RUSE DIALOGIQUE ET BANALISATION : COMMENT L’EXTRÊME-DROITE FRAGILISE NOS DÉMOCRATIES ? INTERVIEW DE B. BIARD

par | BLE, Démocratie, DIALOGUE

*Crédit photo : ©CRISP/Frédéric Pauwels-Collectif HUMA

En démocratie, le dialogue, l’échange argumentatif et la capacité de convaincre constituent des piliers fondamentaux. À défaut, on glisse vers la manipulation et l’imposition unilatérale d’idées (extrait).

Adam Gigan (AG) : Depuis plusieurs années, on observe que l’extrême droite adopte les codes du pluralisme démocratique, mais sans véritable débat d’idées. Pour décrire ce phénomène je parle de ruse dialogique. Est-ce que vous partagez cette analyse ? Et comment, d’un point de vue politologique, vous la situez dans le fonctionnement de notre démocratie ?

Benjamin Biard (BB) : Il faut d’abord rappeler que l’extrême droite c’est une idéologie qui n’est pas « simplement plus à droite » que la droite. C’est généralement le cas, avec une conception particulièrement inégalitaire de la société et un projet nationaliste. Mais c’est aussi une idéologie qui met fondamentalement la démocratie sous tension et ce, de différentes manières. Parfois, c’est en entretenant un rapport désinhibé à la violence. Ces actions violentes peuvent l’être sur le plan symbolique mais aussi physique. Pensons, il y a quelques années encore, à Aube dorée, en Grèce. Mais dans d’autres cas, les individus, mouvements ou partis d’extrême droite peuvent respecter a priori le cadre démocratique tout en mettant néanmoins en cause certains principes fondamentaux qui caractérisent nos démocraties libérales contemporaines : l’équilibre des pouvoirs, l’état de droit ou le respect des droits humains.

En ce sens, l’extrême droite peut participer à limiter le pluralisme politique lorsqu’elle est au pouvoir. Un des meilleurs cas en Europe est sans doute celui de la Hongrie sous Viktor Orban. Aujourd’hui, l’essentiel des médias hongrois est favorable à sa ligne politique, y compris certains qui l’étaient moins par le passé, comme le média en ligne Origo. Mais on ne l’observe pas de manière systématique. D’une part, sans doute, parce que tous ceux qui sont d’extrême droite ne sont pas constitués en partis politiques, et n’ont donc pas nécessairement les moyens d’empêcher le pluralisme politique. D’autre part, parce que l’essentiel des partis d’extrême droite en Europe, à l’exception du cas hongrois, forment des gouvernements de coalition, où ils partagent le pouvoir avec d’autres formations souvent démocratiques.

Du reste, il me semble que les partis d’extrême droite participent aux débats d’idées ; évidemment avec leurs idées à eux. Tout simplement parce qu’ils en ont besoin pour percer, se développer, vivre.

AG : De fait. Vous travaillez sur la démocratie, les idéologies et les partis politiques. Votre regard nous permet de comprendre à la fois les tactiques concrètes de l’extrême-droite et leurs effets structurels sur nos démocraties. On vient directement d’évoquer l’impact sur les démocraties. Rentrons dans le vif du sujet. Quelles ressources rendent cette stratégie si efficace ?

BB : La première qui me vient à l’esprit est le fait que l’extrême droite exploite les peurs présentes – objectivement ou subjectivement – dans la société. C’est, à mon sens, un élément fondamental pour bien cerner les stratégies discursives de l’extrême droite. Plus généralement, elle mise sur les émotions, telles que la peur mais aussi la colère, l’angoisse ou la tristesse. Cette dynamique se manifeste particulièrement sur les réseaux sociaux ; certains collègues de l’ULB ont d’ailleurs pu l’étudier de près. C’est-à-dire qu’elle titille les instincts primaires de certains segments de la population pour essayer de distiller ses idées. C’est un grand classique dans la rhétorique d’extrême-droite. Et tout cela autour de discours souvent simplistes, teintés de fake news – c’est-à-dire d’informations volontairement erronées.

AG : Dans vos recherches, vous analysez la polarisation. Comment ce faux dialogue (simulacre), cette ruse dialogique, nourrit-il, nourrit-elle, cette polarisation, et inversement ?

BB : Précisément à travers des raccourcis, des fake news et un style de communication populiste. La notion de populisme me semble ici importante à convoquer. Il s’agit, à mon sens, d’un style de communication qui crée un antagonisme entre un peuple qui se serait paré de toutes les vertus et des élites qui se seraient parées de tous les vices. Le populisme peut être mobilisé par des acteurs aux idéologies variées. D’extrême-droite, mais pas seulement. Cela va de l’extrême-gauche à l’extrême-droite, en passant par des formations parfois plus difficiles à classer, comme le Mouvement 5 étoiles en Italie.

