de pensée soulève des questions éthiques et morales qu’il est intéressant de revisiter sous le prisme de l’anonymat sur internet. Ce dernier incarne une actualisation de l’allégorie platonicienne, puisqu’il permet non seulement de causer du tort à autrui sans en subir les conséquences, mais également de ne pas pouvoir être identifié comme l’auteur du tort causé – littéralement d’être invisible.

Cette analyse propose de s’intéresser aux questions éthiques en jeu à l’ère de l’omniprésence des notations de toutes sortes, en évitant – le plus possible – les clichés et une lecture simpliste ou manichéenne des rapports en ligne ou tout simplement anonymes. Ce qui nous intéresse ici, ce sont les comportements anonymes qui permettent, à travers la notation, de causer du tort sur la base de la conclusion pessimiste exposée dans le mythe de Platon. Nous terminons ensuite en nous demandant : que se passe-t-il quand on passe l’anneau de Gygès, au travers des notations malveillantes, à la « main invisible » du marché ?

L’ALLÉGORIE

Si l’allégorie de la caverne porte sur la connaissance, l’allégorie de l’anneau de Gygès porte sur la moralité et à la justice. Elle interroge notre rapport même à celles-ci, en posant la question des motivations. Dans La République de Platon, Socrate discute avec Glaucon au sujet de la justice et de « l’éloge (paradoxal) de l’injustice ». L’objet de la discussion est de savoir si la justice a une valeur intrinsèque, qui serait donc à chercher pour elle-même, pour quiconque veut atteindre le bonheur, puisque l’opinion populaire voudrait qu’il y ait plus d’utilité à tirer de l’injustice que de la justice. En d’autres mots, la question est de savoir si la justice est une vertu de « faible ». L’axiome de départ de Glaucon est le suivant : « ceux qui la cultivent [justice] le font par incapacité à commettre l’injustice ». C’est dans ce contexte que ce dernier raconte le mythe de l’anneau de Gygès.

« C’était un berger, un mercenaire du prince de Lydie, à l’époque. Survint un gros orage : un séisme ouvrit la terre, qui s’entrebâilla à l’endroit même du pâturage. Le phénomène étonnant l’invite à descendre. Et que voit-il, entre autres merveilles que décrivent les conteurs ? Un cheval de bronze, creux, avec des fenêtres qui lui permettent de voir en se penchant qu’il y a quelqu’un dedans, mort selon toute apparence, d’une taille plus qu’humaine, avec, en tout et pour tout, à la main une bague d’or : il se la passe et s’en retourne. À la réunion ordinaire des bergers venant préparer comme chaque mois le rapport qu’on devra faire au roi sur l’état des troupeaux, notre homme se présente avec la bague. Il prend place avec les autres, mais il fait machinalement tourner la bague, et le chaton se présente vers lui, à l’intérieur de sa main. Sur quoi, il devient invisible à ses voisins, et l’on se met à parler de lui comme d’un absent. Fort étonné, il manie légèrement la bague pour ramener le chaton vers l’extérieur : la chose faite, il est visible. Après réflexion, au bout de plusieurs expériences qu’il fit pour savoir si la bague avait bien ces pouvoirs, expériences qui furent concluantes (en tournant le chaton vers l’intérieur il devenait invisible ; en tournant vers l’extérieur, il redevenait visible), il manœuvra habilement pour être dans la délégation qui irait voir le roi. Arrivé là, il séduisit la femme du roi, complota avec elle la mort du prince, et il s’empara du pouvoir ».

Le berger, Gygès, n’avait jusque-là jamais agi de manière injuste ; et il n’aurait probablement jamais commis le mal s’il n’avait pas trouvé l’anneau qui lui a permis de le faire en toute impunité. Morale de l’histoire : celles et ceux qui se conduisent de manière juste le font sous la contrainte, par crainte d’une punition ou de pressions issues de la socialisation, car dès que l’occasion se présente, elles ou ils agissent de manière purement égoïste et intéressée, sans considération pour la moralité ou l’idée de justice. Dans les mots de Glaucon : « La justice n’est pas un bien en soi pour le sujet lui-même, car la simple idée qu’on est en mesure de commettre l’injustice suffit pour commettre l’injustice. L’opinion universelle veut que l’injustice soit bien plus rentable pour l’individu que la justice. L’homme doté de tels pouvoirs qui refuseraient de commettre l’injustice, qui ne toucherait pas au bien d’autrui, serait dans l’opinion de ses voisins au comble de l’infortune, voire de la folie : les louanges qu’ils en feraient d’ailleurs publiquement pour se donner le change l’un à l’autre viendraient de la crainte qu’on a de subir l’injustice ».

