FONDS VAUTOURS ET SYSTÈME FINANCIER PRÉDATEUR

par | BLE, Economie, SEPT 2017

Ayant pris son élan durant les années ’70, la spéculation financière internationale se déploie aujourd’hui comme un système bien huilé [1]. Comme tout système, il tend à se perpétuer et se propager. Celui-ci est particulièrement vorace et capable de retomber sur ses pieds, de trouver dans ses crises et les déséquilibres qu’il provoque des opportunités de se relancer et de générer de nouveaux bénéfices au détriment de la santé des finances publiques et du bien-être des populations. L’endettement en est un rouage décisif. Les fonds vautours l’ont bien compris…

Les  fonds  vautours sont  des  sociétés privées qui rachètent des dettes publiques d’États insolvables à des prix bradés, refusent délibérément de participer  aux  restructurations  de  dettes  et engagent des procédures judiciaires contre ces États dans l’objectif d’obtenir le paiement de la valeur d’origine de la dette majorée d’intérêts, de pénalités et d’éventuels frais de justice. Les profits qu’ils engrangent sont exorbitants puisqu’ils représentent en moyenne 300% à 2000% de leurs “investissements”. Le 12 juillet 2015, le Parlement fédéral belge a voté à l’unanimité la loi “relative à la lutte contre les activités des fonds vautours”. Cette loi  marque  un pas très important contre la spéculation financière indécente en ce qu’elle limite la possibilité pour les créanciers spéculateurs de demander devant la justice belge le paiement de montants manifestement disproportionnés par rapport  à  ce qu’ils ont payé.

LES LIENS ENTRE LES FONDS VAUTOURS ET LES AUTRES ACTEURS DE LA FINANCE
1)    Les fonds vautours : des acteurs extrêmes en apparence isolés…

L’action des fonds vautours est fondée sur une dynamique immorale, et ce, à de nombreux titres.

En premier lieu, dès lors qu’ils cherchent à racheter des obligations souveraines sur le marché secondaire à des prix très inférieurs à leur valeur faciale (ce qui crée la “disproportion manifeste” à laquelle la loi belge de 2015 fait référence), les fonds vautours tendront par essence à racheter des obligations souveraines d’un État en grande difficulté financière. Or, une grande difficulté financière ne se traduit pas uniquement par des jeux d’écritures sur des comptes et des bilans, celle-ci est consubstantielle à une crise économique impactant directement la vie de la population.

Ces difficultés économiques sont au centre d’une stratégie consciente et méticuleusement organisée.  D’abord, les fonds vautours doivent démontrer  leur détermination, démontrer qu’il est hors de question de trouver un accord qui tendrait à partager les pertes. Dans ce rapport de force, ils doivent être prêts à avoir un comportement dont ils savent pertinemment qu’il pourra bloquer une sortie de crise dans la mesure où ils refuseront de participer à un accord collectif qui impliquerait des pertes. Il importe de souligner ici qu’à la différence des autres acteurs, que ce soient les autres créanciers ou l’État, qui essaient de limiter leurs pertes, les fonds vautour défendent un intérêt d’enrichissement.

L’acharnement des fonds vautour à recouvrer leurs créances n’a rien de légitime dans la mesure où ils se sont consciemment et stratégiquement mis dans la situation de créanciers à risque… risque qu’ils n’acceptent pas.

Ensuite, la stratégie se fonde sur le fait que les autres acteurs auront un comportement plus raisonnable vis-à-vis de ce qu’on pourrait appeler le bien commun. Les fonds vautours comptent en réalité sur le fait qu’ils sont précisément les acteurs les plus immoraux, ceux qui seront capables d’aller au bout, de harceler l’État, d’affaiblir sa position jusqu’à ce qu’il cède, en pariant que les autres créanciers ne le feront pas. Car, en effet, la force de leur stratégie réside dans le fait qu’elle est isolée. Si les autres créanciers reprenaient cette stratégie à leur compte, l’État serait par essence incapable de payer.

2)     … mais connectés à la finance “classique”

Une caractéristique importante des fonds vautours est qu’ils sont très majoritairement basés dans les paradis fiscaux comme les Îles Vierges britanniques (Donegal), les Îles Caïmans (Dart Management, Kensington international et NML Capital qui sont deux filiales du même groupe Elliott) ou encore l’État américain du Delaware (FG Hemisphere).

