DROITS ET LUTTES SOUS URGENCE SANITAIRE (Suivi de visioconférence)

par | Démocratie, Economie, INTERFÉRENCES

Le 22 avril 2020, Bruxelles Laïque organisait une visioconférence intitulée « Droits et luttes sous urgence sanitaire »[1] pour apporter des propositions de réponses aux questions suivantes :

Quels sont les impacts actuels des mesures d’urgence sanitaire sur les droits et libertés en Belgique et en Europe ? Quelles sont les luttes déjà engagées dans le monde du travail ?

Cet article reprend les propos des différents intervenants, étoffés par des sources externes. Etaient invités pour leur engagement et leur connaissance de différentes réalités : Alexis Deswaef, avocat au barreau de Bruxelles, vice-président de la FIDH – International Federation for Human Rights ; Laurent Vogel, chercheur à l’Institut Syndical Européen (European Trade Union Institute – ETUI) ; Jalil Bourhidane, permanent CNE Commerce-syndicat des travailleurs du commerce ; Dr. Gábor Erőss, sociologue et maire adjoint du 8ème arrondissement de Budapest ; Paolo Brini délégué syndical Fiom-Cgil métallurgie.

Pouvoirs spéciaux et exemples de pérennisation de mesures liberticides

Dans une majorité de pays, les dispositifs légaux extraordinaires pris pour lutter contre la pandémie de coronavirus se multiplient : bouleversant l’équilibre traditionnel entre pouvoirs constitués, ils augmentent la compétence des exécutifs. En Belgique, le Gouvernement se trouvait depuis décembre 2018en affaires courantes et seule l’exceptionnalité de la situation a amené, le 26 mars 2020, l’équipe de Sophie Wilmès – jusque-là minoritaire – à pouvoir gouverner. Les « pouvoirs spéciaux » pris en Belgique opèrent un « transfert important de pouvoirs des parlements au profit des gouvernements, à presque tous les niveaux de pouvoir ».[2] Ils permettent à l’exécutif de modifier des lois, des décrets et des ordonnances sans passer par le Parlement ni par le Conseil d’Etat.[3]

Entre outre, selon Alexis Deswaef, avocat au barreau de Bruxelles, les pouvoirs spéciaux « subordonnent le pouvoir judiciaire au gouvernement » et entravent le droit à la justice. Par exemple, le gouvernement fédéral a imposé la suspension des délais de prescription d’infractions, mais pas des délais de recours pour les personnes condamnées au pénal. La signification de ces mesures a été résumée de la façon suivante par Léa Teper, avocate au barreau de Bruxelles : « Allonger les délais (longs) de l’action publique et des peines, mais maintenir ceux (courts) des actions procédurales, c’est donner plus de temps à l’État pour sa fonction répressive tout en ne changeant rien aux droits de la défense des justiciables ».[4]

Tout en reconnaissant l’importance de mesures exceptionnelles pour protéger la santé publique, plusieurs juristes et avocats soulignent que les droits fondamentaux n’ont jamais été autant impactés lors des précédentes pandémies (en 1957 et 1968) : les libertés individuelles sont limitées (réunion, religion, déplacement) ainsi que le droit au respect de la vie privée et familiale (notamment à travers les dispositifs visant à suivre les contacts sociaux[5]) ou encore le droit à l’instruction.

Ces restrictions exacerbent de profondes inégalités sociales vécues par les malades, les sans-abris, les travailleurs et travailleuses précaires, les sans-papiers et les détenus. Dans les centres-fermés, les sans-papiers sont particulièrement vulnérables, entassés sans perspectives de libération dans des conditions qui ne respectent pas les normes sanitaires élémentaires (une grève de la faim a été entamée en mars dernier à Vottem[6]). Alexis Deswaef souligne également l’exacerbation des violences policières sous prétexte de contrôles liés au confinement, comme celle ayant mené à la mort d’Adil le 10 avril à Anderlecht, et qui frappent particulièrement les quartiers populaires.

Le risque de pérennisation de ces mesures liberticides au-delà du pic de la pandémie est également élevé. Nombre de mesures prises suite aux attentats de 2016 sont encore en application[7] : la présence de militaires en rue devait être temporaire, elle demeure encore aujourd’hui ; le délai de garde à vue a été prolongé jusqu’à 48h ; l’anonymat des cartes SIM a été supprimé ; le screening pour l’accès aux emplois sensibles a été étendu à de nouvelles fonctions (et a amené au retrait d’autorisations de sécurité et donc à la perte d’emploi de citoyens qui n’ont jamais commis aucun délit).[8]

En Pologne et en Hongrie[9], les mesures prises pendant la pandémie renforcent des dérives autoritaires déjà présentes. Selon Gabór Erőss, sociologue et adjoint au maire du 8èmearrondissement de Budapest, le premier ministre Viktor Orbán a utilisé les pouvoirs spéciaux octroyés à son gouvernement pour faire voter une loi classant « secrets » les détails de chantiers nationaux (comme la construction d’une voie internationale de chemin de fer)[10]. Il a également adopté un texte muselant la presse sous prétexte de punir les « fausses informations »[11](passibles de cinq ans de prison).

