Faire dissidence, se séparer, choisir un autre chemin à travers les maquis émotionnels, faire sécession d’avec les émotions dominantes et majoritaires : la dissidence émotionnelle est une dissidence intérieure, une retraite vers les hautes vallées. Vous avancez dans le brouillard des émotions collectives, comme à travers des nappes de gaz toxique. Vous traversez les imaginaires pollués, mais vous ne ressentez pas l’intoxication psychique qui stagne sur les villes, vous êtes vigilants, vous êtes immunisés, plus ou moins. Vous n’éprouvez pas les indignations sélectives et programmées, ni les enthousiasmes majoritaires qui occupent les territoires de votre existence. Vous persistez à choisir vous-mêmes vos amis et vos ennemis. Vous tenez bon, vous évitez la contamination de la peur, du mépris et de la haine. Vous attendez l’aube. Vous avez pris vos responsabilités et fait vos propres choix. Vous avez choisi la dissidence, par fidélité à votre intelligence et à votre désir de beauté et de justice. Hommage à vous ! Hommage à nous, à nos amis, à nos réseaux, à nos troupes dispersées ! Hommage aussi à nos familles, à nos sanctuaires, à nos communautés résilientes ! Nous traverserons la nuit du monde comme nous l’avons fait depuis toujours, sur un chemin qui a du cœur.
Mais sans cesse plus nombreux sont les dispositifs déployés autour de nous, dans le monde extérieur, afin de manipuler nos imaginaires et nos sensibilités, nos émotions et notre représentation globale de la “réalité”. Le contrôle émotionnel des populations est plus profond, plus viscéral et donc plus efficace qu’un simple contrôle idéologique.
Les idées en effet peuvent n’être que des idées, des abstractions identifiables que l’on peut déconstruire. Mais, par besoin de cohérence subjective et comme “naturellement”, les populations adoptent progressivement les répertoires d’idées et de croyances qui valident et justifient les émotions qu’elles éprouvent. Seules résistent, dans une prudente semi-clandestinité, les minorités de dissidents émotionnels, partisans dissimulant leurs sentiments et transgressant les systèmes. Le formatage des émotions est le ciment de la construction sociale de la réalité. C’est donc leur affranchissement émotionnel qui permet aux dissidents de ne pas s’identifier à cette “réalité” dont ils ne savent que trop bien qu’elle est une vaste prison, une zone occupée dans laquelle ils ont appris à survivre. Voler sous les radars, au raz du quotidien, contourner les check-points, éviter les multiples pièges, pratiquer le paradoxe, maintenir ouverts les passages : ce sont autant de pratiques des dissidents. En vérité ce sont des savoirs-être.
La programmation émotionnelle s’inscrit dans le système nerveux, le corps exprime alors des émotions programmées culturellement. Cette programmation produit une normativité profonde, des goûts et des dégoûts, des indignations partagées, des engouements, des modes, des “coups de cœur”, des sympathies et des enthousiasmes collectifs, autant d’émotions qui nous rendent “normaux” selon la programmation de nos appartenances socio-culturelles. La programmation émotionnelle est donc sous-jacente aux conditionnements idéologiques, elle leur sert de fondations. Nous pouvons dire qu’un conditionnement idéologique est réussi lorsqu’il est bien implanté dans la dimension émotionnelle. L’aboutissement de ce type de programmation est son inscription très profonde, directement dans le fonctionnement métabolique. Dès lors la programmation induira des expériences émotionnelles éprouvées physiquement, dans et par le corps, ressenties comme une “nature” par ceux qui les éprouvent. Attractions et répulsions, révoltes et nausées, distribution des haines viscérales et des tendresses indulgentes constituent des structures identitaires qui garantissent les appartenances à des groupes qui ont reçu les mêmes programmations. C’est aujourd’hui un des enjeux principaux des politiques de programmation et de standardisation mondialisées des subjectivités humaines.
