LE POINT DE NON-RETOUR DE MICHEL 1er

par | BLE, MARS 2019, Politique

À l’issue de ce dossier, le Gouvernement fédéral sortant s’est-il démarqué de ce qu’on a connu jusqu’ici ou n’a-t-il fait que le prolonger ? La question de la continuité et de la discontinuité est difficile et dialectique. On trouve souvent une forme de continuité au cœur même de la discontinuité ou des discontinuités dans la continuité la plus fidèle. Elle dépend aussi de l’échelle, temporelle et spatiale, à laquelle elle se constate. Puisqu’il est ici principalement question de ce qui a offensé notre attachement aux libertés individuelles et collectives, aux droits humains, à la vitalité démocratique, aux mécanismes de solidarité ou au principe d’hospitalité, la réponse sera inquiétante dans un cas comme dans l’autre. Si le gouvernement Michel 1er a créé une rupture avec une série de principes démocratiques, la démocratie est en danger et il y a lieu de riposter décisivement pour empêcher la brèche de se creuser. S’il s’inscrit dans la continuité d’une tendance plus vaste, historiquement ou géographiquement, le péril s’avère bien plus grave, l’inquiétude plus tragique et la réplique à la fois plus ambitieuse et plus complexe…

UN GOUVERNEMENT DE RUPTURES 1

C’est avant tout au niveau de la composition, de la forme et du fonctionnement de ce gouvernement qu’il y a lieu de pointer quelques discontinuités ou nouveautés. Tout d’abord, la rupture du cordon sanitaire : tous les partis francophones, à commencer par celui qui a mené à terme les négociations, avaient annoncé fermement qu’ils ne gouverneraient jamais avec la N-VA. Ensuite, cette compromission du MR et de Charles Michel prêt à tout pour décrocher la place de Premier Ministre a engendré un gouvernement totalement asymétrique du point de vue linguistique. Une première en Belgique. Des points de non-retour ont probablement été franchis dans la mesure où d’autres partis envisagent pour la prochaine législature une alliance avec la N-VA et où celle-ci n’est plus assimilée au populisme et à l’extrême droite pour une part de l’opinion publique, politique et médiatique. Dans la mesure aussi où la recherche d’un certain équilibre entre la représentation, la participation au débat et la prise en compte des intérêts des deux grandes communautés nationales au sein du gouvernement fédéral n’est plus un préalable à sa composition. Nous verrons où nous mènera cet adieu à la parité linguistique lorsqu’il sera question d’une nouvelle réforme de l’État.

Cet abandon de la recherche d’équilibre  et du typique compromis à la belge a, en outre, marqué une rupture en matière de positionnement sur l’axe gauche/droite. Traditionnellement – tradition certes discutable – la Belgique a toujours été gouvernée au centre-droit ou au centre-gauche, cherchant à ménager les différents piliers qui structurent son histoire et son organisation sociale afin d’équilibrer une coalition représentative des votes exprimés. Le gouvernement Michel–De Wever a tenu la barre à droite toute.

Fort de sa majorité et de son orientation à la fois néolibérale et réactionnaire, le gouvernement a pu radicaliser une politique socio-économique favorable aux plus riches au détriment des droits sociaux et de la cohésion sociale : réforme des pensions, saut d’index, réduction des cotisations sociales, exonération fiscale aux entreprises, traque disproportionnée de la fraude sociale et impunité de l’évasion fiscale… L’équipe de Charles Michel a révélé de manière flagrante sa dévotion au capital et ses actionnaires lorsque la Commission européenne lui a ordonné de récupérer 700 millions d’euros de cadeaux fiscaux accordés aux multinationales et qu’elle s’est obstinée à maintenir sa magnanimité coûte que coûte, jusqu’à être récemment acquittée par le Tribunal de l’Union européenne.

La droite décomplexée, concept popularisé par Nicolas Sarkozy, a pu aussi s’en donner à cœur joie en matières pénale, policière et pénitentiaire. Si elle fut, à ce niveau, propulsée par les attentats terroristes, il faut se rappeler que la tolérance zéro figurait parmi les points forts et musclés de l’accord gouvernemental. Elle s’est encore exprimée à travers la fermeture voire l’hostilité assumée de membres du gouvernement à l’égard des migrants, des musulmans, plus précaires et des petits délinquants – sans parler des accointances avec la collaboration ou l’extrême  droite qui ont fait beaucoup de bruit lors de l’entrée en fonction du Gouvernement  pour se voir par la suite  banalisées,  comme en témoignent les récentes révélations concernant la proto-milice Schield en Vrienden et ses liens avec la N-VA. Si ces idées de fermeture et de rejet de l’autre sont très en vogue, elles n’ont jamais été proférées avec autant d’aplomb et de mépris, ou si peu de nuances et de scrupules par des représentants du gouvernement belge. À propos des questions éthiques, quelques précautions ont  dû être prises pour aboutir à un bilan, si pas réactionnaire, à tout le moins conservateur.

