INTERVIEW : JEAN-FRANÇOIS BASTIN – INSCRIRE SCIENCES ET TECHNOLOGIES DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

par | BLE, INTELLIGENCES

L’humanisme européen des Lumières a érigé la raison pratique et la méthode scientifique qui en découle, tel un phare dans la nuit pour sortir de l’obscurantisme et du dogmatisme qui les ont précédés. La révolution copernicienne en épistémologie (Kant) place l’humain au centre, les objets de connaissance gravitent autour. L’intelligence humaine doit servir à l’étude des « lois de la nature », qui ont leur intelligence ou leur logique propre.

Pour comprendre où nous en sommes aujourd’hui dans cette entreprise, mais aussi questionner cette dernière, nous nous sommes entretenus avec Jean-François Bastin, bio-ingénieur et géographe. Basé à l’Université de Liège, il a mené des études au Congo (et supervise d’ailleurs toujours des recherches là-bas), ce qui lui permet d’avoir un regard original, notamment sur la colonisation, mais aussi sur la manière dont l’humain interagit, ou devrait interagir, avec son milieu.

Jean-François Grégoire (JFG) : Pouvez-vous nous parler de votre parcours de chercheur, ainsi que de l’originalité de votre discipline et de vos propres recherches, passées, présentes et en projet ?

Jean-François Bastin (JFB) : Je suis Professeur à Gembloux, Agro-Bio Tech, la Faculté de bio ingénieurs de l’ULiège. Au niveau de mon parcours, je suis bioingénieur de l’ULB, et géographe de l’UCL. J’ai fait ma thèse en co-tutelle entre Gembloux et l’ULB. Concernant les particularités de ma recherche, depuis le début de ma thèse, en 2010, j’essaie d’utiliser et de valoriser les nouvelles technologies, notamment en imagerie, afin de mieux comprendre les écosystèmes terrestres et, en particulier, les forêts tropicales d’Afrique centrale. Durant ma thèse en particulier, je me suis beaucoup intéressé aux estimations des stocks de carbone contenu au sein des forêts denses. Pour cela, j’ai passé beaucoup de temps en République Démocratique du Congo, presque 18 mois, à mesurer le carbone contenu dans les forêts, de la cellule à la canopée.

J’ai ensuite fait des post-doctorats, en France, aux Nations Unies, en Suisse, en Flandre, pour enfin revenir comme Professeur à Gembloux en 2020.

J’y enseigne aujourd’hui la cartographie et l’écologie, j’y encadre plus d’une dizaine de thèse de doctorats au sein de l’unité de recherche ‘Biodiversité, Écosystèmes et Paysages’. Ces thèses se basent toujours sur le développement d’outils innovants pour comprendre le fonctionnement de nos écosystèmes. Cependant, aujourd’hui je travaille sur cette question également dans d’autres zones géographiques (Europe, Afrique de l’Ouest, Afrique de l’Est) et avec de nouveaux outils pour la cartographie, notamment des drones.

De mon côté, quand j’en ai le temps, je m’intéresse de plus en plus au passé pour comprendre le présent. Nous travaillons ici avec de fantastiques bases de données photographiques de République Démocratique du Congo, datant des années 1950, nous permettant de cartographier le passé pour comprendre le présent. Ces données sont exceptionnelles pour servir de base au développement de cartographies participatives avec les communautés locales aujourd’hui.

JFG : Quels sont les débats qui structurent aujourd’hui la recherche dans votre domaine ? Est-ce que ceux-ci ne posent pas, ne serait-ce qu’indirectement, la méta question de l’humanisme, c’est-à-dire de la place de l’humain, ou plutôt de son interventionnisme, dans les équilibres naturels ?

JFB : La place de l’humain est évidemment centrale. Dans notre domaine, on parle de changements climatiques liés à l’activité de l’homme et non aux cycles et variations naturelles du climat. Dans notre domaine, l’humain est considéré comme le moteur principal du changement climatique.

En particulier, je m’intéresse à la place de l’humanité dans son rapport au fonctionnement de la forêt – est-ce qu’elle la détruit? Comment peut-elle vivre avec cette humanité ? Quels sont les fonctions et les services fournis par la forêt qui sont essentiels pour la préservation de la vie humaine sur terre? Est-ce que les forêts que l’on retrouve aujourd’hui au cœur du Congo sont des forêts « naturelles », ou des forêts issues d’une succession d’événements « humains », anciens et récents, ayant contribué à les façonner. L’homme est donc bien au centre de nos recherches.

JFG : L’impact du colonialisme belge au Congo est souvent analysé à partir des sciences sociales, comme l’économie, la politique ou l’anthropologie. Qu’est-ce que vous, du point de vue des sciences naturelles, vous pouvez dire de l’impact de cette entreprise coloniale, sur les écosystèmes et, par ricochet, sur les populations locales, dans la durée, au-delà de l’indépendance politique formelle du Congo ?

