INTERVIEW CÉDRIC HERROU : SEMER LA SOLIDARITÉ ET CULTIVER LA RÉSISTANCE !

par | BLE, DIALOGUE, Migration

Dans la vallée de la Roya, à la frontière franco-italienne, Cédric Herrou est devenu malgré lui une figure de résistance en accueillant des migrants bloqués par le rétablissement des contrôles frontaliers. Poursuivi pour « délit de solidarité », il a incarné un combat qui a mené à la reconnaissance constitutionnelle du principe de fraternité en 2018. Dix ans plus tard, il poursuit cette démarche à travers Emmaüs Roya, une communauté où l’accueil inconditionnel, le maraîchage et la vie collective s’articulent à une lutte politique et sociale. Un combat quotidien contre la fascisation des esprits.

Julien Truddaïu (JT) : Peux-tu revenir sur ton parcours et surtout sur la manière dont s’est construite l’expérience d’Emmaüs Roya ? Comment est-on passé d’un engagement individuel à la mise en place d’une communauté qui allie accueil, travail collectif et lutte politique ?

Cédric Herrou (CH) : J’ai 46 ans et demi. Je suis né dans un quartier populaire, ce qui m’a beaucoup appris. Ma mère était assistante maternelle, elle gardait les enfants d’autres familles. J’ai appris à partager ma chambre, mes jouets (j’y étais un peu forcé). Ce quartier populaire m’a aussi appris la mixité et la vie avec des amis issus de l’immigration. J’ai quitté la ville sans doute par agoraphobie et je me suis installé dans la Roya, à la montagne, pour vivre seul et tranquille. J’avais une vingtaine d’années, une période où je me cherchais. Je suis devenu agriculteur un peu par hasard, après avoir exercé plusieurs métiers : mécanique, travaux sur cordes ou sur bateaux. Comme je vivais à la frontière franco-italienne, ma vie a été bouleversée en 2015, lorsque l’État français a rétabli le contrôle de la frontière[1]. Je me suis retrouvé au milieu d’un espace giratoire où arrivaient des personnes venues du monde entier, juste à côté de chez moi. J’ai décidé de les accueillir. Cela m’a valu plusieurs procès et gardes à vue[2].

JT : Et à quel moment ton engagement individuel a-t-il pris une dimension plus collective, jusqu’à aboutir à la création d’Emmaüs Roya ?

CH : Au départ, j’hébergeais des personnes chez moi. Progressivement, ce qui était à moi est devenu à nous. Se déposséder n’est pas simple, mais c’était la solution la plus juste. Nous avons donc créé une association, Défends ta citoyenneté (DTC)[3], qui est devenue Emmaüs Roya[4]. Depuis quelques semaines, nous avons aussi ouvert un petit restaurant. Beaucoup veulent aujourd’hui s’inspirer de notre expérience et cherchent une « recette ». Mais au départ, nous ne savions pas du tout où cela allait nous mener. Ce qui m’a permis de tenir, c’est d’avoir appris à lâcher prise. Laisser de l’espace à l’inconnu, ne pas tourner ma vie uniquement vers le travail ou la famille, ne pas rechercher la performance, mais rester disponible pour de nouvelles choses. C’est ce qui m’a permis de lutter et de créer Emmaüs Roya, cette une forme d’adaptabilité. Accepter de ne pas tout contrôler. Or le fascisme, c’est précisément l’inverse : une volonté de tout contrôler. On le voit dans les politiques migratoires. L’Europe traverse une crise d’identité qui traduit la peur de perdre ce contrôle, la peur du « grand remplacement ».

JT : La construction d’Emmaüs Roya s’est faite de manière très empirique, mais n’y a-t-il pas aussi une volonté de créer des liens entre des personnes qui, autrement, ne se rencontreraient pas ? Comment la mise en place du maraîchage, la vente de légumes et, plus récemment, l’ouverture d’un restaurant s’inscrivent-ils dans cette démarche ? Et en quoi le simple fait d’aller vendre des fruits et légumes dans les villages de la vallée peut-il devenir un acte de résistance ?