Le trait le plus marquant de ce gouvernement demeure la manière dont il a imposé sa ligne à travers une forme d’exercice majoritaire, voire absolu, du pouvoir, sans se soucier de l’opposition et de la majorité d’électeurs francophones qui ne se retrouvaient pas dans le programme de la coalition. Cet exécutif se sera affirmé et démarqué par son arrogance et sa supériorité affichée à l’égard des autres pouvoirs et des corps intermédiaires : aucune considération pour les différents Parlements et pour les débats qui s’y mènent, réduction des moyens de la Justice et disqualification orale ou écrite des juges, remis en cause des traités internationaux, contournement ou reniement de la concertation sociale, discréditation des syndicats… Alors que les précédents gouvernements tentaient, parfois hypocritement, de prendre en considération les différents points de vue existant dans la société, de consulter aussi bien les représentants des travailleurs que  des entreprises, les mutualités que l’ordre des médecins, les consommateurs que les commerçants, etc., celui-ci n’a tendu l’oreille qu’aux secteurs économiques qui le soutenaient et a fait passer toutes ses mesures en force sans s’encombrer de la moindre concertation, sans chercher à amadouer le peuple. Il a, du coup, suscité un mouvement social, suivi en fin de législature par les mobilisations pour la justice climatique, comme le pays n’en avait plus connu depuis longtemps. Il n’en a nullement tenu compte. Il en a même peut-être tiré des leçons stratégiques le déterminant à attaquer sur tous les fronts en même temps, afin que l’opposition politique ou la contestation civile n’aient pas le temps, ni les moyens de s’organiser et, finalement qu’elles se fatiguent. Ceci est une nouveauté2 indispensable à prendre en compte pour la société civile si elle veut maintenir et renforcer son rôle de contre-pouvoir.

DANS LA PROLONGATION DIACHRONIQUE

La plupart des grandes orientations politiques étaient déjà prises par les gouvernements précédents, à commencer par le gouvernement Di Rupo : austérité, lutte contre la fraude sociale, gel de la hausse des salaires, limitations des allocations de remplacement, cadeaux aux entreprises, restrictions en matière d’asile et de migration, réduction des moyens de la Justice, pouvoir législatif réduit à une chambre d’entérinement…

Mais c’est au fameux gouvernement Martens-Gol – l’incarnation belge des années Tatcher-Reagan – qu’il faut remonter pour soutenir totalement la comparaison voire la filiation.  Celui-ci  décréta un saut d’index de 2 % par an en 1984, 1985 et 1986 (le pays n’en avait plus connu jusqu’alors). En raison de l’urgence socio-économique, il s’accorda les pouvoirs spéciaux lui permettant de contourner le Parlement. Il amorça le tournant du tout au sécuritaire en réponse aux tueurs fous du Brabant, aux CCC et à la montée de l’islamisme. Il ouvrit les premières brèches dans les droits des étrangers qui venaient d’être relativement consacrés et garantis par la loi du 15 décembre 1980, depuis lors détricotée à maintes reprises.  Il manifesta aussi quelques affinités avec l’extrême droite dans son compagnonnage avec le sulfureux Roger Nols, venu du FDF (aujourd’hui Défi) vers le PRL (aujourd’hui MR) qu’il quittera pour le Front National de Daniel Féret, après avoir invité officiellement Jean-Marie Le Pen dans sa commune.

C’est aussi à ces années Martens-Gol qu’il faut revenir si l’on veut observer un mouvement social de la même ampleur que celui initié en décembre 2014 pour trop vite capoter ou capituler. Gageons qu’il n’y aura pas autant de gouvernements Michel qu’il n’y eut de Gouvernement Martens : neuf entre 1979 et 1992 !

DANS LA PROPAGATION SYNCHRONIQUE

La ligne politique, plus précisément socio-économique, et le style de gouvernement pratiqués au fédéral en Belgique, s’inscrivent dans l’air du temps et se propagent aux quatre coins du monde occidental. Les dogmes néolibéraux de l’austérité, de la dérégulation, de la réduction des charges,etc. sont monnaie courante sur l’ensemble de la planète. Les mesures sécuritaires attentatoires aux libertés individuelles se retrouvent promues et justifiées par la guerre contre le terrorisme dans quasiment tous les pays. La contamination des partis de gouvernements par des propos ou des points de programmes populistes est un cancer bien connu des démocraties avancées. La préséance de l’exécutif sur le législatif est une autre tendance observée depuis longtemps. Le mépris affiché et le contournement ostensible de la démocratie par des pouvoirs spéciaux, des états d’urgence ou des articles 49.3 sont plus récents. Ils s’illustrent allègrement de nos jours par des figures emblématiques comme Vladimir Poutine, Donald Trump, Recep Erdogan, Emmanuel Macron ou Matteo Salvini.