Les significations socialement partagées flottent comme des nénuphars à la surface des bassins émotionnels, elles reposent sur l’état émotionnel des populations. Ce sont ces configurations affectives qui donnent une évidence et une légitimité aux significations. Ou bien les leur retirent : lorsqu’une signification n’est plus soutenue, étayée par la dimension émotionnelle, elle devient caduque, elle perd de sa réalité, de sa signifiance. Jusqu’à ne plus rien signifier du tout. La dignité des êtres humains, celle de l’humanité en nous, par exemple : lorsque leurs bourreaux les humilient et les déshumanisent, l’humanité des victimes n’a plus de signification. Les victimes sont réduites à des nuisances qu’il faut éliminer, des nuisances avec lesquelles il n’y a plus d’émotions humaines partagées. Mais réciproquement, comment pourrions-nous reconnaître une humanité et éprouver de la compassion envers ceux qui nous traitent sans humanité, ceux qui sont habitués à ce que nous soyons humiliés, discriminés, enfermés ou massacrés, ceux qui profitent de la destruction de notre monde humain ? En niant et en détruisant notre humanité, ils renoncent à la leur et nous mettent en situation de légitime défense. Pourtant nous ne voulons pas devenir comme eux.
Nous parlons ici de l’âme, de la subjectivité, de ce qui est vivant et agit derrière les façades sociales et les institutions, de ce qui éprouve et ressent. Non pas les tourments névrotiques individuels liés à la frustration sexuelle, par exemple, et qui donnent du travail aux psychothérapeutes vers lesquels affluent de malheureuses créatures angoissées par l’échec éventuel de leur vie. Nous parlons de la dimension collective cachée, de l’intériorité de la culture, du lieu de conscience intime de la résistance politique (ou de la capitulation) devant les formatages de la peur, de la haine ou du narcissisme consumériste.
Nous constatons autour de nous une sorte de “retour du refoulé” dans les mondes culturels européens. Longtemps refoulée par la mémoire du génocide des Juifs et manipulée par la normativité et l’hypocrite bienveillance des discours officiels, l’animosité envers les autres (les étrangers, les immigrés, les musulmans, les réfugiés), finit par prendre forme dans une sensibilité politique xénophobe et nationaliste. Retour du refoulé ethnocentrique et raciste : qui avait toujours été là, comme nombre de jeunes “allochtones”, tombés aux mains des forces de polices “démocratiques”, en savent quelque chose. Il était là, mais plus ou moins caché, minimisé, invisible aux yeux de ceux qui n’en étaient pas les cibles. Maintenant il relève la tête, ce refoulé de la bêtise et de la haine, cet orgueil qui veut se prendre pour une nouvelle fierté. Maintenant il va pouvoir s’exprimer librement et prendre enfin sa revanche, il osera dénoncer le “politiquement correct”, le “multiculturalisme”, les “traîtres à l’Europe”. Outre une crise sociale majeure et une politique de démantèlement généralisé des acquis sociaux, il aura fallu, pour inaugurer ce retour de la haine, qu’Anders Breivik réveille les vieux démons engourdis de l’Europe, en leur sacrifiant, sur une île près d’Oslo, septante neuf vies humaines. Il en fut de même lorsqu’en 1995 Yitzhak Rabin fut assassiné par le fanatique Yigal Amir, ouvrant la voie au national-racisme décomplexé qui depuis détermine la politique de l’Etat Juif.
Le sacrifice humain produit de très puissantes décharges émotionnelles, c’est un procédé de manipulation des émotions très archaïque, mais qui pénètre les territoires symboliques les plus profonds afin d’agir sur les forces psychiques fondamentales.
De manière générale, hors certains spécialistes, nous ne prenons pas assez au sérieux la puissance de la dimension symbolique, laquelle constitue en quelque sorte la salle des commandes de la manipulation et du contrôle politique (ou commercial) des émotions. Par contraste, les tueurs du Bataclan, et la communication de Daech de manière générale, surinvestissent systématiquement la dimension symbolique, jusqu’à en faire une boue ignoble. La peur engendrée par les démons est une modalité basique de la manipulation émotionnelle. Les démons se nourrissent du sang des victimes qui leur sont sacrifiées. Ils sortent de leur torpeur et grandissent, ils deviennent puissants et redoutables, ils réclament toujours plus de sang et de victimes. Ils finissent ainsi par entraîner le monde des humains dans une spirale chaotique de catastrophes et de destructions. Au nom de leur sécurité, les citoyens sont dépouillés de leurs droits acquis et de leurs libertés fondamentales.
