LUTTE CONTRE LES DOMINATIONS ET CONDITIONS DE L’ÉMANCIPATION

par | BLE, Dominations

Aborder le thème de la domination permet de questionner la modernité et son héritage. Plus précisément, en partant de l’interprétation de la modernité donnée par les Lumières comme chapitre historique et philosophique ambivalent, contradictoire, nous pouvons évaluer la conviction centrale de ce programme moderne, qui consiste, en substance, à donner à la connaissance une vertu émancipatrice. Cette orientation – et ce qu’elle soulève comme questions – nous oblige, en tant que laïques soucieux, à ce que le combat pour la dignité humaine ne soit pas détaché d’une attitude critique. Celle-ci consiste aussi de ses propres travers. C’est ainsi qu’il nous faut prendre en compte le fait qu’« une certaine interprétation des Lumières excessivement rationaliste, scientiste, qui évacue leur dimension sceptique et critique, se retourne contre les Lumières elles-mêmes ».[1] 

Dans cette perspective, nous ne pouvons qu’adhérer à la problématisation de la modernité par les Lumières ayant conduit à sortir des lectures absolutistes et transcendantes des choses, et nous invitant à prendre en compte les ambivalences de nos conditions sociales et matérielles. Ce « programme » consiste également, et peut-être surtout, à embrasser un mouvement d’affranchissement des préjugés, ainsi qu’à inventer de nouveaux modes d’existence.

Nous pointons le fait que le siècle des Lumières, dont il faut insister sur le pluriel, pense de façon révolutionnaire le couple domination/émancipation, et problmatise l’attachement aux préjugés. Ceci amena ce moment de l’histoire de la pensée européenne à être un « conflit sur le sens à donner au conflit ».[2] En permettant aux individus de considérer autrement leur condition de sujet et leur position d’altérité, les Lumières s’inscrivent dans l’histoire révolutionnaire consistant à sortir de la domination. Le sujet, autrement médiée que par la relation de soi à un Seigneur — Terrestre ou Céleste — fut donc en prise avec une conquête de l’autonomie, une sortie de l’esclavage au sens large. Ainsi va l’entame du Contrat social : « L’homme est né libre et partout il est dans les fers. Tel se croit le maître des autres, qui ne se laisse pas d’être plus esclave qu’eux » (Jean-Jacques Rousseau, 1762).

Domination de l’universel versus domination des identités particulières ?

En acquérant cette capacité à « penser par soi-même » on œuvre de la sorte à la critique interprétative et aux regards réflexifs, y compris sur cette modernité trop souvent réduite à une opposition entre raison universelle et tradition particulière, où l’on oppose la domination de l’universel (partant toujours d’un lieu précis) à la domination identitaire (domination s’exerçant sur soi ou sur les autres). L’universel pouvant dès lors être vu comme une identité imposée, et l’identité particulière comme le refus d’un nécessaire affranchissement, un archaïsme à dépasser.

Partir de cet antagonisme permet de resituer certaines positions, souvent mal comprises. En effet, les thèses humanistes sont tout à la fois « individualistes », consistant à se libérer des tutelles et de la servitude et, « universalistes », ou cosmopolitique, œuvrant au décentrement : penser en se mettant à la place de tout autre, selon les mots de Kant, mais aussi se laisser traverser par l’altérité de l’Autre, qu’elle soit artistique, nationale, langagière, etc. et, par-là, intensifier l’universel. Précisons donc que, d’une part, cet élan émancipateur consistant à s’affranchir individuellement et collectivement d’une autorité, de servitudes ou de préjugés, se fait par le biais de la connaissance, d’autre part, ce n’est pas neuf — on pourrait écrire une histoire de l’aventure humaine comme poursuite de son affranchissement de la domination —, et enfin, ni l’universel, ni l’individu ne sont des catégories réductibles aux politiques des États. De surcroit, tout exceptionnalisme européen sur cette capacité d’affranchissement est à bannir, que cela soit de la part des contempteurs ou des défenseurs des Lumières, car, – faut-il le rappeler ? – : « d’autres sociétés ont valorisé le savoir, la critique des dogmes, la liberté humaine »[3], sans pour autant prendre l’Europe en exemple, de gré ou de force. Antoine Lilti, historien français spécialiste de l’époque moderne et des Lumières, et référence centrale de cet article, précise sa pensée : « Les Lumières sont parfois le nom de code d’une domination occidentale à la fois réelle et fantasmée. Cela entraîne beaucoup de caricature et d’approximation. Mais trop souvent, ceux qui se réclament de l’héritage des Lumières ou les spécialistes du xviiie siècle prennent prétexte de cet aspect caricatural pour ne pas prendre au sérieux les critiques et les objections qui sont soulevées ».[4] Concernant la centralité de la référence aux Lumières pour penser l’autonomie et l’émancipation occidentale, l’historien se situe sur une ligne de crête consistant, notamment, à ne pas réduire tout affranchissement et émancipation à la question des Lumières, mais vise à entretenir un rapport dialogique : «  Je pense que c’est en effet une référence indispensable, sans laquelle nous ne pouvons pas penser l’émancipation, parce que la promesse moderne d’une autonomie individuelle fondée sur l’exercice de la raison et garantie par un espace public libre, est directement issue des Lumières. Quand je dis « nous », j’entends par là les membres des sociétés démocratiques occidentales. Bien sûr, l’héritage des Lumières porte au-delà, mais dans d’autres traditions intellectuelles et politiques, il n’a pas forcément le même rôle matriciel. Cela ne veut pas dire que le discours des Lumières soit l’unique horizon d’un discours émancipateur, mais que tout discours émancipateur a besoin de se confronter à la question de l’héritage des Lumières ».[5] 