CH : À la gare de Breil-sur-Roya, il y a des policiers partout. C’est un CPA (point de passage autorisé[5]), avec checkpoints et contrôles au faciès. Or, ce sont des personnes racisées, sans papiers, qui vont vendre les légumes d’Emmaüs Roya. Cela les rend un peu intouchables. Nous avons en quelque sorte bouleversé les pratiques policières et étatiques en réaffirmant ce qu’est la Roya, son droit de frontière. C’est révolutionnaire, mais en même temps très simple : habiter à plusieurs dans une maison, cultiver, cela existe depuis toujours. Et ça fonctionne. Pourquoi ? Parce que nous sommes en ruralité, où la reconnaissance par le travail reste une valeur forte. Nous sommes les seuls maraîchers à Breil-sur-Roya. Nous produisons et nourrissons d’autres personnes, de manière inconditionnelle. Le restaurant que nous avons ouvert est aussi un lieu de lien : s’asseoir à table, boire un coup, échanger, dans un espace safe, où racisme et sexisme ne sont pas tolérés. Nous avons besoin de recréer des lieux à la fois de confort et de lutte. Ne pas rester enfermés dans notre petit monde, mais nous imposer au grand monde, avec un grand « M », en y portant notre idéal de vie.

Ce qui est formidable avec les associations loi 1901 (ou les ASBL, en Belgique), c’est que l’on peut inventer ce que l’on veut. Nous avons cette capacité de réinventer des mondes. Ce sont peut-être parfois des microcosmes, mais tant qu’ils restent ouverts et à l’écoute, ils fonctionnent.

JT : Tu insistes souvent sur l’importance de construire collectivement et de se remettre en question en permanence. Quel rôle joue le dialogue, au quotidien, dans la vie d’Emmaüs Roya et dans la façon dont vous transformez ce bouleversement en force collective ?

CH : À l’origine, accueillir des migrants m’a bouleversé, et ce n’était pas simple. Mais c’est un peu l’esprit paysan : on sème, parfois ça ne pousse pas, alors on replante autre chose, on s’adapte. Le paysan vit de ses échecs, il apprend du bon comme du mauvais. Mais son but premier est de vivre heureux. Pour nous, il n’y a pas d’ambition finale : c’est la construction qui compte. Quand nous avons acheté et rénové notre bâtiment, aucun de nous n’était maçon, électricien ou plombier. Nous l’avons appris. Le but n’est pas d’avoir un lieu, mais d’avoir des idées et des projets communs. Le but d’Emmaüs Roya, ce n’est pas de produire des légumes ou d’avoir un resto, c’est de vivre avec des personnes en galère. Et c’est plutôt agréable. Les cartes sont toujours rebattues, car les personnes et les équipes changent souvent. Les avis, les identités diffèrent, et nous sommes constamment obligés de nous remettre en question. Cette précarité nous oblige à rester en alerte, à changer. Je crois que c’est une des réponses possibles à la montée du racisme, aux problèmes écologiques, à l’impact de l’homme sur la planète : accepter de bouleverser sa vie, de changer et de s’adapter. C’est devenu une nécessité. Comme dit mon frère : « le confort endort ». S’assoupir sur nos acquis, avoir peur de perdre, c’est dangereux. Ce qui est figé est voué à la mort. Dans la nature, ce qui ne change pas meurt.

Pour moi, le terme fascisme ne renvoie pas seulement à une idéologie raciste ou à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. C’est un état d’esprit plus large : une volonté que les choses restent immuables et sans remise en question. Cela peut concerner l’agriculture, le handicap, la nature, le genre, l’enfance.

JT : Dans ton parcours, tu es arrivé à rappeler, et même à créer malgré toi, des principes fondateurs en droit. Ton affaire a consacré quelque chose d’important en France, qui est constitutionnel : le droit de solidarité[6]. Mais on a encore l’impression que l’État de droit reste fragilisé.