Cette localisation leur permet notamment de cacher l’identité de leurs actionnaires. On arrive là à un point fondamental : les fonds vautours ne sont pas juste une excroissance malsaine causée par  la rapacité de quelques spéculateurs, ils viennent bien souvent faire le sale boulot que d’autres créanciers, comme les grandes banques, ne peuvent pas se permettre de faire au grand jour,  pour des raisons de publicité. Constatons aussi que certains fonds comme FG Hemisphere ont même été créés par deux anciens consultants de Morgan Stanley et Lehman Brothers.

La proximité entre les banques et les fonds vautours a aussi été constatée au moment des discussions  relatives  à  la loi belge contre les fonds vautours de 2015 lorsque le lobby des fonds vautours a tenté d’organiser une contre-offensive. Celle-ci fut dirigée notamment par l’Institute of International Finance, avec le concours de la Febelfin (lobby des banques belges) et l’appui d’un avis de la Banque nationale de Belgique (BNB) qui se range derrière les arguments des fonds vautours.[2] Fort heureusement, les parlementaires ont résisté à cette pression et ont voté en faveur de la loi contre les fonds vautours le 12 juillet 2015.

Notons enfin qu’au moins deux fonds vautours sont membres de l’ISDA (International Swaps and Derivatives Association,[3] en français Association Internationale des Swaps et Dérivés), une sorte de Club de la finance internationale qui, officiellement, œuvre à plus de transparence et de régulation du secteur financier, en particulier sur les produits dérivés qui sont à l’origine de la crise de 2007-2008. L’ISDA a son siège à New-York et des bureaux dans plusieurs autres villes telles que Bruxelles[4] à quelques mètres seulement du Parlement européen (lobbying oblige !). Elle regroupe à la fois des banques privées, des banques publiques régionales, des compagnies d’assurances, des entreprises transnationales, des fonds d’investissements dont plusieurs fonds vautours… On y trouve, en effet, les fonds Elliott et Aurelius. Elliott a même été au cœur des décisions de l’IDSA concernant l’Argentine et l’activation des CDS (Credit Default Swaps[5]) alors que Elliott était en plein litige avec ce pays. Un conflit d’intérêt parfait en somme !

3)  La place des fonds vautours dans le système financier international [6]

L’expansion des fonds vautours s’est faite en parallèle à celle du système financier international durant ces trois dernières décennies. Jusque dans les années 1970, la plupart des pays en développement passaient par les prêts multilatéraux ou bilatéraux avec des gouvernements ou de grandes banques lorsqu’ils avaient besoin de financements. Le nombre limité de créanciers utilisant des contrats types limitait la possibilité de litige. La dérégulation des flux financiers internationaux a ensuite considérablement modifié l’éventail des possibilités de financements pour les États. Au lieu de se financer grâce aux prêts d’une grande banque internationale, les États ont commencé à émettre des titres pouvant être achetés par des milliers d’investisseurs. C’est ainsi que les relations grandissantes entre  États et marchés financiers mondialisés ont ouvert la porte aux actions des fonds vautours.

Les fonds vautours ont dès lors été en mesure de s’attaquer aux pays connaissant des difficultés financières. Leurs actions se sont multipliées au même rythme que les émissions des  titres  de la dette souveraine. Pour illustrer ce propos, prenons une enquête récente sur les agissements de ces fonds. Celle-ci montre que sur l’ensemble des contentieux judiciaires concernant les dettes souveraines depuis 1970, 42,5% ont eu lieu pendant les années 1990 et 45,8% dans les années 2000. Par ailleurs, cette enquête souligne également la concentration de leurs opérations et de leurs cibles : 52%  des  litiges  sur  la  dette  ont été portés par  les  fonds  vautours, en majorité devant les juridictions étasuniennes (dans 85% des cas), contre des pays d’Amérique latine (à 65,8%) et d’Afrique (à 22,5%).[7]

L’augmentation du nombre de ces procès a été possible en raison des changements dans la législation aux États-Unis protégeant les États débiteurs à partir de 1976. La première étape a été l’adoption de l’US Immunities Sovereign Act. Dans le cadre de cette nouvelle disposition légale, l’immunité souveraine des États ne s’applique plus automatiquement aux emprunts extérieurs.[8]

