RÉCITER NOS LUTTES, RÉ-HABITER NOS QUARTIERS

par | BLE, Démocratie, Habiter La(ï)Cité, Politique

L’histoire du Collectif des madrés a été marquée par plusieurs temps forts. Aujourd’hui, nous sommes invitées à rendre compte de notre expérience spécifique de l’interpellation citoyenne sur la commune de Saint-Gilles pour lutter contre les violences policières. Nous y avons eu recours à six reprises entre 2018 et 2021, jusqu’à la dissolution de la brigade UNEUS, projet pilote censé être étendu à l’ensemble de la Région bruxelloise. Le démantèlement d’une brigade à la suite d’un mouvement citoyen est une première dans l’histoire belge et une authentique victoire. Seulement, au prix de quels efforts, pour quel horizon ?

Pour commencer, un constat : des jeunes à Saint-Gilles se font tutoyer, harceler, frapper, insulter, tabasser, humilier, mettre à nu par la Police, dans leurs quartiers, dans les rues, les fourgons, les commissariats, à l’abri des regards, au mépris de la loi. La majorité sont des jeunes hommes, noirs et arabes, nés à Saint-Gilles, qui vivent principalement dans les logements sociaux de la commune.

Lorsque nous avons découvert le titre, « Habiter la cité », sous lequel nous étions invitées à proposer un article, et la note d’intention qui l’accompagnait, nous avons été frappées par le choix des mots. Dans la note, le mot « Cité » portait une majuscule, alors que, pour nous, pour les jeunes avec qui nous vivons, travaillons, échangeons, débattons, la cité s’écrit en minuscule. Cette cité-là, ce sont des tours de logements sociaux, souvent insalubres, celles de la Porte de Hal, d’abord, qui surplombent le square Jacques Franck, quartier où nous avons commencé à nous mobiliser, celles d’autres quartiers à Bruxelles ensuite, où notre lutte trouve aujourd’hui un écho. Il ne s’agissait pas, en tout cas, de la Cité comme « espace politique, démocratique, à part entière », une sorte d’idéal auquel peu de gens, autour de nous, croient encore aujourd’hui. « On y vit comme des rats », nous disait un jeune, en 2017, au Square Jacques Franck. Il n’a pas dit « On y habite ». Les rats n’habitent pas, en tout cas pas au sens où le titre de ce numéro le suggère. Et, généralement, on cherche à s’en débarrasser.

Lors de notre première interpellation citoyenne, en janvier 2018, notre collectif existe formellement depuis quelques semaines. Or, cela fait des mois que Latifa Elmcabeni, futur pilier du collectif, sillonne les rues saint-gilloises : « Mon fils s’est fait gifler par la Commissaire, en pleine rue, et elle minimise ce geste alors que je suis choquée. Elle me dit que d’autres subissent bien pire et je veux comprendre ». Tous les jours, en sortant du travail, elle part rencontrer les jeunes, d’autres mères comme elles, les madrés, comme disent les jeunes ici, les équipes des maisons et associations de quartier. Alerté par Latifa, le Délégué Général aux Droits de l’Enfant (DGDE), Bernard De Vos, envoie une équipe pour l’aider à récolter des témoignages. Cela dure six mois. Six mois à tenter de libérer la parole des jeunes, sur des événements humiliants, traumatiques, où certains ont cru mourir. Résultat : un rapport, de vingt-six pages, adressé au Bourgmestre.

Nous nous attendons à ce qu’il soit rendu public. Ce n’est pas la position du Bourgmestre. Nous nous réunissons : il faut que la parole des jeunes soit entendue. Le Collectif des Madrés est né et nous envisageons notre première interpellation.

Nous n’y connaissons rien, nous devons tout apprendre : il faut rédiger un texte, réfléchir à des questions précises, récolter des signatures de personnes résidant dans la commune… En découvrant la thématique, les gens ont peur. Nous finissons par faire du porte-à-porte. Une maman qui ne sait pas écrire nous écoute jusqu’au bout avant de faire signer son fils âgé de dix ans. Puis, il faut déposer le texte à la maison communale, dix jours à l’avance. À l’accueil, l’employée se tourne vers celle d’entre nous qui porte un voile et lui demande : « Vous êtes Belge, Madame ? ».

