LE SYSTÈME DE CRÉDIT SOCIAL EN CHINE : UNE EXPÉRIMENTATION DE GOUVERNANCE NUMÉRIQUE

par | BLE, Empire de la notation, Politique, Technologies

Pour la plupart des Occidentaux, les mots « système de crédit social » évoquent instantanément des images d’un réseau de technologies qui surveillent automatiquement les actions des citoyens chinois et les notent en fonction de ce qu’ils font de « bien » ou de « mal ». Mais, qu’est-ce que le système de crédit social chinois (SCS) ? Les gens ont-ils vraiment des notes de crédit social ? L’image du contrôle social par intelligence artificielle qui domine l’imaginaire occidental est-elle vraie ? En 2018, c’est l’ancien vice-président des États-Unis, Mike Pence, qui a tiré la sonnette d’alarme au sujet du système de crédit social de la Chine, en déclarant que « les dirigeants chinois visent à mettre en œuvre un système orwellien fondé sur le contrôle de pratiquement toutes les facettes de la vie humaine – le soi-disant score de crédit social ».[1]

Bien qu’il soit indiscutable que le monde d’aujourd’hui vit à l’ère de la datafication et que des informations sur divers aspects de notre vie sont souvent collectées par des entreprises et des organisations, la possibilité d’un modèle de gouvernance qui permette à l’État de surveiller, d’évaluer et de contrôler ses citoyens par le biais de la datafication, en leur laissant peu de marge d’autonomie, semble faire partie de l’une des réalités dystopiques les plus terrifiantes. Mais, malgré la place que ce mécanisme tristement célèbre a gagné dans l’opinion publique, selon la plupart des rapports et des témoignages directs recueillis pour cet article, le système de crédit social n’a pas été entièrement mis en œuvre en Chine depuis le lancement de l’initiative en 2014. Néanmoins, près de dix ans après sa publication, la crainte que le SCS parvienne à intégrer pleinement ses fonctions et à se connecter à d’autres initiatives de gouvernance, transformant ainsi le géant asiatique en un véritable « État de données », est très présente.

Selon l’avocat australien et spécialiste en matière de réglementation Drew Donnelly, dans un article publié le 6 avril 2023[2], le déploiement de la structure facilitant le système de crédit social s’est aujourd’hui généralisé dans toute la Chine. On estime que 80 % des provinces, régions et villes ont introduit une version du système ou s’apprêtent à le faire. La mise en œuvre du système pour les entreprises, connu sous le nom de « classement du crédit social des entreprises », est particulièrement en avance : plus de 33 millions d’entreprises en Chine se sont déjà vu donner une note dans le cadre d’une version ou d’une autre du système de crédit social des entreprises, selon la recherche de Donnelly.

UN CRÉDIT SOCIAL, DEUX CONCEPTS

En réalité, le système que le gouvernement central a lentement mis en place est un mélange de tentatives visant à contrôler la société de manière plus efficace, en mélangeant deux concepts. L’un est directement lié aux données financières et économiques, l’autre au comportement social, selon un document publié par le Conseil d’État en mars 2022.[3]

La première est une notion familière en Occident, elle documente l’historique et la solvabilité financière des individus ou des entreprises et prédit leur capacité à rembourser les prêts. Toutefois, c’est la seconde, la notion de « solvabilité sociale » basée sur des données collectées dans un plus ample nombre de domaines, avec une définition plus ambiguë et des applications plus intrusives, qui a suscité la controverse et fait le plus sourciller. Pourtant, le passage de la sphère financière à la sphère non financière ne semble pas reposer sur un objectif de gouvernance cohérent, mais plutôt sur une réponse à des problèmes sociaux croissants, soulignant la nécessité impérative pour le gouvernement chinois d’appliquer un niveau de contrôle plus élevé dans sa société.

Données financières et économiques

La Chine ne dispose pas d’un système bancaire traditionnel. Les comptes bancaires privés étaient pratiquement inconnus jusqu’à très récemment. D’ailleurs, depuis l’essor du commerce en ligne ces dernières années, les fraudes, les défauts de paiement et l’effondrement du crédit se sont également multipliés.