Partant, les configurations sociales et politiques poussant à apprendre plutôt qu’à croire, visant le savoir réflexif plutôt que l’emprise dogmatique, la raison critique plutôt que le relativisme, sont autant de convergence entre la laïcité et la lutte contre les dominations. Le long processus de laïcisation de l’État (l’égalité des libertés de conscience réalisée par la séparation de l’État d’avec les Églises) et de sécularisation des sociétés (perte d’influence socialedes religions)[6] est à situer dans le même élan modernisateur. En organisant le pluralisme religieux comme l’incroyance, la laïcité, qui n’est pas religion civile, cherche à séculariser l’État. Plus largement, ce double mouvement de laïcisation et de sécularisation permet « d’offrir un cadre et une méthode qui permettent de déconstruire et contester toute forme d’aliénation, de domination et de réduction qui entravent ou pervertissent le travail de subjectivation et l’épanouissement du sujet ».[7]

Progresser dans la lutte contre les dominations

Nous retournant sur ces plus de deux siècles et demi, la poursuite de l’organisation d’une société d’égalité et de progrès, débarrassée de la domination, n’a abouti qu’a des acquis partiels, paradoxaux, bien que déterminants. Il convient à la fois de dresser un bilan, d’élucider les vices de forme, et de contribuer à faire mieux, autrement dit, progresser.

La Raison — oser penser par soi-même à l’aide de notions justes —, au cœur de l’humanisme des Lumières, fut à la fois trahie et interprétée dans des orientations différentes. Ainsi la Raison produisant l’idée de raisonnable comme convention normative, et l’idée de rationalité comme production d’une pensée rigoureuse et systématique, peut justifier différentes organisations sociales – pour le pire comme pour le meilleur (au regard, par exemple, de notre conception de la dignité humaine).

Cela étant dit, cette Raison, qu’on la situe historiquement dans un moment particulier et dans un espace spécifique, ou qu’on la prenne comme une aptitude universelle, permet d’un côté des progrès sociaux et techniques importants et émancipateurs, et d’un autre, la production de structures de domination plus « efficaces ». En d’autres mots, la Raison fut instrumentalisée pour accompagner la déshumanisation et les violences dirigées contre des populations— domination cruelle vue sous le prisme du Progrès. Autrement dit, s’il était rationnel pour le colon de coloniser, et pour le maitre d’esclavagiser, cela n’était pas raisonnable tant d’un point de vue de colonisés, d’esclaves que pour une portion d’« humanistes » : la contradiction, patente, dut être posée. Car cette Raison, portée par les individus faisant du Progrès un progrès en humanité, fut aussi actrice de la lutte contre ces dominations. Notons par ailleurs, comme le rappelle B. Binoche, que les auteurs des Lumières n’ont pas tant pensé et défendu une théorie unilatérale du Progrès, mais pensé ce qui, dans notre environnement multiple et sectoriel, pouvait progresser.

La domination comme progrès ?