Le soir de la première interpellation, le 1er mars 2018, à la fin de l’hiver, le collectif est porté par quatre mamans, accompagnées de quelques personnes travaillant ou habitant dans le quartier, venues en soutien. La salle est imposante, les plafonds hauts de plusieurs mètres, les murs recouverts de fresques et de dorures. Il faut parler dans un micro pour être entendue et la voix résonne alors d’une manière à effrayer quiconque n’a jamais pris la parole en public. Un lieu de pouvoir qui nous renvoie à notre place de gouvernées.

Parmi les personnes qui nous soutiennent, beaucoup ne sont pas venues. « Trop risqué… », disent celles dont les emplois dépendent de subsides communaux. « Trop risqué… », disent celles occupant un logement social. « Trop risqué… », disent les jeunes qui se font harceler par la Police et insulter de « bougnoule, de « gros », de « pd », au détour d’un contrôle d’identité : « on sait où t’habites ». Et puis, il y a les mamans célibataires dont les enfants sont trop petits pour qu’elles les laissent seuls à la maison, un jeudi soir, en semaine.

À l’entrée de la salle du conseil, des policiers en civil. « Les jeunes avaient raison », souffle un padré, « Heureusement qu’ils ne sont pas venus ». Ils auraient pu mettre leur uniforme au moins, ça aurait eu le mérite d’être clair.

Malgré ces obstacles, les regards, les sourires, les accolades, ce soir-là, disent tout le soutien que nous avons. On ne peut pas, on ne doit pas se sentir seules lorsqu’on brise un tabou. Et encore moins lorsqu’on prend la parole dans un lieu de pouvoir, qui vous stigmatise et vous brime avant même d’avoir prononcé le premier mot. Parmi les revendications, ce soir-là, nous demandons que le rapport soit rendu public.

Nous avons droit à cinq minutes, on nous le rappelle avant même le début de l’interpellation. Mais personne ne se permet d’interrompre le Bourgmestre qui dépasse largement son temps de parole ; personne ne l’appelle à la retenue lorsqu’il nous hurle dessus. Sa réponse est claire : le rapport n’a pas à être rendu public, il a confiance en sa Police, les témoignages sont anonymes et ne valent donc rien, les jeunes sont des délinquants et leurs mères des mères de délinquants.

« Vous dites que les témoignages sont anonymes, je suis un témoignage, moi, monsieur le Bourgmestre, mes enfants le sont et je suis devant vous », conclut, dans le micro, Latifa Elmcabeni. Aucun témoignage n’était anonyme, tous étaient anonymisés.

À la sortie de la salle, un conseiller et une conseillère du parti du Bourgmestre se précipitent sur celle qui a parlé, encore sous le choc de ce qui vient d’arriver. Les deux élus sont catastrophés : il faut arrêter tout de suite, ne pas en parler en public, « tes enfants risquent d’avoir des problèmes ».

Le lendemain, nous avons écho que l’interpellation a fait « trembler » la maison communale. Cela nous donne du courage. Malgré les intimidations et les représailles, nous reviendrons à cinq reprises.

En septembre 2018, le rapport du DGDE (Délégué Général aux Droits de l’Enfant) finit par fuiter dans la presse, offrant une base solide et précieuse en matière de témoignages, d’analyses et de recommandations, sur laquelle construire nos revendications. La Ligue des Droits humains nous exprime son soutien, suivie par d’autres organisations et collectifs autonomes.

Dans les mois et années à venir, nous ne cesserons de rencontrer du monde. Celles et ceux qui partagent nos convictions, celles et ceux qui ne les partagent pas. À force de participer à des débats, des formations, des joutes verbales, d’aller dans les écoles, dans les manifestations et les rassemblements, de répondre à des journalistes soucieux et soucieuses de comprendre notre combat et de le relayer, nous serons de plus en plus nombreux et nombreuses.

Les rencontres entre Madrés ont lieu dans des cafés, des arrière-salles de boulangeries ou dans les salons des unes ou des autres. Réunies par-delà les origines et les générations, la vie du collectif est avant tout une histoire d’amitié, entre nous mais aussi avec nos soutiens qui viennent et reviennent aux rendez-vous. Il faut aussi le dire, certaines Madrés se sont éloignées. Avec le temps, la pression devenait trop lourde, il y a eu des soucis de santé. Mais leur souvenir reste présent, dans les gestes, les confidences, les débats et les silences, les rires et la convivialité.