Précarisation au travail

Si des statistiques nationales manquent encore en Belgique, des dizaines de cas illustrent les phénomènes de contamination par le coronavirus sur les lieux de travail[12], que ce soit la mort d’un employé de Colruyt début avril, auquel le magasin aurait refusé de fournir gants et masques,[13]ou les nombreux témoignages de personnel des soins de santé sans équipement.[14]Entre le 23 mars et le 30 avril, le service du Contrôle du bien-être au travail a relevé un non-respect des mesures de précaution dans 75% des entreprises contrôlées.[15]

Laurent Vogel, chercheur à l’institut syndical européen (ETUI) dénonce deux principales dérives : l’élargissement de la définition des activités « essentielles » sous la pression des fédérations d’employeurs ; et la reprise du travail assortie de mesures d’hygiène mineures (parfois inexistantes), alors que l’entièreté de l’organisation aurait dû être repensée. Selon lui, il ne suffit pas d’introduire le lavage des mains ou le port du masque : pour que les outils soient désinfectés et que la distance entre travailleurs soit respectée, il faut une diminution de l’intensité au travail voire une réorganisation totale. Or ces aspects ne sont absolument pas envisagés par la Fédération des Entreprises Belges ou par le Gouvernement d’union nationale.

Laurent Vogel (ainsi que l’équipe du Centre de Droit public de l’ULB[16]) rappelle d’ailleurs que le droit de retrait en cas de danger grave et imminent est bel bien inscrit dans le droit belge, contrairement à ce qui a été affirmé à la RTBF le 3 mars 2020Bien qu’aucun litige de ce type n’ait encore jamais été soumis à la justice belge, ce droit existe et peut être utilisé immédiatement par les travailleurs, tout comme en France, où il a permis à des postiers, des routiers et des employés de différents secteurs de refuser de reprendre le travail.[17]

Outre les risques sanitaires sur les lieux de travail, le confinement – ainsi que le déconfinement – sont marqués par une précarisation de l’emploi. En Belgique, un arrêté ministériel du 23 mars 2020 a étendu la possibilité d’ouverture des commerces de 7h à 22h au lieu de 20h[18] ; le 27 mars 2020, un arrêté royal a permis à de nouveaux acteurs d’avoir recours aux faux « indépendants » de l’économie « collaborative ».[19]Le Gouvernement a également adopté un arrêté royal autorisant la prestation annuelle « volontaire » de 220 heures supplémentaires (défiscalisées) dans des secteurs critiques au lieu des 120 heures annuelles normalement autorisées.[20] [21]

Mêmes tendances en France : des bouleversements majeurs du code du travail figurent parmi les 30 ordonnances adoptées fin mars par le Gouvernement (sans consultation du Parlement).[22]La durée quotidienne maximale de travail est ainsi passée de 10 à 12 heures ; la durée de travail hebdomadaire peut atteindre 60 heures (au lieu de 48) ; les employeurs peuvent imposer la prise de 6 jours ouvrables de congés payés (sous réserve d’un accord d’entreprise) ou celle de 10 jours de repos (unilatéralement). Le président de la fédération patronale française (MEDEF) a même indiqué vouloir « poser la question du temps de travail et des congés payés ».[23]

Ces atteintes aux conditions de travail se ressentent également sur le travail syndical. Selon Jalil Bourhidane, permanent commerce à la CNE, les employeurs ne s’estiment plus liés aux organes de représentation et les services de l’inspection sociale sont débordés (dans les titres services, plusieurs employeurs ont ainsi refusé de consulter le CPPT et le CE ainsi que de suivre les conseils de l’inspection sociale).

Les mécanismes sous-jacents à cette situation dépassent les spécificités nationales : face à une perte de PIB entre 7% et 8% pour 2020(en Belgique et en moyenne dans l’Union européenne[24]) et des plans de « sauvetage » basés sur un endettement croissant, il n’y a pas – dans la logique capitaliste actuelle – d’autres solutions pour retrouver un profit économique que de couper radicalement dans les conditions de travail et les acquis sociaux.