AG : Le Vlaams Belang se réclame d’un bon sens populaire. À vos yeux, est-ce une idéologie en soi, une stratégie rhétorique destinée à neutraliser la critique ?

BB : Être de bon sens populaire n’est pas une idéologie en soi, c’est un élément discursif qui permet de se positionner et d’imposer ses idées. Ce n’est pas le seul parti à se réclamer « du bon sens populaire ». Beaucoup d’hommes et de femmes politiques, pas seulement à l’extrême droite, pas seulement à la droite non plus d’ailleurs, se réclament du bon sens selon le sujet, selon le contexte. C’est assez facile : ça permet de couper court à certains arguments, ça n’appelle pas une argumentation poussée. Pensons à la théorie complotiste du grand remplacement, forgée par l’auteur français Renaud Camus. Ce dernier prétend qu’il est inutile de démontrer que le grand remplacement est en marche ; selon lui, il suffit de l’observer, cela relève « du bon sens ».

Voilà, prétendre incarner « le bon sens », c’est couper court à l’argumentation, à l’échange d’idées ou au débat pour imposer sa vision du monde, d’une certaine manière.

AG : Si on quitte le niveau des mécanismes pour revenir au terrain belge et européen, peut-on dire que la fragmentation institutionnelle belge, le fédéralisme, le clivage communautaire, favorisent ces stratégies de fausses délibérations ?

BB : Ça dépend de ce que l’on qualifie de « fausses délibérations ». Il est certain que le système politique actuel est articulé autour d’un grand nombre d’acteurs, partisans – mais pas seulement -, et que ceux-ci doivent s’entendre pour tendre vers l’adoption de décisions. En soi, il favorise donc la délibération.

En Belgique francophone, il existe depuis 1991 un mécanisme appelé “cordon sanitaire médiatique” qui vise à priver les représentants de mouvements et organisations liberticides d’un temps de parole libre en direct. À l’extrême droite, on considère que c’est un mécanisme qui traduit de « fausses délibérations », entre acteurs qui s’accordent autour du « politiquement correct ». La réalité est toutefois plus nuancée.

En fait, les formations d’extrême droite essaient surtout de dénoncer l’establishment (politique, médiatique…). Du reste, en Flandre et dans bon nombre de pays européens, elles participent aux émissions télé et radio, prennent part à des débats variés et, sur le plan institutionnel, participent aux débats, notamment parlementaires.

AG : En Belgique le cordon sanitaire a longtemps été présenté comme une ligne rouge, notamment en Wallonie et à Bruxelles, mais récemment le MR et précisément Georges-Louis Bouchez ont ouvertement remis en cause ce principe. Selon vous, est-ce une brèche qui participe à la mise en scène dialogique profitant à l’extrême droite, ou simplement une forme de pragmatisme politique ?

BB : Le cordon médiatique est toujours en vigueur en Belgique francophone et est globalement bien respecté. Le cordon politique n’a pas été aboli non plus : en 2022, les partis francophones ont d’ailleurs réaffirmé leurs engagements en la matière en signant une nouvelle version de la Charte de la démocratie. Certaines pratiques, particulièrement de la part de Georges-Louis Bouchez, ont toutefois fragilisé celui-ci ces dernières années. Il s’agit de fissures qui contribuent à normaliser l’extrême droite.

AG : Je vais continuer sur cette lancée et l’importance en tout cas du dialogue de manière générale, qui est la thématique principale du Festival des Libertés de cette année. Donc le président du MR, de son côté, affirme être ouvert au dialogue avec le Vlaams Belang, au nom du respect démocratique. Est-ce une manière de normaliser l’extrême droite et de casser le cordon sanitaire, dont on parlait, ou, au contraire, une rue dialogique inversée, où il prétend dialoguer tout en excluant de facto une alliance ? Alors, est-ce que c’est une manière de normaliser l’extrême droite ?

BB : Je ne dirais pas oui, dans le sens où je ne suis pas sûr que ce soit son objectif en soi. Mais est-ce que ça a pour effet de normaliser l’extrême droite ? Bien sûr. À partir du moment où vous considérez que débattre avec l’extrême droite est normal et évident, à un moment donné, ça a pour effet de laisser à penser que c’est un parti comme un autre. Ça contribue à sa respectabilisation. Côté francophone, c’est clair que le MR n’a pas vraiment de concurrent à sa droite et que, ce faisant, il essaie aussi de rassembler le plus largement possible au niveau électoral.

AG : On arrive tout doucement à la fin, est-ce qu’il y a un lien entre l’affaiblissement des idéologies traditionnelles, social-démocratie, démocratie chrétienne-libéralisme et la montée des partis d’extrême droite ?