Les années de mobilisation ont été jalonnées par plusieurs étapes importantes. Un film d’atelier voit le jour en 2019, « Places nettes » (CVB), inscrivant les violences policières dans le contexte des politiques de gentrification, visant à « nettoyer » les quartiers des personnes « indésirables ». À l’occasion de la Fête des mères, en 2021, nous organisons une Marche blanche, place de l’Albertine, réunissant plusieurs centaines de personnes vêtues tout de blanc dans un rassemblement à la fois commémoratif, combatif et festif, nous rendant visibles et audibles sur la place publique. En 2022, un documentaire radiophonique, « De la Madré à la guerrière », réalisé par Maud Girault, situe notre lutte dans la durée, à travers une lettre de Latifa à son père, retissant les liens entre trois générations, toutes exposées à la violence d’État. Pendant ce temps, dans la rue, fleurissent des collages, des tags et des stickers, « Stop UNEUS » ; des collectifs alliés, avec leurs stratégies et moyens autonomes, font savoir que nous ne sommes pas seules. Plus tard, un tract en BD reviendra sur les actions du collectif pour raconter et faire connaître la lutte de manière plus légère et accessible.

L’agenda politique suit son propre rythme. En 2018, ce sont les élections communales. Ecolo passe du côté de la majorité et se fait plus discret dans son soutien, par souci de « loyauté » nous dit-on. La pandémie voit la création du collectif 1060, sensibilisé aux violences policières suite à celles subies par les personnes sans-abri pendant le confinement et celles distribuant des colis alimentaires. Nous portons la quatrième interpellation ensemble, suite à quoi le Conseil communal vote, en juin 2020, une motion reconnaissant l’existence de violences policières. Un premier tabou est brisé. Un budget pour une évaluation indépendante de la brigade UNEUS est également voté. Les cris méprisants du Bourgmestre sont encore proches, mais le rapport de force est en train de basculer.

Malgré ce vote historique, des questions persistent et restent sans réponse. Qui va procéder à cette évaluation ? Quand ? Selon quelles modalités ? Comment garantir l’indépendance du processus ? Instaurée comme projet pilote en 2012, la brigade aurait dû être évaluée en 2017. Il s’agit de maintenir la pression et de retourner devant le Conseil communal.

Octobre 2020. La cinquième interpellation est refusée pour vice de forme. La volonté de nous écarter pour gagner du temps est évidente. Après un premier moment d’incrédulité, nous décidons de maintenir le rendez-vous : l’interpellation aura lieu sur les marches de la Maison communale, Place Van Meenen, sur la place publique.

Depuis les fenêtres de la salle du Conseil communal, située au premier étage, les conseillers et conseillères ne peuvent pas ne pas nous entendre. Nous sommes deux cents personnes alors qu’il fait nuit, qu’il pleut à torrent. Très vite, un mouvement se dessine pour entrer dans la Maison communale. Dans le grand hall, contrairement à la salle du Conseil, pas de portes en bois pour délimiter les espaces entre le pouvoir et le peuple, mais une Madré, Binta Diallo, debout sur les marches, sous les lustres et les fresques, face à une assemblée trempée mais unie, saisie par la force de sa voix portant les revendications du collectif. À la fin, tonnerre d’applaudissements, de slogans, de chants. Une partie de l’assemblée citoyenne s’introduit alors dans la salle du Conseil dont la séance finit par être suspendue.

On nous reprochera par la suite d’avoir empêché l’exercice démocratique en période de crise covid, il y avait de « vraies urgences » à traiter. Sans doute que leurs enfants n’ont jamais été violentés par la police, pour hiérarchiser ainsi les priorités.

