GARDER LA PRISON DANS LA CITÉ

par | BLE, Habiter La(ï)Cité, Justice, Politique

Le déménagement des prisons de Saint-Gilles et Forest vers Haren est une illustration de la tendance lourde à reléguer les prisons loin du cœur des cités. Derrière ce mouvement centrifuge se cache des intérêts bien éloignés de l’amélioration des conditions de vie des détenus, qui se retrouvent ainsi doublement enfermés.

                                    Avec cette chance exceptionnelle d’avoir pu vivre toute la peine dans des                                              prisons de ville, bercée ainsi de bruits plus ou moins lointains de la vie du                            dehors. Cette situation rendait la ville si proche et si présente qu’il y avait parfois même cette impression de la toucher, d’être dedans tout autant qu’en prison, inclus tout en étant exclu et, en quelque sorte prisonnier.

                                                            Loup Noali, Ancien détenu et docteur en sciences criminelles                                                    à l’Université de Nantes. Extrait du livre La prison dans la                                                       ville, Toulouse, Eres, 2009.

Depuis des siècles, la société a oscillé entre une volonté tantôt d’intégrer la prison, tantôt de la reléguer. Au 18e siècle, Jeremy Bentham, l’auteur du modèle architectural panoptique, celui de la prison de Saint-Gilles, défendait la place de la prison dans la ville tant pour favoriser la réintégration du condamné – qui devait être régulièrement visité par des citoyens de passage qui formeraient, disait-il « un grand comité public du tribunal mondial » – que pour intimider les malfaiteurs. La prison devait être placée au cœur de la Cité comme symbole de la punition.

La réflexion sur la place de la prison dans la ville est plus poussée en France que chez nous. Ainsi, lors du vaste mouvement de rénovation du parc pénitentiaire que connut la France à partir des années 1960, de nombreuses prisons furent construites en périphérie. Les anciennes prisons implantées au cœur de la ville furent en général détruites ou conservées pour accueillir une nouvelle affectation plus digne de la qualité de l’environnement. C’est vers les zones les moins nobles du territoire que la planification déplaçât les prisons. La mégaprison de Fleury-Mérogis, construite en 1967 et susceptible d’accueillir 3 110 détenus, est sans doute l’exemple le plus frappant de ce mouvement centrifuge qui oblige certaines familles à prendre une journée entière pour obtenir in fine une seule heure de visite.

Cette relégation en périphérie n’est pas neuve, il suffit de penser à l’histoire de la prison de Fresnes, conséquence d’une opération immobilière juteuse liée à l’organisation de l’Exposition universelle de 1900, poussant les établissements pénitentiaires parisiens vers ce qui allait devenir la banlieue. Cette banlieuisation de la prison fait dire à Martine Herzog-Evans que désormais « la vie des enfants des cités est programmée vers la case prison ».[i] 

À qui profite le crime ?

Le rapport de la Commission française « Architecture et prisons » de 1985 incitait à l’implantation des maisons d’arrêt près des villes et, de préférence, près des villes d’une certaine importance jouissant d’une bonne activité industrielle, culturelle et associative. La France s’embarquera néanmoins en 1987 dans un vaste programme d’éloignement des prisons des grands centres urbains tout en s’engageant dans un processus de privatisation du système avec la réalisation de 29 nouvelles prisons. Le Ministre de la Justice de l’époque, Alain Chalandon, reconnut que le choix des sites laissait à désirer : « Les études furent expéditives. Lorsqu’on dispose d’une maigre enveloppe budgétaire pour acheter des centaines de mètres carrés de terrain, il est malvenu de faire la fine bouche sur la qualité de l’environnement ».[ii] 

En 1989, le rapport Bonnemaison revient néanmoins à la charge en insistant sur l’insertion des prisons dans la cité : « Il convient que le ministère de la Justice mène une politique visant à mieux intégrer la prison dans la cité, afin de limiter les effets ségrégatifs de l’incarcération, de prévenir la récidive et de permettre aux personnels de s’intégrer dans l’environnement social. Le service public pénitentiaire doit prendre toute sa place dans la politique de développement social urbain ».

Mais ces sages conseils restèrent lettre morte. La France continua à recycler ses centres urbains en lieu de prestige et à reléguer les prisons dans la périphérie. De nombreuses prisons de taille vertigineuse y furent construites. Les anciennes prisons implantées au cœur de la ville furent détruites ou conservées pour accueillir une nouvelle affectation plus lucrative. À Strasbourg, la maison d’arrêt Sainte-Marguerite, en activité jusqu’en 1989, a dû faire place nette au profit de la prestigieuse École Nationale d’Administration, bâtiment plus digne pour cette ville où siège le Parlement européen. En 2009, la ville de Nancy déplaça sa prison vers la périphérie pour laisser place à la construction d’un « écoquartier ». À Avignon, la chaîne d’hôtels Marriott annonçait en 2013 vouloir ouvrir un quatre-étoiles sur le site de l’ancienne prison Saint-Anne, derrière le palais des Papes. Ce projet ne verra finalement pas le jour et sera recyclé en un projet de logements en cours de finition.