Avec 1,4 milliard de population en Chine et plus de 50 millions de sociétés – selon les données officielles de 2021 publiées par le « Quotidien du peuple »[4] – allant des méga-entreprises aux petits commerces familiaux, toutes voulant effectuer des transactions, il est naturel que les autorités versent une énorme attention à la construction du concept de fiabilité financière. En outre, l’économie de marché chinoise s’avérant encore jeune, le pays ne disposait pas d’un système fiable et unifié pour accéder aux données financières des particuliers et des entreprises. C’est pourquoi la mise en place d’un système aidant les banques et les autres acteurs du marché à prendre des décisions commerciales est l’une de tâches fondamentales du système de crédit social. Cet aspect du mécanisme a d’ailleurs été bien accueilli par la population chinoise, selon une étude publiée en 2018 par l’Institut Merics, un groupe de réflexion allemand.[5]« Les Chinois urbains éduqués et aisés ont une vision extrêmement positive des systèmes gérés par le gouvernement qui évaluent la “fiabilité” des individus, des entreprises et des organisations sociales », dit l’article publié par le groupe de réflexion, qui en est venu à la conclusion que certains éléments du système avaient un degré élevé d’approbation publique, étant donné la corruption et les pratiques commerciales frauduleuses qui règnent en Chine.

RESTRICTION DES LIBERTÉS

Pour Teng Biao, chercheur chinois au Hunter College de New York et professeur invité à l’université de Chicago, le principal objectif du système de crédit social est de renforcer le contrôle sur les individus, en particulier à l’égard des militants des droits de l’homme et des personnes qui veulent organiser des manifestations.« L’un des principaux objectifs du système de crédit social est de trouver des moyens de marginaliser et d’isoler ce groupe de personnes », explique-t-il dans une interview accordée pour cet article.« C’est pour cela que j’ai formulé l’idée de ‘totalitarisme high-tech’ », déclare Teng Biao, dont les recherches portent sur la justice pénale, les droits de l’homme, les mouvements sociaux et la transition politique en Chine ; « les autorités ont déjà utilisé toutes sortes de technologies de pointe pour renforcer le contrôle, par exemple la reconnaissance faciale, les caméras de surveillance, la reconnaissance des empreintes vocales, le big data, la surveillance des médias sociaux, entre autres ». « Une fois le système de crédit social soit mis en place, ce groupe de personnes, qui critique le gouvernement, sera encore plus marginalisé avec l’aide de la technologie », ajoute-t-il, tout en notant que potentiellement. En termes pratiques, les personnes dont les scores sont faibles pourraient se retrouver dans l’incapacité d’acheter des billets d’avion ou de train, ou se voir interdire d’obtenir des prêts pour l’éducation, ou de louer des maisons, parmi beaucoup d’autres moyens.

CONFIANCE ET “SOLVABILITÉ SOCIALE”

Afin de consolider les fonctions du crédit social et de surveiller la « solvabilité sociale », les autorités politiques ont progressivement introduit une nouvelle approche et une rhétorique encore imprécise liées aux notions de « crédit » et de « confiance ».Ainsi, les lignes directrices officielles identifient quatre domaines généraux qui englobent ce qui serait considéré comme des « comportements sociaux portant gravement atteinte à la confiance » et qui pourraient affecter la « solvabilité sociale ».Il s’agit des conduites suivantes : mettre gravement en danger la santé, la vie ou la sécurité des personnes ; porter gravement atteinte à l’ordre public ou à l’ordre social ; refuser de se conformer aux obligations légales imposées par les autorités judiciaires ou administratives ; et porter atteinte aux intérêts de la défense nationale ou nuire aux intérêts de la défense nationale. Il convient de noter que la solvabilité sociale inclut le respect ou la violation des obligations légales. Par exemple, la Cour populaire suprême de Chine a été la première à employer un tel mécanisme, en l’utilisant pour classer les personnes qui ne respectaient pas les jugements dans la catégorie « individus en rupture de confiance », en liant les concepts de « rupture de confiance » à celui de « non-respect de la loi ». Toutefois, il n’existe pas de longue tradition d’institutions chargées de la « création de la confiance » ; en outre, la « conduite morale » a été dictée pendant des décennies par des campagnes d’éducation ou des contrôles entre le gens. Ce sera la première fois que la technologie et les données seront utilisées à grande échelle pour renforcer la stabilité sociale et les concepts moraux dictés par l’État, sous le couvert très convaincant de « renforcer la confiance ».

Avec son utilisation du big data, la Chine tente de prévenir autant que possible les problèmes sociaux éventuels, et, ce faisant, révèle une voie dangereuse dans l’utilisation du pouvoir de la technologie.

MÉCANISMES CLÉS

Pour atteindre ses objectifs, le SCS a envisagé deux mécanismes clés gérés par les pouvoirs publics : premièrement, l’utilisation concertée de « sanctions » et « incitations » et, deuxièmement, le développement d’une infrastructure de données unifiée. Ces deux mécanismes fondamentaux sont la clé de la capacité de l’État à surveiller, évaluer et influencer le comportement des individus de manière globale. En ce sens, les mauvais comportements enregistrés par le SCS peuvent être classés soit, dans « une liste noire », ce qui autrement dit signifie que les personnes impliquées seront soumises à des punitions interrégionales et intersectorielles, ou comme méritant « une surveillance », ce qui consiste à placer les personnes impliquées sous la vigilance des autorités compétentes.