Outre les questions fondamentales que cela pose pour quiconque se préoccupe de moralité et d’éthique, cela permet de poser la question de l’anonymat sur internet et des « avis » et des notations intentionnellement dévastatrices qui sont faites sous le couvert de l’anonymat. Ces dernières incarnent en quelque sorte une matérialisation, de ce qui fut, pendant plus de 2000 ans, un mythe, une expérience de pensée.

L’ALLÉGORIE 2.0. : COMMETTRE L’INJUSTICE DE FAÇON ANONYME

Évidemment, des crimes ont été commis depuis la nuit des temps sans qu’on ne puisse identifier leurs autrices ou auteurs et sans que justice ne soit jamais rendue. Mais il s’agit ici de s’intéresser à des cas où les dommages causés, comme des notations et des commentaires faux et malveillants, sont eux, bien visibles. Nous nous intéressons donc précisément à la possibilité que permet l’anonymat de causer du tort, sur internet et les plateformes de notations, aussi diverses soient-elles (professeurs, dentistes, restaurants, hôtels, mais aussi lieux et performances artistiques… ou encore, comble de l’ironie, les prisons!).[1]

Mais avant, prenons un moment pour nuancer notre propos : l’anonymat, en ligne comme hors ligne, a ses vertus. C’est d’ailleurs une idée que Rousseau met en avant lorsqu’il discute sa thèse anthropologique – selon laquelle les humains sont naturellement bons, mais corrompus par les processus de socialisation – au moyen de l’anneau de Gygès dans la Sixième Promenade, des Réveries du Promeneur Solitaire. « Si j’eusse été possesseur de l’anneau de Gygès […] Maître de contenter mes désirs, pouvant tout sans pouvoir être trompé par personne, qu’aurais-je pu désirer avec quelque suite ? Une seule chose : c’eût été de voir tous les cœurs contents. L’aspect de la félicité publique eût pu seul toucher mon cœur d’un sentiment permanent, et l’ardent désir d’y concourir eût été ma plus constante passion. Toujours juste sans partialité et toujours bon sans faiblesse […] ». Il apparaît donc que le pouvoir d’agir à l’insu d’autrui peut avoir une certaine vertu, une liberté non contrainte par les pressions sociales. N’est-ce d’ailleurs pas pour cette raison que l’exercice démocratique du vote se fait de façon confidentielle ? N’est-ce pas sous le couvert de l’anonymat qu’agissent les lanceuses et lanceurs d’alerte qui nous mettent au fait d’injustices organisées ? La philanthropie s’exerce elle aussi parfois sous le couvert de l’anonymat – et non pas seulement dans un désir de signalement vertueux. Bref, il ne s’agit pas du tout ici de faire le procès de l’invisibilité ou de l’anonymat, bien au contraire. Il s’agit plutôt de circonscrire notre propos. Bien que, dans cette analyse, nous portions notre attention sur un archétype contemporain de l’anneau de Gygès, il est important d’insister sur le fait que ce n’est pas l’anonymat en soi qui est à critiquer. Nous visons ici son utilisation mal intentionnée sur Internet et qui permet, grâce à de faux commentaires accolés de notations dévastatrices ou voulues comme telles, de commettre du tort sans subir de conséquences, ni même pouvoir être reconnu comme étant l’auteur du tort causé.