Pour prendre l’exemple le plus proche de notre culture, en France, les critiques politiques parlent “d’hyper-présidentialisme” pour qualifier le régime de Macron (certains utilisaient déjà ce terme pour désigner les manières de faire de Sarkozy). “Il est peu discutable que la politique de Macron mette en œuvre un libéralisme économique agressif, démantelant le code du travail, facilitant les licenciements, plafonnant les indemnités prudhommales, abolissant le statut des cheminots, supprimant l’ISF, allégeant l’imposition du capital, etc. […] Plus généralement, Macron empile les réformes à marche forcée, en recourant à un mode de gouvernement par ordonnances qui court-circuite les négociations syndicales et limite le débat Parlementaire, pour finir par réprimer violemment les foyers de contestation, des facs occupées à la ZAD de Notre-Dame- des-Landes”.3

En d’autres mots les pratiques individuelles ou collectives de la coalition suédoise, au même titre que celles des ténors cités, incarnent ce nouveau pouvoir décomplexé que nous analysions dans notre dossier de septembre 2018 intitulé “Le complexe du pouvoir”.4

Le gouvernement belge sortant se sera inscrit à la fois dans la continuité et dans la discontinuité de ses prédécesseurs. Ce mélange de rupture et de prolongation, nous le nommons radicalisation  : une continuité assumée en passant au cran supérieur – ou saut qualitatif, dirait Hegel – qui ne sera pas sans effet de cliquet, c’est à-dire sans point de non-retour.

RIEN DE NOUVEAU SOUS LE SOLEIL DÉCLINANT ?

Cette étrange alliance de dérégulation économique, de pouvoir fort et de stigmatisation populiste des ennemis de l’intérieur a été conceptualisée sous la notion de (néo)libéralisme autoritaire. “Apparemment oxymorique, dans la mesure où le libéralisme politique s’oppose en principe à l’autoritarisme comme à l’absolutisme, elle est apparue avec le constat qu’il était possible et fréquent qu’un gouvernement combine un fort libéralisme économique avec un État répressif, recourant souvent à des procédures expéditives et parfois à des formes d’état d’urgence pour faire face à des troubles sociaux.5

La notion n’est pas si paradoxale qu’on ne pourrait le penser de prime abord. Elle n’est pas si neuve non plus, si l’on revient sur l’axe diachronique. Elle a été expérimentée en force dans les années 1970 et 1980 en Amérique Latine. Naomie Klein l’a analysée dans La “Stratégie du choc” et l’a fait démarrer avec le coup d’État de la CIA contre le gouvernement Allende au Chili en 1973. Le laboratoire chilien du néolibéralisme a fourni la preuve de la faisabilité des contre-réformes structurelles, inspirées par les théories de Hayek, Friedman et consorts, et imposées en situation de choc par la violence d’État, en refusant tout dialogue et tout compromis. Plus avant encore, le libéralisme autoritaire avait déjà été théorisé à la fin des années 20 par le juriste allemand Hermann Heller  : “Aussitôt qu’il est question d’économie, l’État “autoritaire” renonce sans reste à son autorité et ses porte-paroles dits “conservateurs” ne connaissent plus qu’un slogan : “liberté de l’économie vis-à-vis de l’État”6.

Pas si récente que ça, cette alliance paradoxale s’affirme cependant dans des périodes troubles ou des situations de crise comme un symptôme supplémentaire d’un monde déboussolé et d’une époque à l’agonie, ou encore de la formule d’Antonio Gramsci maintes fois citée : “Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres.” La réponse, complexe et ambitieuse, qu’appelle cette situation et qu’annonçait notre introduction, ne consiste en rien de moins que d’inventer et de poser les bases d’un monde nouveau, c’est-à-dire les piliers de transplantation des principes humanistes et démocratiques dans une configuration mondiale qui n’a plus rien à voir avec celle de leur émergence.


1 Les points de rupture ici synthétisés ont, entre autre, été étayés par Pascal Delwit (ULB) et Jean Faniel (CRISP), interrogés pour le MOC par Nicolas Roelens et Nicolas Vandenhemel, “Un Gouvernement de ruptures”, www.revue-democratie.be, 1er mars 2016.

2 Roger Douglas, Ministre  travailliste  néo-zélandais  qui créa un parti  libéral  dans  les  années  80,  décrivait  ainsi la stratégie néolibérale :  “N’essayez  pas  d’avancer  pas à pas. Définissez clairement vos objectifs et approchez-vous en par bonds en avant qualitatifs afin que les intérêts catégoriels n’aient pas le temps de se mobiliser et de vous embourber. La vitesse est essentielle, vous n’irez jamais trop vite. Une fois que l’application du programme de réformes commence, ne vous arrêtez plus avant qu’il soit terminé : le feu de vos adversaires perd en précision quand il doit viser une cible qui bouge  sans  interruption.” cité par Serge Halimi dans “L’offensive générale”, Le Monde Diplomatique, mars 2018.

3 Jean-Claude Monod, “Le macronisme est-il (vraiment) un “libéralisme autoritaire” ?”, Le nouveau Magazine Littéraire, 3 mai 2018.

4 Mathieu Bietlot, “Le complexe du pouvoir”, Bruxelles Laïque Échos, n°102, p. 7.

5 Jean-Claude Monod, op. cit.

6 Cité par Jean-Claude Monod, op. cit.

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