DOEL ET TIHANGE JOUENT LES PROLONGATIONS : PROFIT-PRUDENCE (1-0)

par | BLE, Economie, SEPT 2016, Technologies

Alors qu’en 1954, le premier réacteur nucléaire électrogène est fonctionnel à Obninsk en URSS, c’est en 1963 que la centrale de Chinon (Loire), première centrale française, est mise en marche. En Belgique les réacteurs nucléaires de Doel et Tihange sont mis en chantier en 1969 et 1970. Prévus pour une durée de vie de quarante ans, ils deviendront fonctionnels en 1974 et 1975.

Les années 1970 auront été celles du nucléaire en Europe et en Belgique. Electrobel (ancêtre d’Electrabel) et sa filière Intercom (Intercommunale belge d’électricité) multiplient les campagnes de propagande et de publicité favorables à l’énergie nucléaire, sans quasiment la moindre contestation. Campagnes qui prennent une dimension toute particulière dans le contexte du premier choc pétrolier qui débute en 1973. Le nucléaire est présenté partout, et notamment dans les médias, comme une énergie propre (contrairement au charbon) qui permettra l’indépendance énergétique (contrairement au pétrole et au gaz naturel) et de nombreux développements économiques pour les entités d’implantation et pour tout le pays. Arguments qui sont sensiblement les mêmes que ceux développés aujourd’hui par le Forum nucléaire.[1]
MOUVEMENT ANTI-NUCLÉAIRE

Au début des années 1970, en Belgique, se sont principalement des scientifiques, à l’instar du physicien Paul Lannoye, qui adressent des critiques à l’encontre de l’installation de centrales nucléaires. Ils déplorent l’absence de débat public et l’organisation d’un sentiment d’unanimité fondé sur une carence d’information du public à propos des dangers de l’atome. Alors qu’en Allemagne, la mémoire des luttes massives des années 1960 contre le nucléaire militaire, dont les manifestations rassemblaient des centaines de milliers de personnes, a permis une réactivité plus grande lorsque l’implantation de centrales nucléaires a commencé en 1970, le mouvement anti-nucléaire belge s’est développé plus lentement. C’est sous l’impulsion des actions conjointes de Démocratie nouvelle, d’Inter-environnement et de la section belge des Amis de la Terre, que la critique anti-nucléaire prend la forme d’un mouvement entre 1974 et 1976 qui va se populariser ensuite, notamment, par la médiatisation du “référendum”[2] de 1978 à propos du projet de centrale nucléaire à Andenne.

Croisant les actions et les réflexions du mouvement pacifiste qui lutte contre la prolifération des armes atomiques et l’installation de missiles balistiques nucléaires, les manifestations antinucléaires atteindront des sommets de fréquentations entre 1980 et 1986. Contre la construction de la centrale nucléaire de Chooz, contre les armes nucléaires et contre toutes les centrales, des centaines de milliers de personnes défilent dans le Namurois et dans les Ardennes belges et françaises. Les gens viennent de toute l’Europe[3], en particulier de Bretagne où l’action anti-nucléaire est parfois menée à renfort d’explosif. Certains réacteurs, tel celui de Chooz B, seront bâtis malgré tout. D’autres projets, comme celui d’Andenne, seront abandonnés.

26.04.1986

Trois ans après sa mise en fonction, le 26 avril 1986 à l’occasion d’un test d’îlotage4, le réacteur [4] de la centrale de Tchernobyl devient incontrôlable et provoque, à 1h23, une explosion qui propulse le couvercle de 1200 tonnes, libérant une colonne de 2000 mètres de haut, composée d’éléments radioactifs dont l’Iode-131, le Cesium-137, le Strontium-90, tandis que les éléments les plus lourds, les plus irradiants et les plus “éternels” (les plutonium) se déposent dans la dizaine de kilomètres à la ronde de la centrale.