Dans les milieux ultras concurrentiels, comme la restauration, la notation sur les sites de référencement est capitale. Or, il ne faut pas chercher bien longtemps sur internet pour trouver des sites et des blogs d’associations de restaurateurs qui dénoncent les pratiques de commentaires frauduleux – autant négatifs pour autrui ou positifs pour soi-même. C’est ici que l’allégorie de l’anneau de Gygès s’incarne sur nos écrans : l’anonymat sur internet permet d’actualiser le récit de Platon, derrière un écran. Cela peut s’étendre à une multitude de domaines et des torts divers peuvent être commis sur internet, dans une relative impunité. Couvrir l’ensemble de ceux-ci nous éloignerait de notre sujet. Comme annoncé plus haut, nous allons ici porter notre attention sur le phénomène des « faux commentaires », publiés avec l’intention d’infliger du tort à autrui, à savoir de miner la réputation (ou l’e-réputation) de différentes actrices et différents acteurs dans des domaines variés. Ces commentaires, assortis d’une « note » volontairement dévastatrice, incarnent parfaitement l’esprit que Platon met en lumière avec le mythe de l’Anneau de Gygès, à savoir que quiconque peut faire le mal sans devoir en assumer les conséquences le fera. Évidemment, tout le monde ne s’adonne pas à cette pratique frauduleuse, mais le phénomène demeure suffisamment répandu pour inquiéter et, souvent, nuire concrètement à plusieurs entrepreneuses ou travailleurs qui ne méritent pas les lourdes conséquences qui peuvent en découler. Il apparaît donc qu’une fois actualisé dans le monde des réseaux, le mythe de l’Anneau de Gygès permet de mettre en lumière des pratiques déloyales qui minent les conditions d’un marché concurrentiel, ou de perturber le fonctionnement d’institutions qui ne devraient pas être soumises à ces logiques, comme l’éducation, c’est-à-dire le partage transparent de l’information. Nous discuterons celui-ci plus en détail dans la section suivante, afin d’étayer les conséquences sur les conditions de la saine concurrence et le fonctionnement de la coopération sociale de manière plus générale, puisque celle-ci est aussi sérieusement menacée par les comportements anonymes disruptifs observables sur les plateformes web.

Comme nous le savons, il existe une multitude de faux comptes, issus de « fermes à trolls », utilisées par des régimes malveillants pour interférer dans les processus démocratiques de pays non alliés. L’effet combiné de cette problématique à celle des effets pervers qu’ont les réseaux sociaux, même chez les gens qui s’affichent publiquement sous leur véritable identité, crée un cocktail toxique pour le débat et les institutions démocratiques. À l’instar de cela, les faux comptes et les faux commentaires sur les sites de notation, dans les secteurs marchands et, aussi, a priori, non marchands, ajoutent aussi un grain de sable supplémentaire dans l’engrenage de la concurrence dans lequel se retrouvent malheureusement coincés plusieurs entrepreneuses et travailleurs indépendants – déjà aux prises avec les commentaires « à côté de la plaque » que laissent plusieurs personnes affichant leurs noms réels.

PASSER L’ANNEAU DE GYGÈS À LA MAIN INVISIBLE DU MARCHÉ

Il y a donc un parallèle à faire entre la manière dont l’anonymat sur les réseaux sociaux est utilisé pour miner la démocratie et la manière dont l’anonymat utilisé pour intentionnellement causer du tort à certains commerçants mine les mécanismes concurrentiels de marché. Évidemment, nous nous devons de distinguer ce qui est (il)légal de ce qui est (im)moral. La liberté d’expression demeure balisée sur internet, comme dans le monde « réel », par la loi. Bien qu’il soit vrai de dire que le mythe de l’anneau de Gygès s’actualise sur internet, grâce à l’anonymat, cela ne l’est que dans une certaine mesure. Si des propos graves, comme des menaces sérieuses par exemple, sont proférés, il demeure possible de retrouver leurs autrices ou auteurs et de les poursuivre ou traduire en justice le cas échéant. En aucun cas nous ne cherchons ici à occulter ce fait ou à idéaliser sans nuance notre propos, ou l’anonymat relatif que permet internet. Cela dit, nous restons sur le fil conducteur du rapport à la moralité pour questionner ici le rapport entre moralité et liberté de commerce sur des marchés dont la saine concurrence est, ou doit être, garantie par des mécanismes de coopération sociale, c’est-à-dire y compris notamment par des mécanismes de sanction. Ce que l’anonymat rend évidemment beaucoup plus coûteux à mettre en place de manière effective – que ne peuvent l’être les mécanismes traditionnels de potinage ou dénonciation.

Nos sociétés, quoi qu’on en pense, sont basées sur un fragile équilibre de principes dans lequel le libre marché est garanti par l’État, comme garant de nos droits et libertés. Selon la célèbre formule d’Adam Smith, le marché est cet espace « amoral », gouverné par l’intérêt, où une sorte de « main invisible » produit un équilibre collectivement optimal – par opposition à la main ou au bras visible de la justice. Or, comme le note le philosophe Joseph Heath, cette vision canonique de la coopération sociale occulte le fait que les mécanismes de la coopération sociale ne se limitent pas seulement à la division du travail et aux gains obtenus par l’échange. Le partage des risques liés à l’existence et à nos activités, ainsi que le partage de l’information constituent eux aussi des mécanismes de coopération sociale – et une réflexion s’impose à savoir comment organiser collectivement, notamment au moyen de l’État, la production de ces bénéfices, mais aussi la sanction des manquements ou des torts; ainsi que, de manière plus générale, un arbitrage entre les différents bénéfices de coopération lorsque ceux-ci entrent en conflit.[2]