BB : Oui. Les partis traditionnels reculent électoralement tandis que les formations d’extrême droite progressent, non seulement en voix mais aussi en accédant de plus en plus aux lieux de pouvoir. Cela conduit parfois les partis traditionnels à composer avec elles, comme on l’a vu récemment aux Pays-Bas. Plus largement, cette progression s’inscrit dans une crise de la démocratie représentative : un nombre croissant d’électeurs décident de bouder les urnes, de s’abstenir ou d’exprimer un vote sanction, en optant pour une formation anti-establishment, notamment d’extrême droite.

Les partis traditionnels portent une part de responsabilité à cet égard : en Italie, par exemple, les scandales politico-financiers ont jeté le discrédit sur l’ensemble des formations établies au début des années 1990 et permis à l’extrême droite de se repositionner et de se renforcer, alimentant les discours populistes anti-establishment. Mais la responsabilité est plus large aussi.

AG : Donc dans quelle mesure les formats courts, comme les mèmes, les slogans, les vidéos virales, comme sur TikTok ou Instagram, transforment-ils la manière dont l’extrême droite impose son récit ?

BB : Les réseaux sociaux, pris au sens large, sont essentiels pour l’extrême droite, qui y occupe une place de premier plan. Pour communiquer, partager des idées, mais aussi pour recruter. Les mèmes, par exemple, y ont une place très importante. Cela a été particulièrement vrai dans le développement du mouvement Schild & Vrienden, qui s’est développé dès 2017 sous le leadership de Dries Van Langenhove.

Les réseaux sociaux servent aussi à mettre en avant certains faits divers, qui deviennent alors un moyen d’accentuer des aspects de leur idéologie ou de provoquer des émotions ciblées. La colère, la peur, l’angoisse ou la tristesse, par exemple. On en a parlé plus tôt. Ces partis excellent particulièrement dans l’art de susciter ce type d’émotions, qu’ils exploitent ensuite pour appuyer leur discours et tenter de rallier le plus grand nombre sur le plan électoral.

Ils peuvent aussi être utilisés dans un objectif « métapolitique ». Bon nombre d’influenceurs d’extrême droite y sont d’ailleurs présents. Face caméra, ils réinterprètent l’actualité par leur prisme idéologique. Ça leur réussit assez bien. Mais cela dépasse clairement les limites de l’extrême droite, bien entendu.

AG : Ce qui nous amène à notre dernier bloc de questions. Face à ce constat, la question est “que faire” ? Comment réagir collectivement et démocratiquement ? Voyez-vous un lien entre la banalisation du discours d’extrême droite en Europe et l’affaiblissement du débat démocratique ?

Oui, il existe un lien entre la banalisation de l’extrême droite et l’affaiblissement du débat démocratique. Ce n’est pas la seule cause : les deux sont aussi les symptômes d’un problème plus profond : la crise de la démocratie représentative et la polarisation des idées. Mais l’extrême droite participe activement à cet affaiblissement en dégradant la qualité du débat public. Face à cela, la réponse est sans doute collective et passe par plusieurs acteurs : politiques, médias, la société civile, mais aussi le milieu de l’enseignement. Décoder les discours, apprendre à reconnaître les fake news et développer l’esprit critique, surtout chez les jeunes, est fondamental pour limiter la perméabilité aux idées d’extrême droite. Enfin, renforcer notre démocratie représentative et multiplier des mécanismes plus participatifs peut aussi reconnecter les citoyens au politique. Cela ne résout pas tout, mais peut participer à redonner confiance et redynamiser notre démocratie. L’école et le milieu associatif, en particulier l’éducation permanente, ont un rôle central à jouer dans cette sensibilisation et cette réappropriation citoyenne.

AG : Et une fois n’est pas coutume, j’ai une question secrète dans mon petit chapeau : le dialogue est souvent présenté comme un pilier de la démocratie. Comment définiriez-vous son rôle central dans le fonctionnement démocratique ?

BB : En démocratie, le dialogue, l’échange argumentatif et la capacité de convaincre constituent des piliers fondamentaux. À défaut, on glisse vers la manipulation et l’imposition unilatérale d’idées. Ce dialogue prend forme, d’abord, dans la démocratie représentative : les citoyens élisent des parlementaires, des conseillers communaux, provinciaux et autres, chargés de débattre au sein des assemblées. Il se déploie aussi dans les dispositifs participatifs et délibératifs, où l’échange argumentatif demeure la dynamique centrale, permettant d’avancer par la confrontation des idées. Le dialogue est donc non seulement fondamental, mais consubstantiel à la démocratie.

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