Dans les mois qui suivirent, des centaines de milliers d’hommes et de femmes venus[5] de toute l’Union soviétique vont se succéder pour éteindre l’incendie du réacteur 4, pour tenter vainement de décontaminer la zone et de contenir la réaction nucléaire dans un sarcophage de fortune. Des millions de tonnes d’eau, de sable, de ciment et d’acier seront déversés sur le réacteur. Les machines deviennent rapidement inopérantes, transpercées par des radiations d’une intensité inouïe pouvant atteindre jusqu’à 12000 Röntgen par heure.[6] Ainsi ils seront finalement des milliers à nettoyer à la main le bâtiment endommagé, débarrasser du toit les tonnes de graphite radioactif qui entrave le travail de colmatage, en le jetant directement dans le trou béant du réacteur. Quelques secondes passées à cet endroit suffisent au corps humain à emmagasiner un grand nombre de fois la dose mortelle de radiation. Certains d’entre eux recevront une telle dose qu’ils décéderont littéralement grillés. Et leur corps seront enfouis avec les mêmes égards que ceux qu’on réserve aux déchets nucléaires fortement contaminants : sous des dalles de plomb et de béton. Au total, près de 10% des 600 000 liquidateurs[7] qui ont participé à cette opération démente sont morts prématurément des suites de leur exposition aux radiations. Et des centaines de milliers d’autres survivent avec de très graves problèmes de santé.

Le 27 avril 1986, les 50000 habitants de la ville de Pripyat, située à trois kilomètres de la centrale, sont évacués. Et une zone d’exclusion est mise en place à trente kilomètres à la ronde, qui sera progressivement vidée de sa population. Les liquidateurs tenteront de nettoyer toutes les infrastructures. Et finalement, la plupart des villages sera détruit et enterré. Le bétail et les animaux de compagnie seront abattus et enterrés. Des hectares de forêt seront rasés et les arbres seront enterrés. La terre, elle-même, sera enterrée. La zone devient par endroit une succession de cimetières qui renferment les vestiges contaminés de la vie dans cette partie de l’Ukraine.[8]

Les jours suivant l’accident à la centrale, le “nuage de Tchernobyl”, chargé de milliards de radionucléides, balaye l’Europe et le monde. Le 3 mai 1986, en Europe, il n’avait épargné que la péninsule ibérique. Le quart du territoire biélorusse, bien qu’aucune mesure particulière ne soit

prise pour mettre la population à l’abri, est durablement contaminé. Mais aussi la Russie, la Suède, les Balkans, l’Allemagne, les Pays-Bas, la Grande-Bretagne, la Belgique, la Suisse, l’Italie et la France (et particulièrement la Corse, les Alpes et la Provence) quoi qu’aient prétendu, à l’époque, le gouvernement de Jacques Chirac et le désormais conspué professeur Pierre Pellerin.[9]

Bien que les conséquences soient controversées et fassent l’objet d’une guerre de “l’information” menée avec opiniâtreté par les lobbies du nucléaire, les marchands d’électricité et les gouvernements, il est indéniable que la santé des populations touchées par le nuage et plus proprement par les radiations directes de la centrale, est profondément altérée. Cancers, malformations, maladies dégénératives, stérilité ont touché peu ou prou tous les peuples d’Europe, et plus durement les Ukrainiens et les Biélorusses.

Une autre conséquence de la catastrophe de Tchernobyl est d’avoir accéléré considérablement la chute de l’Union soviétique. La gestion de la catastrophe a représenté un coût humain et matériel inestimable, à tel point que personne ne peut aujourd’hui le chiffrer avec exactitude. Toute l’énergie de l’Union a été mobilisée afin d’éviter que cette catastrophe majeure ne devienne une apocalypse à l’échelle de l’Europe toute entière. L’appauvrissement de l’État soviétique, en même temps que la révélation d’une politique calamiteuse (qu’elle partageait certainement avec tous les autres pays nucléarisés, le Japon en témoigne) a joué un rôle indéniable dans la mise à genoux de l’Union qui éclata finalement entre 1990 et 1991.