Le partage (transparent et régulé) de l’information est donc une condition importante pour permettre les conditions optimales d’une concurrence produisant les bénéfices coopératifs que nos sociétés cherchent à produire. Or, c’est précisément ici que le problème de passer l’anneau de Gygès au doigt de la main invisible émerge : le fonctionnement du marché en tant que mécanisme amoral est perturbé par la distorsion que l’immoralité des notations et commentaires délibérément malveillants induisent dans le partage d’informations. Cela est d’autant plus problématique du point de vue de la coopération lorsque les comportements qui ne respectent pas les règles de la coopération sont faits derrière l’anonymat que permettent les plateformes de notations. Puisque la coopération sociale suppose de pouvoir sanctionner les comportements individuels qui « dévient » de la poursuite des différents mécanismes de production des bénéfices collectifs, l’application effective de ces sanctions devient plus coûteuse, ce qui peut créer un incitatif supplémentaire à produire de l’immoralité… c’est un cercle vicieux. En résumé, l’anonymat que permet internet, avec les coûts importants liés aux sanctions des comportements disruptifs, versus les comportements canalisés par les contraintes collectives issues de la recherche de bénéfices coopératifs, combinés à un rapport à la moralité qui est celui décrit dans le mythe de l’anneau de Gygès, induit de l’immoralité dans le fonctionnement du marché. Or, pour être optimal, celui-ci doit être amoral, afin de « produire » de la moralité, c’est-à-dire permettre l’atteinte des objectifs que nous considérons comme collectivement désirables.

Cela dit, une dernière nuance s’impose encore à nous. Il ne s’agit pas ici de cautionner les mécanismes privés de notations, qui se veulent bien souvent des mécanismes d’intermédiaires, qui opèrent de façon quasi mafieuse, notamment avec les prestataires de biens et de services – nous avons d’ailleurs écrit sur l’impérialisme de plateforme et l’allégorie de la caverne, en ces pages, par le passé.[3] Les références aux Lumières, dans lesquelles la laïcité puise sa source, ne sont pas anodines.

Rousseau et Smith étaient des penseurs complexes qui articulaient de manière originale la relation entre sentiments et intérêts… Pour eux, nos sentiments moraux sont en quelque sorte garants de la morale, autant collective qu’individuelle. Le fait d’induire de l’immoralité dans le « libre marché » qui se doit d’être un espace amoral est problématique. Et tout cela n’est pas, si l’on connaît la philosophie d’Adam Smith (comme de Rousseau, son contemporain), une surprise, au contraire. C’est justement parce que nous vivons dans des sociétés « policées », où l’éducation façonne les sentiments et pétrit la raison de sorte que notre indignation s’aligne avec nos jugements, de sorte que les sujets qui deviennent l’objet légitime de notre indignation, que tout cela heurte le sens commun. Et il est dans l’ordre des choses, selon la philosophie de ces Lumières, que cela nous pousse à une réflexion morale sur l’organisation de nos rapports et les punitions qui permettent – ou non – de poursuivre les bénéfices de la coopération et de la socialisation, plutôt que de tomber dans les pièges qui nous guettent. Si la philosophie des Lumières peut nous apprendre quelque chose, c’est bien que nous nous devons d’être prudent dans la manière dont nous évaluons autrui et dont nous institutionnalisons ces rapports, afin de nous émanciper de nos tendances naturelles à valoriser ce qui, souvent par bonté ou par naïveté corrompt nos sentiments moraux et permet une société injuste où prévaut la loi du plus fort. L’anneau de Gygès version 2.0. mérite donc une réflexion approfondie, renouvelée.


[1] https://www.lefigaro.fr/actualite-france/lycees-restaurants-commerces-la-tyrannie-des-notes-en-ligne-20230529

[2] Joseph Heath, « Institutions et bénéfices coopératifs », dans Penser les institutions, Dave Anctil, David Robichaud et Patrick Turmel (dir.), Québec : Les Presses de l’Université Laval, 2012, pp. 15-49.

[3] https://echoslaiques.info/lallegorie-de-la-caverne-2-0/

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