JFB : C’est un sujet assez délicat. Il me parait indéniable que la colonisation, en particulier en République Démocratique du Congo, a conduit à un génocide de sa population. J’emploie le terme génocide sans être spécialiste de la question, mais la conséquence directe de la colonisation de Léopold ll en RDC se synthétise en plusieurs millions de morts… Il me parait donc important de souligner ce point.

Par ricochet, l’entreprise coloniale a donc certainement eu un impact fort sur les écosystèmes forestiers et il est évident que cela a modifié fondamentalement le rapport à l’environnement, directement et indirectement.

Le colonialisme a donc représenté un choc de différents rapports à l’environnement, également parce que les Européens arrivaient avec une histoire et des technologies distinctes qui ont totalement bouleversé et accéléré les dynamiques existantes. L’impact de cette entreprise coloniale est donc encore visible aujourd’hui, de part des conséquences directes et indirectes de la colonisation et des relations Nord-Sud qui en ont découlé.

Cependant, toute société qui se développe a tendance à détruire son environnement naturel. Nous l’avons fait en Europe en notre temps. Ce choc de cultures a donc surtout accéléré les choses et aujourd’hui, il est surtout question d’essayer de faire en sorte que les pays du Sud ne détruisent pas tout, en se développant, comme cela a été fait au Nord avant que l’on reconstruise une partie de nos écosystèmes forestiers. L’idée est de trouver des voies qui permettent un développement, souverain, en limitant l’impact négatif sur le climat et la biodiversité, quitte à ce que les pays du Nord en paient le prix.

Il y a toutes une série de mesures qui peuvent être mises en place ici, certaines plus probantes ou plus efficaces que d’autres, mais il reste beaucoup de travail au niveau des politiques à implémenter.

À notre échelle, en tant que chercheur belge, nous avons, je pense, surtout la responsabilité d’établir des partenariats scientifiques avec les chercheurs Congolais, de la même manière que nous développons des partenariats scientifiques avec des collègues canadiens, français ou australiens. C’est un mindset important à avoir en tête pour sortir la recherche scientifique de ce que certains appellent aujourd’hui le « colonialisme scientifique ».

Lors d’un partenariat scientifique, chacun amène quelque chose sur la table. Et je pense qu’il y a encore beaucoup de raisons de continuer à développer ces partenariats en RDC. Mais il s’agit bien d’une collaboration, sans rapport de force entre le Nord et le Sud, où chaque partie prenante à un rôle à jouer et doit être reconnue.

JFG : Et de manière plus générale, en tant que chercheur en bio ingénierie, comment concevez-vous le rôle de l’humain dans le rapport avec son environnement ? Quelle rôle l’intelligence humaine doit jouer, d’un point de vue scientifique et de manière réaliste, dans la lutte contre les changements climatiques ?

JFB : Personnellement, en tant que bio ingénieur, je considère que nous avons pas mal d’outils en main pour guider la gestion de l’environnement dans la bonne direction. Je crois qu’une de nos missions principales est d’assurer que nous puissions nourrir la planète, en le faisant de manière viable, c’est-à-dire en respectant les limites de la planète et en préservant la biodiversité. Nous devons aujourd’hui pouvoir former des jeunes qui seront des gens actifs et qui apporteront des solutions concrètes, réalistes, afin de nous sortir des énergies fossiles et de minimiser les impacts sur le climat et la biodiversité. C’est ça le rôle du bio ingénieur. L’humain est donc forcément au centre, car nous travaillons pour l’humanité, tout en ayant un devoir de préserver la planète. C’est d’ailleurs quelque chose qui m’inquiète parfois, car je crois que c’est un domaine qui nous permet d’être très proactif, mais j’observe depuis cinq ou dix ans que les jeunes prennent de moins de moins cette voie. Mais je demeure convaincu que la bio ingénierie demeure un domaine privilégié pour nous guider collectivement dans la meilleure direction possible.

JFG : Pour aller encore plus loin, est-ce que vous voyez l’intelligence artificielle (IA) pointer le nez de votre domaine de recherche ? Est-ce que celle-ci ne bouscule pas nos a priori humanistes, sur la place de l’humain entre (IA) et « intelligence » ou dynamiques naturelles ?

JFB : Dans mon domaine de recherche qui est la cartographie, l’intelligence artificielle est présente depuis que j’ai commencé ma thèse et mes recherches en 2010. Nous parlions à l’époque d’approche de machine learning, ce n’était évidemment pas aussi puissant que ce que nous pouvons avoir aujourd’hui quand on parle de deep-learning, de vision transformers, de large langage models, mais on en parle en utilisant ce type d’outils depuis longtemps.

Par exemple, si vous comprenez comment fonctionne ChatGPT, Claude ou Mistral, par probabilité d’assemblage de mots dans un contexte donné, on comprend comment l’intelligence artificielle peut être utile pour la classification d’images, par probabilité d’assemblage de pixels pour caractériser des ensembles homogènes – des types de forêts – dans un contexte donné – la forêt tropicale de RDC. Cela permet, sur base d’énormes jeux de données d’étudier l’état de santé d’une forêt, d’une culture, des sensibilités face à la sécheresse, etc. Dans notre domaine et en sciences en général aujourd’hui, c’est incontournable.