CH : Dans notre combat, nous avons utilisé le droit comme une arme politique, parce qu’il était à notre avantage. J’ai expliqué aux juges que je n’agissais pas parce que c’était légal ou illégal, mais parce que cela me semblait juste. Et si demain cela devait devenir illégal, je le referais quand même. Nous avons besoin d’un cadre pour vivre en société. Même si j’ai un côté anarchiste, je pense qu’il faut des lois et des règles communes. L’anarchie, ce n’est pas le chaos. Ce qui est inquiétant, c’est de voir des responsables politiques y compris le ministre de l’Intérieur remettre en cause ces principes, manipuler le droit, se placer au-dessus de lui. Ce qui m’inquiète encore plus, c’est la banalisation d’un racisme primaire, instrumentalisé comme une arme de peur et de manipulation. Ceux qui tiennent ces discours sont en réalité surprotégés, aisés, éloignés de tout problème direct avec l’immigration ou la délinquance. Ils manipulent les foules. Derrière cela, il y a une logique plus vaste : sauver un néolibéralisme en crise en le couplant à un fascisme illibéral[7]. Une liberté poussée à l’extrême, où les plus riches ont le droit d’écraser les plus pauvres. Nous en sommes là. La liberté n’est plus « celle qui s’arrête où commence celle des autres », mais la liberté d’écraser qui l’on veut. Ce sont les discours de Trump, de Musk, qui se diffusent partout, y compris en France. En 2015, lorsque l’État français a rétabli les contrôles aux frontières, je me suis retrouvé en garde à vue. Je n’étais pas à la base un militant « pro-migrants ». Mais tout cela m’est tombé dessus. Nous réagissons comme si les enjeux liés à l’immigration étaient nouveaux, alors qu’elle existe depuis toujours. Depuis que l’homme est homme, nous étions des chasseurs-cueilleurs, mobiles. La sédentarisation est récente. La migration humaine est une constante. Et aujourd’hui, dans un monde mondialisé où l’information circule à la vitesse de la lumière, nous continuons à envoyer des gens se noyer en Méditerranée. C’est absurde. C’est aussi pour cela que nous avons utilisé le droit, parce qu’il reste un outil solide, réfléchi, amendable. Mais il est aujourd’hui remis en cause par des élus et des ministres parfois même non élus, nommés malgré des scores insignifiants aux élections. Nous voyons ces personnes s’imposer au gouvernement. Nous verrons ce que cela donnera d’ici la fin de l’année. Au départ, je n’agissais pas « pour les migrants ». J’agissais pour moi, parce que je savais que si l’on piétine les droits des uns, tôt ou tard on piétinera les droits des autres. C’est systémique. Ce sont des façons de penser, de réfléchir, de gouverner. Et c’est pourquoi il faut se lever.

Certains milieux plus anarchistes rejettent les outils existants, comme les médias ou le droit, que j’utilise beaucoup. Oui, le monde est imparfait, les règles aussi. Mais nous devons composer avec elles. À un moment, nous n’avons pas le choix. Nous ne pouvons pas « jeter le bébé avec l’eau du bain ». Il faut trouver une position juste pour continuer le combat.

JT : Comment définirais-tu ta manière de mener le combat ?

CH : Nous sommes toujours en train de faire des compromis, de chercher la moins mauvaise des solutions. C’est aussi cela, nos combats : trouver un équilibre qui permette de protéger un maximum de personnes, et aussi d’armer politiquement certaines d’entre elles, notamment les personnes en migration. Il s’agit de leur donner assez de confiance pour leur expliquer qu’elles aussi peuvent prendre la parole, avoir des idées, faire des choix. Ce qui n’est pas toujours évident. C’est donc un travail de pédagogie, intense mais essentiel.

JT : Avec le retour de Trump, la montée de l’extrême droite en Europe et les crises successives, beaucoup de gens sombrent dans une forme de lassitude ou de résignation, y compris parmi les plus politisés. Toi, qu’est-ce qui te permet de garder une énergie constructive et une part d’espoir ?