S’en est suivie dans les années ’80, marquées par une profonde crise de la dette, une série d’importantes victoires juridiques de banques et de fonds spéculatifs contre des pays d’Amérique latine, créant ainsi un précédent dangereux contre les États débiteurs. Citons entre autres les affaires Allied contre le Costa Rica en 1982, Weltover contre l’Argentine en 1992 et CIBC contre la Banque centrale du Brésil en 1999.[9] Dans chacun de ces litiges, les tribunaux étasuniens ont refusé le droit pour les États de faire valoir leur immunité souveraine afin de se protéger de l’action des fonds vautours. Un nouveau coup a ensuite été porté dans l’affaire Elliott contre le Pérou avec la remise en cause de la doctrine dite “Champerty”.[10] Cette doctrine juridique interdisait d’acheter une dette avec l’intention d’attaquer en justice le débiteur, considérant qu’il s’agit là d’une violation du principe de bonne foi. Après avoir été sévèrement mise à mal par plusieurs  décisions  de  justice, la doctrine Champerty a été éliminée en 2004, quand un tribunal new-yorkais a jugé qu’elle n’était plus applicable pour les dettes supérieures à 500.000 dollars.

Pris dans leur ensemble, toutes ces décisions de justice, auxquelles il faut ajouter la récente affaire opposant le fonds vautour NML Capital à l’Argentine, indiquent très clairement que les tribunaux étasuniens trancheront à l’avenir en faveur des fonds vautours. La situation est très critique vu que les obligations souveraines régies par les droits new-yorkais et britannique représentaient fin octobre 2016 respectivement 53% et 45% du stock total d’obligations souveraines au niveau international.[11]


[1] Article inédit à paraître fin octobre dans Les Autres Voix de la Planète, la revue du CADTM

[2] L’avis négatif de la BNB et la lettre de lobbying de l’Institute of international finance sont reproduits dans le rapport parlementaire complet sur la loi, consultable ici : http://www. dekamer.be/FLWB/PDF/54/1057/54K1057003.pdf

[3] Site officiel de l’ISDA : www2.isda.org

[4] 38/40 Square de Meeûs, 1000 Brussels

[5] Le CDS est un produit financier dérivé qui n’est soumis à aucun contrôle public. Le désastre de la compagnie nord-américaine d’assurance AIG en août 2008 et la faillite de Lehman Brothers en septembre 2008 sont directement liés au marché des CDS. Le CDS a été créé par la banque JPMorgan dans la première moitié des années 1990 en pleine période de déréglementation. Normalement, il devrait permettre au détenteur d’une créance de se faire indemniser par le vendeur du CDS au cas où l’émetteur d’une obligation (l’emprunteur) fait défaut, que ce soit un pouvoir public ou une entreprise privée. Le conditionnel  est de rigueur pour deux raisons principales. Premièrement, l’acheteur peut utiliser un CDS pour se  protéger d’un risque de non remboursement d’une obligation qu’il n’a pas. Cela revient à prendre une assurance contre le risque d’incendie de la maison d’un voisin  en  espérant que celle-ci parte en flammes afin de pouvoir toucher la prime. De plus, le CDS est un outil de spéculation. Par exemple, en 2010-2011, des banques et d’autres sociétés financières ont acheté des CDS pour se protéger du risque d’une suspension de paiement de la dette qui aurait pu  être décrétée par la Grèce. Elles souhaitaient que la Grèce fasse effectivement défaut afin d’être indemnisées. Le 1er novembre 2012, les autorités de l’Union européenne ont fini par interdire la vente ou l’achat de CDS concernant des dettes des États de l’UE qui ne sont pas en possession   du candidat acheteur du CDS. Mais cette interdiction ne concerne qu’une fraction minime du marché des CDS : environ 5 à 7 %.

[6] Cf. Daniel Munevar, Vulture Funds in the Context of a Globalized Financial System, 2017, disponible sur le site du CADTM.

[7] J. Schumacher, C. Trebesch &  H.  Enderlein,  “Sovereign Defaults in Court: The Rise of Creditor Litigation 1976-2010”, SSRN Electronic Journal, 2012 http://doi. org/10.2139/ssrn.2189997

[8] UNCTAD, Sovereign Debt Restructurings: Lessons learned from legislative steps taken by certain countries and other appropriate action to reduce the vulnerability of sovereigns to holdout creditors, 2016.

[9] J. Schumacher, C. Trebesch & H. Enderlein, ibidem.

[10] ELLIOTT ASSOCIATES, L.P. v. THE REPUBLIC OF PERU) | 961 F.Supp. 83, 1997.

[11] IMF, Second progress report on inclusion of enhanced contractual provisions in international sovereign bond contracts, 2017 (cf. www.imf.org).

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