LA SÉVÉRITÉ DES RESTRICTIONS

La portée et la sévérité des restrictions mises en œuvre par la SCS ont été insuffisamment précisées au cours de l’histoire. Selon une étude menée en 2019 par Shen Kui, professeur de droit constitutionnel et administratif à l’université de Pékin, il existe six types de sanctions imposées par la SCS à différents niveaux[6] :

1. Inscriptions au dossier de crédit : Il s’agit du niveau le plus bas et la punition la plus faible, l’enregistrement d’un comportement indigne de confiance dans les dossiers de crédit personnels, a principalement pour but de documenter les infractions afin qu’elles puissent être punies ailleurs dans le système.

2. Avertissement : Ces avertissements ont peu d’impact à long terme sur les personnes sanctionnées et servent simplement à leur rappeler les règles.

3. Une supervision accrue : Les individus sont soumis à un niveau plus élevé d’inspection et de surveillance.

4. Atteinte à la réputation : Il peut s’agir de mesures telles que la révocation de titres publics et la publication des détails des infractions en ligne ou dans les médias de manière plus générale. L’objectif n’est pas d’infliger une quelconque sanction légale, mais de nuire à la position d’un individu ou d’une entreprise dans la société. On trouve des exemples de cette pratique dans de nombreux programmes locaux.

5. La disqualification : L’une des formes les plus courantes de sanction par la SCS consiste à restreindre l’accès d’une personne aux ressources publiques et aux perspectives d’emploi. Le schéma de planification de 2014 comprend plusieurs exemples de la manière dont cette mesure peut être appliquée.

6. La restriction des libertés individuelles : Cela prend de nombreuses formes, mais l’exemple le plus connu est la limitation de l’achat de billets d’avion et de train à grande vitesse et de la consommation de certains produits par les personnes figurant sur la liste du SCS des débiteurs défaillants.

Shen soutient qu’au moins trois de ces sanctions – l’atteinte à la réputation, la disqualification et la restriction des libertés individuelles – sont en conflit direct avec le principe d’« administration conforme à la loi » [yifa xingzheng 依法行政]. Un concept qui exige que les sanctions administratives – y compris celles couvertes par la SCS – respectent la législation existante.

COMMENT FONCTIONNE LE SYSTÈME ?

Pour mettre en œuvre le vaste plan de gestion des données, une plateforme nationale de crédit social a été lancée. Elle est connectée aux différents sous-systèmes du SCS et est accessible à toutes les autorités du parti et de l’État, ainsi qu’aux institutions financières et sociales agréées. Les plateformes régionales de crédit social sont établies par les gouvernements de toutes les unités provinciales et de certaines villes, qui soumettent les données exigées à la plateforme nationale et intègrent des données spécifiques à leur région.[7]

La plateforme nationale gère et développe des bases de données fondées sur différents thèmes –tels que les listes noires ou la création de profils spéciaux pour certaines catégories de professionnels – et effectue également l’analyse des données au niveau national.  D’autre part, elle fournit des services d’information sur le crédit des individus et entreprises. Le portail « Credit China »[8] fait partie de cette vaste plateforme et constitue une fenêtre d’information publique qui permet de consulter les listes noires et les listes rouges ainsi que les résultats de l’évaluation de la fiabilité.

L’INTERNET ET LE CODE UNIFIÉ 

Aujourd’hui, le nombre total d’internautes chinois s’élève à plus de 1,06 milliard ; tandis que le taux d’accès à l’internet atteint 75,6 %, selon les chiffres de 2022 publiés par le journal officiel chinois Global Times.[9]Ces chiffres montrent que depuis l’aube du 21e siècle, les citoyens chinois ont intégré de manière intensive l’internet et les technologies de la communication dans leur vie, raison pour laquelle le contrôle dans ce domaine est devenu essentiel pour les autorités. C’est aussi la raison pour laquelle la « fiabilité en ligne » est l’un des éléments clés du crédit social.