Maintenant, ce qui m’inquiète par rapport à cet IA, c’est une question de génération. Si, notre génération (35-45 ans) a eu l’occasion de mettre les mains dans le cambouis, pour permettre de posséder une connaissance avancée des sujets étudiés et des outils utilisés ce n’est plus le cas de la nouvelle génération qui va passer directement par l’IA pour générer de l’information sans maîtriser les bases des sujets étudiés et des outils utilisés.

Sur la place de l’humain, j’ai envie de dire que l’IA, pour l’instant elle se construit sur base de connaissances humaines. Donc les derniers produits que nous avons sont construits sur des quantités astronomiques de données que nous avons accumulées au fil du temps. À l’heure actuelle, la place de l’humain demeure centrale, car sans les apports humains, il n’y a pas vraiment d’IA qui puisse fonctionner de manière satisfaisante. En tant que scientifiques, notre rôle est de pousser les limites de la connaissance actuelle, à laquelle l’IA n’a pas encore pleinement accès. On verra l’évolution dans les prochaines années. Cela ne m’inquiète pas vraiment. On lit parfois que les chercheurs seront bientôt de moins en moins nécessaires. Je ne suis pas de cet avis. La production de connaissance demeure une affaire humaine, car ce que l’on enseigne dans les universités, demeure et demeurera encore une affaire scientifique au sens classique du terme, même si l’IA est incontournable.

JFG : En terminant, comment voyez-vous l’avenir ? Les rapports du GIEC sont alarmants, on parle de plus en plus d’éco anxiété et d’extinctions massives d’espèces. Au service de quoi devrions-nous mettre l’intelligence humaine et les collaborations scientifiques pour s’offrir des perspectives plus joyeuses ?

JFB : Je vous remercie pour cette dernière question, qui me tient à cœur. Le fait est qu’il y a un consensus scientifique depuis une quarantaine d’années sur l’impact de l’humain sur les changements climatiques, sur la destruction de la biodiversité, et sur les nombreux risques que cela engendre du point de vue de la survie de l’humanité sur la planète.

Aujourd’hui, grâce au travail scientifique, on sait ce que l’équilibre entre l’environnement et l’humain est en train de changer drastiquement. On sait que la température moyenne augmente, que les phénomènes extrêmes sont plus fréquents, les sécheresses plus fortes, les feux plus violents et on sait qu’on avance dans cette direction à une très grande vitesse. On sait aussi qu’aucune décision politique ne semble changer la donne et on sait qu’il est plus que probable que les populations les plus pauvres et les moins bien outillées sont celles qui vont payer très fort le prix.

Malgré les appels du pied des scientifiques et des agences intergouvernementales, aucun gouvernement ne semble avoir aujourd’hui pris la mesure de ce qu’il se passe. Les rapports sont unanimes, il faut sortir des énergies fossiles. Quel pays aujourd’hui travaille sur des solutions réalistes pour sortir des énergies fossiles ? Aucun.

Je ne dis pas qu’il faille le faire demain, de façon drastique, mais très peu est réellement fait pour avancer sur ces enjeux.

Tout comme sur l’agriculture et nos régimes alimentaires essentiellement basés sur la consommation intensive de viande. Il ne faut pas pointer du doigt les agriculteurs, ni les consommateurs, mais il faut construire une feuille de route qui permet d’en sortir petit à petit. C’est essentiel ! Cela va prendre des années, cela prendra du temps, mais il faut avoir des objectifs concrets, sur 10, 20 ou 30 ans.

C’est la même chose pour la mobilité et le rapport aux énergies fossiles, sans penser non plus que les voitures électriques vont remplacer le parc automobile thermique. Il faut changer notre rapport à la mobilité, avec une vision à long terme. On essaie de mettre en place des outils pour aller dans ces directions-là les COP ou au niveau européen, avec le Green Deal et tout ça. Mais ce que l’on voit bien c’est que chaque décision, demi-décision, quart de décision est toujours consciencieusement détricotée par des intérêts économiques à court terme, basés sur la consommation, voir la surconsommation, qui entraine un énorme besoin énergétique.

Aujourd’hui, on peut faire le constat que le travail scientifique qui vise à informer les preneurs de décisions pour guider la société dans une bonne direction est un échec total. Je pense aujourd’hui que si on souhaite limiter le changement climatique et la destruction de la biodiversité, il faut changer de mode d’emploi. Il faut changer de système. Il faut oser s’attaquer à l’éléphant dans la pièce, on ne peut pas lutter contre les changements climatiques et la destruction de la biodiversité sans remettre en question nos modes de surconsommation.

À nous de construire des scénarios futurs du possible, en proposant des perspectives intéressantes et positives pour la société en adéquation avec la préservation de notre planète.

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