Schématiquement, si l’on reprend le fil historique, c’est par une convergence de fait entre deux pôles opérant dialectiquement au sein de la modernité que la lutte contre les dominations fut affaiblie. D’une part, on peut identifier le pôle « réactionnaire », soucieux de rétablir un ordre où les individus sont entièrement déterminés par une appartenance, naturalisant les hiérarchies, et reprochant à la révolution industrielle de briser les liens authentiques — cela déboucha, entre autres, sur la pensée fasciste. D’autre part, les Lumières ont été accaparées par les tenants du pouvoir économique et politique cadenassant la liberté de philosopher et l’usage de la raison (surtout contre eux) au nom d’un Progrès redéfini dans la langue du Capital (ou dans l’autorité d’un pouvoir politique). Ces deux pôles – il y en a d’autres — ont redéfini le contenu émancipateur des Lumières, justifiant les processus de domination. Partant, les concepts positifs — liberté, émancipation, progrès, etc. — nous permettant de nous opposer à la domination furent durablement dégradés. Ils n’ont pas disparu pour autant : nous nous trouvons davantage face à des promesses non tenues qu’à une impasse. Notre tâche est donc de réactiver la substance de ces promesses, moyennant un effort de clarification conceptuelle et politique, concourir à déloger la domination qui demeure dans la modernité et pousser le versant émancipateur.

En parallèle, le concept de domination a subi un usage extensif (domination scolaire, policière, culturelle, masculine, de classe, de race, de genre, etc.) qui lui confère un caractère à la fois vague et puissant, parfois en lieu et place du critère d’exploitation. Ce dernier terme s’effaçant à mesure que le travail perd — au moins dans les discours — sa fonction révolutionnaire historique, et se voit substitué par d’autres catégories, tel que surnuméraire, précaire, exclu.

Émanciper l’émancipation de la domination ?

Définir la domination, comme l’idée d’une supériorité morale ou physique, l’exercice d’une puissance souveraine, un rapport social de pouvoir, une asymétrie systémique trahissant soit une volonté hégémonique (une domination sans partage), soit une compartimentation (du monde, de la société) entre dominants et dominés, est pertinent, mais insuffisant pour quiconque n’envisage pas tant de s’affranchir de la domination elle-même, que de la passion de la domination, de pouvoir en jouir, parfois au nom de la lutte contre les dominations. Cette prudence libre exaministe consiste, en d’autres termes, à ne pas séparer la pulsion de guérir et de sauver d’avec la pulsion de rendre malade et tuer. Par ailleurs, la « domination » (ou pouvoir) comme régulation de l’« émancipation » (ou liberté) permet d’éviter parfois qu’une puissance non régulée laisse libre cours à la pulsion, et permette de retrouver quelques attitudes plus raisonnables. Par conséquent, on ne saurait être trop prudent quant à ce qui constitue et motive le discours de l’émancipation : elle peut recouvrir de multiples réalités, à diverses échelles, n’ayant pas toutes la même perspective politique ou idéologique. L’enfer est parfois pavé de bonnes intentions.

Qualifier les dominations

Si, très justement, l’émancipation peut être envisagée comme l’opposition aux dominations identifiées, cette équation nécessite d’être explicitée, au risque de n’être que la simple description d’un ressenti liée à une position vécue comme dominée, une relation où l’un a un pouvoir qualifié d’arbitraire sur l’autre.

Il ne fait aucun doute que la domination est une catégorie théorique autant qu’une catégorie d’acteur. Cependant, il y a donc des catégories d’acteurs luttant également contre la domination qui ne se recoupent pas, car elles prennent leurs assises dans des réalités empiriques et/ou idéologiques différentes. Cette perspective entame les positions neutres, intransitives, de « la » lutte contre « la » domination. De fait, ni le ressenti, ni la position ne sont suffisants pour qualifier politiquement les dominations.

Donnons quelques exemples de dominations « rationnelles » pour les acteurs à la manœuvre, mais peu « raisonnable » pour les personnes concernées et certains observateurs. Si on peut considérer que les personnes victimes de violences conjugales s’émancipent en s’affranchissant psychologiquement et physiquement de l’emprise de leur agresseur, il existe aussi des masculinistes qui estiment vivre dans un monde dominé par le féminisme. Certains commentateurs justifieront une guerre d’agression contre un pays au nom de la domination des États-Unis. Certains considéreront qu’un pays s’émancipe du joug néolibéral en s’affranchissant du consensus de Washington, mais d’autres estimeront qu’un autre pays doit s’affranchir de l’Accord de Paris, ou de telle ou telle convention internationale, pour retrouver sa souveraineté. En d’autres termes, « La lutte contre la domination », comme l’est la lutte pour la liberté, l’égalité, la laïcité, contre le racisme, etc. doit être conduite sous l’onction de la raison et de la connaissance, mais ne peut pas s’affranchir d’une éthique.