En ce qui concerne la surveillance d’Internet par le biais du mécanisme SCS, il s’agit d’une pratique qui mérite d’être soulignée pour sa pertinence, car elle toucherait une très grande partie de la population. Si elle est mise en œuvre dans un avenir proche, le score de « fiabilité en ligne » sera directement lié à la conformité avec les réglementations Internet imposées par le gouvernement, qui sont pour le moins draconiennes.[10]S’il était jusqu’à présent presque impossible de rester anonyme dans l’environnement numérique en Chine, la situation va devenir encore plus alarmante avec la mise en place d’un contrôle plus strict par les autorités chinoises avec la création et application du « code de crédit social unifié ».Le code unifié, un numéro à dix-huit chiffres, est attribué à chaque personne et à chaque organisation. Il est identique au numéro de la carte d’identité et est donc lié aux autres données personnelles recueillies par les organismes officiels, telles que celles relatives au paiement des impôts, aux cotisations de sécurité sociale ou à l’enregistrement de la résidence. D’autre part, les entreprises publiques de télécommunications et les fournisseurs privés de services Internet sont légalement tenus de fournir des informations sur les utilisateurs aux autorités chinoises. De plus, la loi de 2017 sur la cybersécurité exige l’enregistrement du nom réel pour toutes les cartes SIM des téléphones portables, un relevé des points d’accès à Internet et de tous les comptes de services en ligne. Donc, les implications de l’accès du gouvernement aux données individuelles sont considérables, car elles englobent toutes les informations divulguées volontairement en ligne, par exemple sur les réseaux sociaux ; la trace numérique de l’historique de navigation, et les interactions avec d’autres internautes.

Dans une certaine mesure, la technologie a transformé les internautes chinois en fournisseurs de segments de données, ce qui les soumet à une surveillance accrue de la part d’un État omniprésent. Bien que les autorités n’aient pas encore pleinement mis en œuvre les sanctions visant à punir les « mauvais comportements » en ligne par le biais du mécanisme du SCS, des mesures sévères sont prévues, laissant estimer que le système de censure complexe existant n’est pas suffisant pour contrôler et limiter la diffusion d’idées controversées ou sensibles aux yeux du gouvernement chinois.

Les contours d’un solutionnisme technologique spécifiquement chinois – c’est-à-dire la conviction que les problèmes sociaux peuvent être gérés à l’aide des technologies numériques – deviennent manifestes, selon David Bandurski, codirecteur du China Media Project.[11]

« La Chine applique désormais une approche de big data à toutes sortes de problèmes », déclare Bandurski, « et cela se déroule sans aucun débat public sur la façon dont ces prétendues avancées pourraient piéger les citoyens au sein de la lentille omnisciente des machines de données contrôlées par l’État ».


[1] « Remarks delivered by Vice President Mike Pence on the administration’s policy towards China at Hudson Institute on October 4, 2018 »

https://sv.usembassy.gov/remarks-delivered-by-president-mike-pence-on-the-administrations-policy-towards-china-at-hudson-institute-on-october-4-2018/

[2] « China Social Credit System Explained – What is it & How Does it Work? »

https://nhglobalpartners.com/china-social-credit-system-explained/

[3] 中共中央办公厅 国务院办公厅印发《关于推进社会信用体系建设高质量发展促进形成新发展格局的意见》

http://www.gov.cn/zhengce/2022-03/29/content_5682283.htm

[4] 工信部:十年来我国私营个体就业总数增加2亿多人

http://finance.people.com.cn/n1/2022/0614/c1004-32445941.html

[5] “China’s social credit systems are highly popular – for now” by Professor Genia Kostka at Freie Universität Berlin.

[6] « Reform and China’s Social Credit Law » China Law and Society Review 

Author: Adam Knight – Date de publication en ligne : 17 Mar 2023

https://brill.com/view/journals/clsr/6/2/article-p181_003.xml?ebody=full%20html-copy1

[7] “From Datafication to Data State: Making Sense of China’s Social Credit System and Its Implications » Published online by Cambridge University Press:  09 December 2021

Anne S. Y. Cheung and Yongxi Chen

https://www.cambridge.org/core/journals/law-and-social-inquiry/article/from-datafication-to-data-state-making-sense-of-chinas-social-credit-system-and-its-implications/EDF66228C909BE5A24180EFC1904BE00#r38

[8] 信用中国 Credit China

https://www.creditchina.gov.cn/gerenxinyong/?navPage=10

[9]« Number of Chinese netizens rises to 1.06 billion ; internet availability rate reaches 75.6% »

https://www.globaltimes.cn/page/202303/1286575.shtml

[10] “From Datafication to Data State: Making Sense of China’s Social Credit System and Its Implications » Published online by Cambridge University Press:  09 December 2021

Anne S. Y. Cheung and Yongxi Chen.

[11] « Big Data, Big Concerns » by David Bandurski – China Media Project, Jul 20, 2017.

https://medium.com/china-media-project/big-data-big-concerns-da247a16d2f3

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