La sixième interpellation se déroule en octobre 2021. Trois jours avant, nous sommes averties qu’elle se fera en ligne. Par précaution, à cause du covid. Nous sommes perplexes. Une fois encore, nous composons. Le rendez-vous est maintenu sur les marches de la Maison communale. Plusieurs centaines de personnes sont là en soutien. Sous les fenêtres du Conseil communal, nous nous branchons sur un téléphone, relié à un grand baffle. Peu après, les voix des conseillers et conseillères qui se connectent depuis chez eux résonnent sur la place publique. C’est absurde et comique à la fois, surréaliste. Derrière Latifa, porteuse de l’interpellation, une foule avec des banderoles apparaît sur leurs petits écrans. Après nos cinq minutes imparties, c’est au Bourgmestre Charles Picqué de prendre la parole. Il bafouille, bégaye, tente de se justifier. Et annonce que la brigade n’existe plus. Elle a été démantelée, six mois plus tôt. Entre notre interpellation refusée pour vice de forme et celle-ci, la brigade se voit dissoute.

Pendant cinq ans, des citoyens et citoyennes se sont mobilisés, donnant de leur temps, de leur force, de leur sommeil, de leur santé pour exiger un débat démocratique, une évaluation indépendante, la fin de l’impunité. Et voilà que la majorité au pouvoir décide d’un démantèlement dans le plus grand secret.

Ne nous leurrons pas : la dissolution d’une brigade de police à la suite d’une mobilisation citoyenne est une victoire historique. Mais ni la Police ni le pouvoir politique n’auront eu à rendre des comptes publiquement : circulez, il n’y a rien à voir, la brigade n’existe plus.

Aujourd’hui, nos engagements dépassent les frontières de la commune de Saint-Gilles. Lorsque nous répétons la phrase qu’« exister politiquement, c’est exister dans son quartier », c’est que nous avons eu à lutter dans le quartier, dans la cité, où nous étions enfermées, invisibilisées, écartées, pour pouvoir en sortir, pour pouvoir le ré-habiter, pour toutes celles et pour tous ceux à qui on dénie le droit d’apparaître, le droit d’être, le droit de vivre.

Nous aimerions pouvoir appeler tout le monde à se saisir de l’interpellation citoyenne, à occuper les Conseils communaux jusqu’à ce que nos quartiers, nos cités, et, de proche en proche, notre Cité commune, soient habitables pour toutes et tous, quelle que soit leur origine, leur couleur de peau, leur croyance. Même si nous connaissons désormais le prix à payer. Cet instrument politique qu’est l’interpellation citoyenne n’a pas été pensé pour être accessible à tout le monde. Jusqu’à la dernière interpellation, comme nous en avions fait l’expérience pour la première, les gens qui venaient nous soutenir ne dépendaient pas de la commune, ni pour un subside, ni pour un logement social, ni pour une aide au CPAS… à de rares exceptions près, et souvent sans enfant à charge.

L’interpellation citoyenne est une occasion de se rassembler, de se mobiliser, de s’exprimer, de renverser le rapport de force, de changer les réalités dans nos quartiers, mais le pouvoir ne nous fera jamais de cadeau. Et si la police tue, aujourd’hui, dans la plus grande impunité, c’est parce qu’il y a un processus de déshumanisation qui lui permet de le faire. Au sein des forces de l’ordre, depuis le tutoiement jusqu’aux fouilles à nu, mais aussi dans le reste de la société : aujourd’hui encore, on ne donne pas, dans les médias, la parole aux personnes concernées, par peur, mépris ou malaise face à ce qu’elles pourraient dire, ou à leur manière de le dire. On interdit l’accès à certaines écoles, à certaines professions, aux femmes portant le voile. On n’enseigne pas ou à peine l’histoire de l’immigration, de la colonisation, de l’esclavage. Aujourd’hui encore, l’accès au logement ou à un travail dépend de votre accent, de votre couleur de peau, de la consonance étrangère de votre nom. Aujourd’hui encore, la justice reprend systématiquement la version de la Police en cas de violences, jusqu’à mentir sciemment pour la blanchir.

Le racisme qui imbibe les institutions de nos sociétés dites démocratiques est un impensé dont on ne cesse de se laver les mains. Or, les jeunes d’aujourd’hui sont les adultes de demain. La condition pour pouvoir « habiter la Cité », est d’être égaux, que nous soyons toutes et tous égaux. Pourtant, à ce jour, dans notre pays, toutes les vies ne se valent pas. Et tant que la Cité restera celle de quelques-uns et de quelques-unes, des îlots de résistance se constitueront pour réclamer justice.

La lutte continue, alors soyons innombrables, à chaque rendez-vous.

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