Dès lors, se libérer de la domination, s’émanciper, c’est précisément prendre en compte les contraintes liées à l’exercice de cette liberté. Car, comme toujours, notre appréciation politique de l’émancipation ou de la pratique de la liberté, considérée ici au regard de la domination, n’est pas l’épanchement d’un simple calcul égoïste, d’une abolition de toute chose commune au profit d’une concurrence non régulée d’individus « libres », mais la perspective d’une solidarité sociale respectueuse des libertés privées et publiques. De même que le travail d’établissement des faits, de constitutions des connaissances n’est pas à proprement parler une domination, mais des éléments soumis à la critique et à leurs éventuelles révisions. Notons que la question du « racisme de l’intelligence », comme le nommait Bourdieu, attisa au cœur des Lumières « une réflexion inquiète sur les conditions de l’autorité intellectuelle et scientifique dans un espace public dominé par les nouvelles dynamiques médiatiques ».[8]

L’anormalité de la domination : le signe d’un progrès social

C’est ainsi que de façon non contradictoire, si la domination, mais surtout l’étendue de son sentiment, est identifiée et vécue comme anormale, comme quelque chose contre lequel il faut se battre, c’est en partie dû au legs de l’idée d’émancipation reconfigurée par la modernité, filtrée par les Lumières, en y incluant l’égalité sociale et l’égalité des droits. Ce mouvement qui s’applique à s’émanciper des individus, des discours et structures dominantes s’amorce dans la perception de l’anormalité, de l’intolérabilité des systèmes de dominations.

« Domination » et « lutte contre la domination » appartiennent en quelque sorte à la même sphère de pensée : la modernité remettant en cause un certain ordre des choses, elle permet au plus grand nombre d’identifier des rapports sociaux de pouvoir pour ce qu’ils sont, prendre ses distances avec les arguments d’autorité, les préjugés. C’est ainsi que désormais, dans de plus en plus de sphères (économie, social, culture, etc.) la domination, lorsqu’elle est identifiée, doit se justifier pour exister — ou disparaître. Cette justification est le dévoilement d’un rapport de force (un rapport social de pouvoir) existant. Autrement dit, le signe observable d’un progrès social se loge dans cette « justification » que la domination doit produire pour assoir sa légitimité. Concrètement, nombre de « paniques morales » sont une conséquence de cette bascule entre les habitudes de dominations ancrées que l’on croyait éternelles, et leurs remises en cause par un public longtemps muselé.

Quels prolongements à ces quelques considérations ?

Ce retour théorique sur nos fondamentaux à la lumière de la relation complexe qui structure le couple domination et émancipation permet d’ouvrir sur des questions contemporaines. En effet, la persistance, voire l’approfondissement de certaines dominations est à la mesure de leur illégitimité, tandis que des gardiens du temple regrettent le temps béni de la domination masculine, coloniale, policière, etc. Si la sensibilité et le ressenti de l’anormalité des dominations sont en augmentation dans de nombreux secteurs (antiracisme, féminisme, etc.), il faut cependant continuer à progresser pour acquérir une compréhension fine de ces phénomènes de domination. De même, il faut profiter des changements de mentalité pour construire et consolider les ressources qui pourront permettre à tout un chacun de travailler à l’affranchissement individuel et collectif de la servitude, dans une perspective éthique.


[1] Antoine Lilti (Entretien), « L’héritage des Lumières », Lumières, vol. 35, no. 1, 2020, pp. 149-158.

[2] Bertrand Binoche, « Écrasez l’infâme ». Philosopher à l’âge des Lumières, La Fabrique, 2018, p.30.

[3] Dorian Astor, Katia Genel, Antoine Lilti et al., « Les ambivalences du progrès », Esprit, 2023/1-2 (Janvier-Février), p. 57-74.

[4] Antoine Lilti (Entretien), art.cit.

[5] Antoine Lilti (Entretien), art.cit.

[6] Jean-Claude Monod, Sécularisation et Laïcité, Paris, Puf, 2007 ; Jean Baubérot et Micheline Milot, Laïcités sans frontières, Paris, Seuil, 2011.

[7] Cartographie de Bruxelles Laïque — document interne.

[8] Antoine Lilti, « Les ambivalences du progrès », Esprit, 2023/1-2 (Janvier-Février), p. 57-74.

Dans la même catégorie

Share This