Dans les années 1980 et 1990, la catastrophe de Tchernobyl a considérablement alimenté l’argumentaire des militants anti-nucléaire. Elle constitue alors la seule expérience permettant de comparer et de prévoir. Précédemment, l’humanité ne pouvait prendre appui pour réfléchir le risque nucléaire que sur les drames d’Hiroshima et Nagasaki qui n’ont rien de commun avec un accident nucléaire.

350000 personnes ont été déplacées hors de la zone d’exclusion qui entoure la centrale de Tchernobyl. Ce qui permettait d’évaluer, dès 1986[10], que si une catastrophe similaire devait avoir lieu à Doel ou ailleurs en Europe occidentale, ce sont des populations de l’ordre d’un à deux millions d’habitants qui seraient concernées. Et que des infrastructures telles que celle du port d’Anvers seraient définitivement inutilisables. Ces déclarations faites en 1986 sont encore complètement ignorantes des conséquences que l’on découvrira plus tard, notamment sur la population de Biélorussie.

DOEL, TIHANGE : TCHERNOBYL ?

De leur côté, les producteurs d’énergie nucléaire poursuivent leur course au profit et à répandre une propagande apaisante à propos des dangers du nucléaire qu’ils considèrent encore et toujours comme une énergie propre. Arguant sans relâche, et jusqu’à aujourd’hui, qu’une catastrophe d’une telle envergure est impossible dans des pays aussi civilisés que la France ou la Belgique.

On peut le voir actuellement, par exemple, sur le site internet du Forum nucléaire, à la rubrique “Tchernobyl”, où une explication docte montre à quel point les réacteurs de type PWR (Doel / Tihange) sont plus solides et mieux conçus que les RBMK de conception soviétique. Avec un dessin à l’appui qui montre que le PWR belge est pourvu de trois protections, c’est-à- dire deux de plus que le RBMK. Mais le dessin montre aussi que le sol sur lequel repose le réacteur de Doel est rigoureusement le même que celui sur lequel repose celui de Tchernobyl. L’un sur la berge du port d’Anvers, l’autre sur celle de la rivière Pripiat. Et il n’est nulle part fait mention du fait que la fonte du soubassement du réacteur est   directement   responsable de la pollution radioactive de la rivière et de toutes les terres qu’elle traverse et irrigue… A propos de la catastrophe de Fukushima, on nous avancera le même type d’arguments, avec le même petit dessin : le modèle de réacteur de Fukushima de type BWR (à eau bouillante) serait bien moins sûr que le solide PWR (à eau pressurisée) de Doel ou de Tihange. Et surtout, que la Belgique n’est pas sur une zone sismique active. “Le risque qu’une catastrophe comme celle survenue à Fukushima se produise chez nous est très faible[11] conclut le porte-voix du lobby nucléaire. Faut-il croire que nous sommes beaucoup plus malins, prudents et technologiquement à la pointe que les Japonais ?

Le lobby nucléaire n’est cependant pas seul à produire des analyses de la situation. Ainsi, Greenpeace[12] nous informe que l’Institut Max Planck a évalué qu’un accident de type Tchernobyl ou Fukushima était susceptible de se produire tous les dix à vingt ans. Qu’une étude menée sur l’impact économique d’une telle catastrophe en Belgique sur un réacteur de Doel mettrait instamment le pays en faillite, de manière plus brutale que ce fut le cas pour l’URSS. La gestion des conséquences matérielles d’un tel accident à Doel imposerait des dépenses évaluées entre 742 et 1412 milliards d’euros (soit plusieurs fois le PIB de la Belgique). Alors même qu’Electrabel, si sûre de la solidité de ses centrales, ne s’engage par contrat qu’à en assumer 2 milliards. Et ces 1000 milliards d’euros ne comptabilisent sans doute pas les vies brisées que la brulante mémoire de Tchernobyl nous invite à considérer avant même de parler d’argent…