De vastes gisements de peur et d’agressivité subsistent dans les groupes humains à l’état latent, comme des potentialités que la magie adéquate pourra mobiliser afin de les jeter dans la guerre. On ne joue pas impunément avec la dimension symbolique. Au grand n’importe quoi finit par répondre la terreur. Et la terreur renforce la domination.
La modernité a fait semblant de croire que ces puissances anciennes étaient révolues, détrônées par le règne de la Raison, scientifique, économique ou technicienne. Alors que ces puissances nous sont constitutives anthropologiquement. Nous devons au contraire apprendre à les connaître, avec respect et prudence, afin d’avoir une emprise sur elles. Mieux qu’on ne le fait pour l’énergie atomique, qui fait fonctionner l’électro-ménager à partir de ses cuves fissurées. Si nous nous contentons de déclarer obsolètes les puissances symboliques et de les refouler en tant qu’archaïsmes, alors elles se répandent inconsciemment dans les subjectivités. Manipulées par les publicitaires et d’autres apprentis-sorciers du nihilisme, ce sont elles bientôt qui nous manipulent collectivement, de l’intérieur. Avant de sortir au grand jour et d’entraîner les peuples dans les délires et les cauchemars collectifs. C’est ici que le choix de la dissidence émotionnelle prend toute son importance. C’est ce choix radical, avec les pratiques de résistance qu’il implique, qui nous permet en effet de résister, et de tenir position lorsque les forces ténébreuses se répandent dans le corps social et tentent de nous saisir par les sentiments, par le besoin de sécurité, d’appartenance ou de reconnaissance sociale, par la crainte d’être isolés, marginalisés ou exclus.
Ken O’Keefe est un soldat américain dissident, un compagnon et un frère d’armes pour d’autres dissidents de l’Amérique et de l’Occident, tels Assange, Mannings, Citizen Four (Snowden) et bien d’autres inconnus. Nous pouvons écouter et regarder le témoignage de Ken O’Keefe sur l’Internet. Ken a pris ses responsabilités et choisi de dénoncer l’injustice dans ce qui était jusqu’alors son propre camp. Il a rejoint nos rangs à présent, comme certains anciens de Tsahal, et il témoigne de ce qu’il a vu en Irak. Comment il a vu grandir chez les soldats américains, la haine et le mépris raciste envers la population irakienne. Ces jeunes soldats sont issus des milieux populaires et peu éduqués, leur “boulot” consistait à occuper le pays, à imposer par la force leur domination aux Irakiens. Leur position émotionnelle d’occupants les conduisait “naturellement” à éprouver du mépris et à déshumaniser la population. C’est le même phénomène qui a été constaté chez les soldats de Tsahal vis à vis des Palestiniens, parmi bien d’autres exemples. Dans de tels contextes, la haine et le mépris sont évidemment réciproques, la peur mutuelle est leur berceau. Ce qui a consterné Ken O’Keefe, c’est de voir comment ses collègues, les soldats américains, en venaient facilement à considérer l’ensemble de la population, hommes, femmes, enfants, vieillards, familles entières, comme une espèce méprisable, sous humaine, que l’on pouvait tuer ou torturer sans état d’âme, ainsi que l’ont révélé les documents sur la prison d’Abu Ghraïb.
Contrairement à ce que romantisme et psychologisme nombriliste ont répandu comme croyance en Occident, les émotions ne sont pas nécessairement la source de l’authenticité. Elles sont le plus souvent, au contraire, des modalités d’aliénation. Ce que nous ressentons, et les émotions collectives en particulier, sont une production secondaire qui nécessite une grande vigilance critique. Il faut pour cela que nous soyons présents dans la dimension émotionnelle de nos subjectivités, que nous développions ensemble notre propre culture des émotions. Nous ne sommes pas seulement le résultat de diverses formes de conditionnement et de manipulation culturelle de notre affectivité. C’est parce que nous sommes fidèles au Libre Esprit qui vit en nous et qui ouvre des brèches critiques dans la mise en scène carcérale du monde. Pour nous évader de l’hypnose des écrans et maintenir ouvert notre propre regard, nous assumons le chemin de la dissidence émotionnelle, nous nous retirons vers les sources secrètes, les grottes primordiales et les repaires inexpugnables. Et nous écoutons la musique qui vient du cœur des étoiles.