CH : Je n’ai pas forcément d’espoir ni de confiance en l’avenir. Mais nous sommes obligés d’agir. C’est pour cela que le discours sur la « déprime militante » me paraît fragile. Pardon de le dire, mais c’est la vérité. On dit parfois que « l’écologie me stresse », mais enfin ! Nous vivons en Europe. Nous ne nous prenons pas des moussons dans la gueule, nous ne sommes pas dans des tremblements de terre ou des guerres ! Il faut arrêter avec ce cirque ! Bien sûr qu’il y a des raisons au mal-être, et il ne faut pas occulter les maladies mentales ou les difficultés psychologiques. Mais il ne faut pas se résigner. À un moment donné, il faut se dire : « Je vais mal », mais tout faire pour aller mieux. C’est ce que nous faisons déjà avec nous-mêmes et avec les compagnes et compagnons d’Emmaüs Roya. Certains ont connu la guerre, la rue, les réseaux de prostitution. Et ce qui répare, c’est l’activité. L’activité physique, mais aussi le fait d’appartenir à un groupe et d’avoir une importance au sein de ce groupe. Je suis un humain comme les autres. Il y a des moments où je vais mal, où j’ai des phases « down » et des phases « up », peut-être plus que la moyenne. Mais le matin, je n’ai pas le droit de ne pas me lever. Parce que si je ne me lève pas, le maraîchage s’arrête. Si je ne me lève pas, les équipes ne tournent pas. J’ai une responsabilité à Emmaüs Roya : je suis une pièce essentielle du dispositif, comme beaucoup d’autres. Et si une pièce manque, tout s’effondre. Alors oui, même si un compagnon a fait une nuit blanche, il se lève. Même si c’est dur. Parce qu’il y a une obligation d’action, surtout en agriculture. Si nous n’allons pas arroser, les plantations crèvent. Si nous n’ouvrons pas aux poules, elles restent enfermées et dépérissent. Si nous ne les nourrissons pas, elles meurent. Nous avons cette responsabilité et nous ne pouvons pas rester au lit. Sinon, nous nous faisons piéger par l’état dépressif. Je ne dis pas qu’il faut être rigide ou insensible. Il faut accepter de dire : « le monde est pourri », c’est vrai. Mais il pourrait être encore plus pourri. Et il pourrait aussi être meilleur. Par ailleurs, je trouve encore de l’admiration dans la nature, dans le fait de voir des pommes pousser, dans les gens, dans la beauté de la vie. Je ne suis pas croyant, même si j’ai une forme de spiritualité. Mais je trouve que le monde reste malgré tout génial. Ce n’est pas parce qu’on va mal individuellement ou collectivement, qu’on ne se sent pas représenté, que tout est à jeter.


[1] En juin 2015, à la suite des attentats et de la « crise migratoire » européenne, la France a réintroduit des contrôles à sa frontière avec l’Italie, dans la vallée de la Roya et à Vintimille, dérogeant ainsi au principe de libre circulation garanti par l’espace Schengen. Officiellement temporaires et justifiés par la sécurité publique, ces contrôles se sont en réalité prolongés de façon quasi ininterrompue depuis lors. Ils ont eu pour effet de bloquer de nombreuses personnes migrantes tentant de rejoindre la France depuis l’Italie, et de transformer la Roya en zone de passage sous surveillance policière et militaire.

[2] Entre 2016 et 2018, Cédric Herrou a été poursuivi à plusieurs reprises pour avoir transporté, hébergé et aidé des personnes migrantes dans la vallée de la Roya. Ces poursuites s’inscrivaient dans le cadre du « délit de solidarité », incriminant l’aide apportée aux étrangers en situation irrégulière.

[3] Défends ta citoyenneté (DTC) : association fondée par Cédric Herrou en 2016 pour organiser l’accueil et le soutien aux personnes migrantes dans la vallée de la Roya. Elle a ensuite rejoint le mouvement Emmaüs sous le nom Emmaüs Roya.

[4] communauté issue du mouvement Emmaüs. Elle accueille sans condition des personnes migrantes et précaires. Elle développe des activités de maraîchage, de restauration et de vie collective, combinant entraide concrète, autogestion et lutte politique contre les logiques d’exclusion.

[5] Dispositif mis en place dans certaines gares et points frontaliers en France où la police effectue des contrôles d’identité systématiques, souvent au faciès, dans le cadre du rétablissement des contrôles aux frontières intérieures de l’espace Schengen.

[6] Principe reconnu par le Conseil constitutionnel français dans sa décision du 6 juillet 2018. Cette décision a consacré le principe de fraternité comme valeur constitutionnelle, protégeant l’aide humanitaire désintéressée aux étrangers en situation irrégulière contre les poursuites pénales.

[7] Le qualificatif illibéral désigne, depuis les années 1990, des régimes qui conservent l’apparence d’institutions démocratiques (élections, parlements, constitutions) tout en restreignant progressivement les libertés fondamentales et l’État de droit.

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