Les réacteurs de Doel et Tihange devaient s’arrêter définitivement après quarante ans de fonctionnement. La loi Deleuze de 2003 imposait cet arrêt. Mais malgré la loi, malgré les multiples incidents qui ont très régulièrement déclenché l’arrêt de sécurité des réacteurs ces dernières années, malgré les milliers de fissures révélées dans les cuves des réacteurs par les différents tests réalisés depuis 2012, les centrales sont chaque fois relancées. Et un accord pris entre l’Etat et Electrabel a même étendu le droit d’exploiter les centrales pour dix ans au-delà de leur durée de vie. Et ce, malgré la protestation des habitants des provinces d’Anvers et de Liège, malgré les objections des chercheurs et spécialistes, malgré les interpellations et démarches des pays frontaliers qui craignent pour la sécurité de leurs populations, malgré le simple principe de prudence.

La construction des centrales nucléaires belges a été financée par l’État. Les citoyens ont amorti une deuxième fois leur prix de fabrication en payant chaque mois leurs factures d’électricité à une firme devenue privée à 100% entre les mains de GDF Suez[13] en 2003. N’est-il pas temps que les citoyens reprennent la main sur cette question démocratique : les profits de producteurs d’électricité sont-ils prioritaires sur la santé et la sécurité du peuple ?


[1] Le Forum nucléaire est un lobby qui assure la promotion du nucléaire civil et de la prolongation de la durée de vie des vieilles centrales. Il regroupe, entre autre, AREVA, EDF, Synatom, Westinghouse et Electrabel.

[2] Il s’agit en réalité d’une consultation populaire abusivement désignée “référendum”, lancée par la commune d’Andenne.

[3] Des sidérurgistes en grève et leurs organisations prennent part au mouvement, alors que leurs patrons qui ferment les usines cherchent à les reclasser sur les chantiers de la centrale de Chooz.

[4] Test visant à isoler le réacteur du circuit de production électrique externe.

[5] Des militaires, des pompiers, des scientifiques, des pilotes, des ouvriers ont été dépêchés à Tchernobyl par centaines de milliers. Souvent ils étaient désignés volontaires et n’étaient pas informés de la nature de leur travail et de sa dangerosité. Quand ils étaient informés, ils étaient fortement mis sous pression et leur appartenance au Parti Communiste était en jeu. Certains ont été volontaires “parce que nous étions communistes” (Svetlana Alexiévitch, La Supplication : Tchernobyl, chroniques du monde après l’apocalypse, trad. de Galia Ackerman et Pierre Lorrain, Lattès, 1999.

[6] Le Röntgen est l’unité de mesure utilisée en 1986. La dose mortelle pour un adulte moyen est de 500 Röntgen par an.

[7] On appelle Liquidateurs les héros soviétiques qui ont participé à circonscrire les effets de la catastrophe de Tchernobyl dans la zone d’exclusion de 30 Km autour de la centrale.

[8] Trois des documents qui permettent d’entrevoir l’ampleur de la situation. “La bataille de Tchernobyl, hommage aux liquidateurs” (disponible sur Youtube) ; Témoignages rassemblés par Svetlana Alexiévitch dans La supplication; le livre de Galia Ackerman Traverser Tchernobyl. Un bel hommage est aussi rendu dans le film de fiction La terre outragée.

[9] Opérateur du fameux mensonge d’Etat sur l’arrêt du nuage à la frontière française…

[10] i.e. article de Luc Gilson, le 25-11-1986 dans le journal La Cité.

[11] https://www.forumnucleaire.be/energie/fukushima

[12] Communiqué de presse du 3 décembre 2014.

[13] En 1988 GDF Suez s’était approprié 55% du capital de la société à l’occasion d’un “raid amical”.

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