Un façadisme humanitaire

Le besoin de construction de nouvelles prisons est souvent objectivé soit par la nécessité de détruire un vieil établissement devenu trop vétuste, soit pour répondre au problème de surpopulation carcérale, deux raisons fournissant un vernis humanitaire à des objectifs, in fine, tantôt répressifs, tantôt lucratifs. Or, le bien-être corrélatif qui peut se dégager de ces nouvelles constructions est contrebalancé par l’éloignement du centre-ville et qui prive les détenus de leurs attaches, notamment familiales. Ajoutons à cela le recours très important à des équipements de contrôle et de sécurité à distance qui conduisent souvent à réduire la qualité de la relation sociale, qui peut se nouer entre les détenus et le personnel pénitentiaire.[iii]

En Belgique, le Conseil des Ministres décida, en 2008, d’accroître la capacité carcérale via la construction de sept nouvelles prisons, parmi lesquelles le projet de mégaprison à Haren. Une prison de 1 190 places, la plus grande prison de Belgique. En réalité, celle-ci venait en remplacement des trois prisons centrales bruxelloises de Forest, Saint-Gilles et Berkendael. D’emblée, on pouvait pronostiquer que la prison ne parviendrait pas à accueillir l’ensemble des détenus incarcérés dans les trois prisons et que Haren ne pallierait en rien le problème de la surpopulation. D’ailleurs, début 2022, afin de fournir une capacité supplémentaire à court terme, le Ministre de la Justice, Vincent Van Quickenborne, décide de continuer à utiliser partiellement la prison de Saint-Gilles jusque fin 2024, alors que la prison aurait déjà dû être fermée.

Ajoutons, entre parenthèses, que la construction de nouvelles prisons n’a jamais résolu le problème de la surpopulation. Malgré toutes ses nouvelles prisons, la Belgique figure en tête du classement européen de la surpopulation carcérale avec, en 2022, 123 prisonniers pour 100 places disponibles. La Belgique apparaît comme le cinquième pays des 52 États membres du Conseil de l’Europe dont les prisons sont les plus engorgées, et ce, malgré les demandes répétées du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou de traitements inhumains ou dégradants de réduire la population carcérale et de lutter contre le surpeuplement des prisons.

L’autre argument mis en avant pour justifier la nouvelle prison de Haren est celui de la vétusté des infrastructures pénitentiaires – Saint-Gilles a été construite en 1884, Forest en 1910 et leur état insalubre a maintes fois été dénoncé. Cette situation ne nécessite toutefois pas nécessairement le déménagement des prisons. Un scénario de rénovation pouvait être envisagé et fut d’ailleurs prévu en son temps pour la prison de Saint-Gilles. 100 nouvelles cellules individuelles, 4 salles polyvalentes, 3 salles d’attente, 5 bureaux et 18 douches furent réceptionnés suite à la rénovation de l’aile B en 2012, le tout pour un coût de 7,5 millions d’euros, alors que le coût de construction de la nouvelle prison s’est finalement élevé à 382 millions d’euros.

Rénover les prisons actuelles de Saint-Gilles et Forest présentait l’énorme avantage de garder les prisons à proximité du Palais de Justice ou encore de la gare du Midi, ce qui facilite les transferts des détenus, les déplacements des avocats, des juges, les visites des familles et des proches, bref une accessibilité vitale tant pour la bonne administration de la justice, que pour l’exercice des droits de la défense ou encore le bon maintien des liens sociaux entre le détenu et le monde extérieur. Si le Fédéral avait poursuivi son programme de rénovation tel qu’entamé, les détenus de Saint-Gilles disposeraient aujourd’hui d’une prison rénovée à proximité du Palais de justice. Mais l’option choisie par les différents pilotes à la manœuvre sera tout autre. En 2015, la commune de Saint-Gilles et la Région feront classer les façades et toitures de l’entrée de la prison de Saint-Gilles.  Véritable objectif patrimonial ou agenda caché pour empêcher le scénario de rénovation et autoriser d’autres affections plus « désirables » sur ce territoire ? Toujours est-il que le Gouvernement justifiera ensuite le rejet du scénario de rénovation par le fait que ce classement limitait fortement les possibilités de réaménagement du bâtiment. Dans le cadre des recours effectués par les associations contre le permis du projet de Haren, le Collège d’environnement dans sa décision du 11 décembre 2015 pointera le fait que « l’étude de l’alternative consistant à rénover les actuels établissements de Saint-Gilles et Forest-Berkendael est bâclée » alors que cette option aurait permis de disposer d’une infrastructure de qualité à moindre coût et dans des délais bien plus rapides que la construction de la nouvelle prison.  