Une sécurité arrachée par des luttes : l’exemple italien

Que ce soit en Belgique ou en Italie, les témoignages convergent vers un constat fondamental : les mesures de sécurité au travail – pendant le confinement et lors du déconfinement – ont été gagnées par des luttes sur les lieux de travail.

En Belgique, les travailleurs des transports (STIB, TEC) ainsi que de nombreux magasins (Carrefour, Delhaize, Aldi, Brico) se sont mis en grève pour de meilleures mesures de protection, mais également pour une amélioration de leurs conditions de travail (salaires, horaires d’ouverture, congés). Lors du début du déconfinement, le 3 mai, entre 40 et 50% des travailleurs des magasins Brico ont ainsi refusé de reprendre le travail, faute de mesures de sécurité adéquates.

En Italie, épicentre européen de la crise du coronavirus, les luttes sociales s’inscrivent dans des dynamiques semblables. Se rendant compte que leur sécurité était menacée et qu’ils pouvaient être contaminés dans leur usine, les ouvriers de l’usine FIAT de Pomigliano se sont mis en grève le 10 mars et ont forcé FIAT à fermer temporairement l’usine. Des grèves spontanées ont commencé dans les grandes entreprises de la métallurgie, de la chimie, des transports, dans les centres commerciaux et chez Amazon.

Pour Paolo Brini, permanent syndical du secteur de la métallurgie à la FIOM-CGIL, ces grèves ont été marquées par leur spontanéité et par la volonté des travailleurs « d’aborder la question de l’organisation du travail à partir du thème de la sécurité sur les lieux de travail ». Selon lui, elles ont permis d’amener les syndicats au niveau national à se positionner en faveur d’une grève générale pour imposer le « lockdown » économique avec maintien du salaire ; jusque là, les directions nationales avaient signé un accord avec le Gouvernement italien pour le maintien de l’activité économique.

Après des semaines de grèves, le Gouvernement italien s’est vu contraint, le 21 mars, de promulguer une loi mettant fin à la production non essentielle. Néanmoins, dès le lendemain, l’organisation patronale Confindustria a obtenu l’assouplissement de ces mesures[25]et le maintien de l’activité de secteurs tels que la chimie, l’aérospatial, les centres d’appels, les banques, etc. Le 25 mars, sous la pression des travailleurs toujours en grève, le Gouvernement signe un décret limitant de nouveau la liste des secteurs pouvant continuer à fonctionner. Mais pour Paolo Brini, ceci ne constitue qu’une demi-victoire : 55% des entreprises sont restées ouvertes. Le 14 avril 2020, 40% de l’activité économique avait déjà repris. Le 20 avril 2020, rien qu’en Lombardie, 100 000 entreprises continuaient de fonctionner normalement[26].

Selon Paolo Brini, plusieurs questions se posent désormais au mouvement des travailleurs italiens et ont été abordées lors d’un meeting virtuel le 30 mars, rassemblant 750 personnes (sur Zoom et YouTube). Tout d’abord, l’extension du mouvement à d’autres pays par la diffusion d’un appel international pour la fermeture des activités non essentielles ; puis la poursuite de la mobilisation en Italie autour du déconfinement : le Gouvernement italien a déjà proposé de faire travailler 7 jours sur 7 certains secteurs, tandis que le Ministre de l’intérieur a publié une circulaire interdisant les « manifestations d’expression extrémiste » comme… le 25 avril (libération du fascisme) ou le 1ermai (fête des luttes des travailleurs).

Les mobilisations à venir

Pour Jalil Bourhidane et Paolo Brini, les pertes déjà subies par de nombreuses entreprises ainsi que la crise économique à venir vont s’accompagner de vagues d’austérité et de répression qui nécessiteront des luttes âpres. Laurent Vogel abonde dans ce sens et dénonce la rhétorique guerrière qui a servi de justification à certaines mesures prises contre le coronavirus ; outre cette instrumentalisation, il souligne qu’il n’y a pas eu de destruction de l’appareil productif de nos sociétés. Selon lui, il est nécessaire de refuser le chantage à la « catastrophe sociale » et de pousser pour des réformes fiscales, pour une redistribution des richesses et pour le retrait des infrastructures des mains du privé.

Les différents intervenants ont insisté sur la puissance d’une non-reprise du travail, possibilité qui terrorise les employeurs. Tout comme cela fut nécessaire pour exiger la fermeture de certains secteurs, c’est le rapport de force instauré sur les lieux de travail qui déterminera les conditions de ré-ouverture des entreprises. Une vague de politisation et de conscientisation est observée dans différents secteurs : de nouveaux affiliés et de nouveaux militants affluent, des questions plus vastes que la sécurité sur les lieux de travail émergent.