Des mobiles lucratifs avoués à demi-mot

En fait, tant le Fédéral que les communes et la Région avaient un certain intérêt à bloquer le scénario de rénovation. Déménager les prisons à Haren avait pour avantage de libérer le foncier saint-gillois et forestois dont la valeur est nettement plus lucrative que celle de Haren.  Le Fédéral, propriétaire des terrains, via la Régie des bâtiments, et opérateur du déménagement avait tout avantage à rentabiliser ce foncier comme le sous-entend cette phrase du Ministre-Président de la Région bruxelloise : « Nos intérêts [entendre ceux de la Région bruxelloise] pourraient entrer en contradiction avec ceux du Fédéral en termes de rentabilisation des terrains. Les premières réunions étaient d’ailleurs assez édifiantes : j’ai dû très vite décourager certains quant à des projets de lotissements de bureaux qui traduisent une absence totale d’étude de ce marché à Bruxelles ».[iv] En effet, la Région et la commune de Saint-Gilles y verraient plutôt du logement, fonction aujourd’hui tout aussi rentable et avaient en ce sens commandité une étude en 2014 au bureau MSA. Prenant appui sur cette étude, Rudi Vervoort, le Ministre-Président de la Région bruxelloise, annonçait dans sa déclaration politique de rentrée du 22 octobre 2015 : « Nous avançons sur la vision de développement de ces sites pour en permettre un développement rapide dès leur libération – mais il nous faut à présent des garanties du Fédéral. Dans cette optique, le Gouvernement a approuvé l’étude de définition du réaménagement des prisons de Saint-Gilles et de Forest – qui identifie un potentiel de construction d’un millier de nouveaux logements et d’une nouvelle école primaire ».

En 2018, le directeur de la Régie des bâtiments, Laurent Vrijdaghs, fait part de son souhait que la Région bruxelloise change l’affectation des lieux. En fait, les prisons sont inscrites comme zone d’équipements collectifs au PRAS (Plan régional d’affectation du sol). Cela signifie qu’il n’est pas possible d’y construire beaucoup de logements, ce qui diminue la valeur du sol, or, la Régie veut vendre cher ! Changer les affectations et autoriser le logement fait monter les enchères : le prix qui circule serait de 115 millions d’euros pour les 11 ha que représentent les terrains forestois et saint-gillois, soit 1 045 €/m² alors que le prix médian du m² en 2018 était de 545 €/m² dans la Région. Un marchandage qui fait bien peu de cas de la prise en considération des conditions dignes de détention. 

Comme évoqué plus haut, au travers de l’exemple français, il ne semble pas exagéré d’affirmer que la possibilité de réaliser une opération foncière et immobilière ait été l’un des mobiles sous-jacents au déménagement des prisons. Le prix au m² du terrain harenois était de 53 millions d’euros pour 18 hectares, soit 294 €/m², alors que le prix moyen en Région bruxelloise tournait à ce moment autour de 550 €/m². Toujours dans le cadre du recours contre le permis d’environnement de la prison, le Collège de l’environnement avait fait cette déclaration lapidaire dans sa décision du 11 décembre 2015 : « ce sont des motifs économiques non étayés ainsi que la disponibilité du site qui ont conduit au choix d’implantation ». En attendant, les promoteurs se frottent déjà les mains en pensant à la réaffectation des terrains de Saint-Gilles comme l’illustre cette déclaration du CEO de Codabel, un investisseur immobilier : « C’est un terrain de jeux extraordinaire pour laisser place à l’imaginaire. J’y vois du mixte avec un parc et du résidentiel ».[v] 

Plaidoyer pour une prison dans la Cité

La prison n’est pas un microcosme complètement refermé sur lui-même que l’on pourrait déplacer au gré des caprices de l’aménagement du territoire sans que cela ne présente des conséquences majeures pour les personnes qui gravitent dans et autour de cet espace. Pour Anne Héricher : « la prison n’est pas une micro-ville ou même une microsociété, mais une de ses composantes. Il faut nous méfier de ces propos qui tendent encore une fois à isoler spatialement, fonctionnellement, mais surtout socialement la prison ».[vi]

La localisation, l’accessibilité des lieux de détention jouent un rôle déterminant pour favoriser la réinsertion ultérieure des détenus. Sans la proximité de la ville, c’est toute la politique de réinsertion, d’emploi, de maintien des liens familiaux qui peut être réduite à néant. Les familles viendront moins régulièrement si elles savent que pour une visite d’une heure elles vont perdre une demi-journée, sans compter les moyens financiers plus élevés nécessaires pour couvrir la distance. Et ce, alors que le maintien des liens familiaux constitue une donnée essentielle pour la future réinsertion des condamnés.

L’étude d’incidences du projet de prison à Haren estimait à 81% les visiteurs originaires de la Région de Bruxelles-Capitale. Or, comme le souligne Marie Berquin, coprésidente de l’Observatoire des prisons, « les détenus sont majoritairement issus de milieux socio-économiques défavorisés et leurs familles n’ont pas de voiture. Or, c’est loin et mal desservi par les transports publics. Pour les familles, c’est une catastrophe. De plus, ça éloigne considérablement les détenus de leurs avocats, qui devront faire des allers-retours quotidiens entre le Palais de justice et la prison. Cela pose un vrai problème pour les droits de la défense ».[vii]

Les prisons de Saint-Gilles et de Forest sont à 2,5 km de Palais de justice alors que celle de Haren est éloignée de 15 km. La majorité des personnes qui seront transférées vers Haren sont des personnes non encore condamnées, mais en détention préventive, ce qui nécessite des transferts plus réguliers vers le Palais de justice. Si des salles d’audience sont en cours de construction à Haren, tant les avocats que les magistrats estiment qu’il leur sera irréalisable, en raison des embouteillages quotidiens au niveau du Boulevard de Woluwe ou du Ring, de relier facilement le Palais de justice et la nouvelle prison. Dans l’autre sens, il sera tout aussi problématique d’amener les détenus Place Poelaert… D’autres acteurs ont signalé qu’il serait en outre plus difficile de convaincre des entreprises à donner du travail aux détenus en raison du coût du transport du matériel et de la production. Les associations plus présentes dans les villes et susceptibles d’apporter un minimum d’oxygène à la vie carcérale seront également découragées par la distance.

La prison de Haren a ouvert ses portes le 30 septembre 2022, mais le calendrier d’ouverture complet reste inconnu parce qu’il manque toujours des gardiens pour pouvoir faire fonctionner l’établissement. Près de deux-tiers des agents pénitentiaires ne veulent pas aller à Haren, notamment en raison de son inaccessibilité. 301 lauréats des réserves statutaires ont été contactés pour un « simple » contrat de travail tout en conservant leur place sur les listes de réserve pour prétendre à une nomination. Mais une dizaine de personnes seulement s’est montrée intéressée.[viii] Résultat : les gardiens de Saint-Gilles sont transférés vers Haren mettant également la prison de Saint-Gilles en sous-effectif avec des répercussions sur les conditions de détention : privation de douche, de préau, les détenus n’ont pu recevoir ni linge ni visite durant un mois.

Certes, maintenir la prison dans la ville n’est pas tout ; il s’agit de réfléchir en amont, de limiter la mise en détention, de réduire la taille des prisons ou encore d’améliorer le statut des gardiens… mais, au moins, assumons la manière dont notre société réprime ceux qui décrochent des codes qu’elle impose, parfois avec violence. Une dimension plus symbolique veut que les citoyens gardent leur droit de regard sur comment la société punit ceux qu’elle réprouve. La visibilité des sanctions, incarnées ici par la prison, constitue une garantie minimale d’un effort d’équité alors qu’en « isolant le détenu hors de la vie sociale ordinaire, la prison contribue à masquer le subterfuge, permettant au système de se perpétuer en maintenant les citoyens dans l’ignorance des approximations et des simplifications des processus de répression pénale ».[ix] Il ne suffit pas de planter une prison dans les champs pour qu’elle disparaisse en nous laissant croire en un monde pacifié.


[i] M. Herzog-Evans, La prison dans la ville, Toulouse, Erès, 2009, p.11.

[ii] A. Héricher, « La ville et l’établissement pénitentiaire : intégration d’un équipement singulier dans les politiques urbaines », dans La prison dans la ville, Toulouse, Erès, 2009, p.72.

[iii] Manuel Lambert de La Ligue des Droits Humains interviewé par M-E Merckx, « Prison Break », Alter Echos, février 2023, p. 66.

[iv] Interpellation de Charles Picqué par Alain Maron, Commission aménagement du territoire, 2 février 2011, p.9.

[v] Interviewé par BECI, « Quelle reconversion pour la prison de Saint-Gilles ? », janvier 2021, p. 24.

[vi] A. Hericher, op. cit., p.53.

[vii] Interviewée par Médor dans « Haren : des barreaux sur la prairie : 4 ans sur le chantier de la méga prison », 25 octobre 2022.

[viii] « Prisons: près de deux-tiers des agents pénitentiaires ne veulent pas aller à Haren » in Le Soir , 6 février 2022.

[ix] Ph. Combessie, « La prison dans son environnement : symptômes de l’ambivalence des relations entre les démocraties et l’enfermement carcéral », in Les Cahiers de la sécurité, No 12, avril-juin 2010, p. 29.

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