A titre personnel, Jean Vogel, Jalil Bourhidane et Paolo Briniexpriment leur méfiance vis-à-vis d’un « pacte social façon 1944 », proposé par la direction de la FGTB, et que s’est empressé d’accepter le patron de la FEB, Pieter Timmermans. Selon eux, l’injonction à la concertation sociale peut être utilisée contre les luttes futures. Enfin, tous appellent à la construction de solidarités internationales, que ce soit pour aider les mouvements les plus fortement frappés par des régimes autoritaires ou pour amplifier des luttes déjà victorieuses régionalement et nationalement.

[1] A revoir ici : https://www.youtube.com/watch?v=2ikaE40Ra2A

[2] https://www.cairn.info/revue-courrier-hebdomadaire-du-crisp-2020-1-page-5.htm#

[3] https://droit-public.ulb.ac.be/carnet-de-crise-15-les-droits-et-libertes-a-lepreuve-de-la-crise-sanitaire-covid-19/

[4] https://plus.lesoir.be/294175/article/2020-04-13/coronavirus-et-droits-de-la-defense-le-diable-se-cache-dans-les-details

[5] https://www.rtl.be/info/belgique/economie/coronavirus-la-ligue-des-droits-humains-demande-un-debat-parlementaire-sur-le-tracing-anti-corona-1215562.aspx

[6] https://www.rtbf.be/info/regions/liege/detail_vottem-greve-de-la-faim-au-centre-ferme?id=10460662

[7] https://www.lecho.be/dossier/terrorisme/les-30-mesures-antiterrorisme-du-gouvernement/9748219.html

[8] http://www.liguedh.be/wp-content/uploads/2018/05/EDH1617_CONCLUSIONS_ALEXIS.pdf

[9] http://www.rfi.fr/fr/europe/20200508-coronavirus-pologne-hongrie-face-tentation-autoritaire%C2%A0

[10] https://www.courrierinternational.com/revue-de-presse/transport-ferroviaire-ligne-budapest-belgrade-la-chine-epaule-la-hongrie-dans-ses

[11] https://www.rtbf.be/info/monde/detail_hongrie-viktor-orban-demande-au-parlement-la-prolongation-illimitee-de-l-etat-d-urgence?id=10464502

[12] https://www.lalibre.be/economie/entreprises-startup/des-travailleurs-consideres-comme-essentiels-sont-exposes-tous-les-jours-a-un-risque-de-contamination-au-coronavirus-5e85ead0d8ad581631a2e2ac

[13] https://www.lalibre.be/regions/bruxelles/un-bruxellois-de-32-ans-tue-par-le-coronavirus-son-employeur-lui-a-refuse-le-port-du-masque-5e883e38d8ad581631b0c97c

[14] https://www.facebook.com/La-sant%C3%A9-en-lutte-288609832047392/

[15] https://plus.lesoir.be/299460/article/2020-05-08/confinement-75-des-entreprises-controlees-sont-en-infraction

[16] https://droit-public.ulb.ac.be/carnet-de-crise-20-le-droit-de-retrait-un-outil-juridique-central-pour-assurer-la-protection-effective-de-la-sante-des-travailleurs-en-periode-de-covid-19-du-24-avril-2020/

[17] https://plus.lesoir.be/296692/article/2020-04-26/les-travailleurs-disposent-dun-droit-de-retrait-en-belgique

[18] https://www.rtbf.be/info/societe/detail_les-commerces-alimentaires-ouverts-de-7-a-22-heures-un-vrai-scandale?id=10466288

[19] https://www.lalibre.be/economie/entreprises-startup/colruyt-se-lance-dans-l-economie-collaborative-et-suscite-la-critique-5e989250d8ad58632c73f63e

[20] https://www.groups.be/1_100019.htm

[21] https://www.feb.be/newsletters/pb-2020.04.11-feb–des-mesures-socio-economiques-supplementaires-apportent-un-ballon-doxygene-aux-entreprises-en-cette-crise-du-coronavirus/

[22] https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2020/04/01/combien-de-jours-de-conges-peuvent-etre-imposes-par-l-employeur-quelle-allocation-en-chomage-partiel-dix-questions-sur-les-ordonnances-et-le-droit-du-travail_6035222_4355770.html

[23] https://www.ladepeche.fr/2020/04/12/faudra-t-il-travailler-plus-apres-le-confinement,8843604.php

[24] https://economie.fgov.be/fr/themes/entreprises/coronavirus/impact-economique-du

[25] https://www.humanite.fr/italie-greves-dans-les-secteurs-non-essentiels-686839

[26] https://www.revuepolitique.be/blog-notes/covid-19-crimes-et-profits-du-patronat-italien/

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