INTERVIEW : LA SANTÉ ET LE SOCIAL SOUS LE MÊME TOIT, POUR PLUS D’ACCESSIBILITÉ A L’ECHELLE DU QUARTIER

par | BLE, JUIN 2018, Social

Entretien avec Isabelle HEYMANS, Médecin et Coordinatrice de projet chez Médecins du Monde

Depuis l’an dernier, Médecins du Monde (MDM) a entamé la mise sur pied de deux Centres Sociaux et de Santé Intégrés (CSSI) à Bruxelles; l’un à Molenbeek et l’autre à Cureghem. Regard sur ce projet innovant dans le secteur des services sociaux et de santé de proximité.

JFG : Quelle est votre mission et à partir de quels constats de terrain avez-vous décidé de mettre ces projets en œuvre ?

IH : Médecins du Monde est une ONG qui travaille dans les pays du Sud, mais aussi en Belgique. Notre mission en Belgique est d’être là pour les publics qui sont exclus du système de santé, quelle que soit la raison pour laquelle ils sont exclus. Que ce soit pour des raisons administratives, d’auto-exclusion, de discrimination, de sans-abrisme ou autre, cela ne fait aucune différence. La loi en Belgique prévoit que tout le monde a droit aux soins de santé. Notre objet est donc de permettre à ces publics de retrouver un accès à leurs droits et de retourner dans le système. Nous ne voulons pas être des soignants en marge du système qui s’occupent des gens en marge du système. Or, après un certain nombre d’années, nous avons été forcés de constater que cela n’est pas toujours possible et cela pour deux raisons principales :

  1. le manque de places, les acteurs disent être saturés ;
  1. les cas sont très complexes et les acteurs de premières ligne ne se disent pas suffisamment armés pour prendre en charge cette complexité.

Dans ce contexte d’action, nous avons trois axes principaux d’activités que nous définissons comme nos priorités pour remplir notre mission. D’abord, une démarche proactive d’information pour aller rencontrer les publics exclus là où ils se trouvent, que ce soit avec le Médibus qui se rend par exemple dans les gares, ou à travers des animations dans les squats, des maraudes, en allant rencontrer les gens dans les sites du Plan hiver où ils vont passer la nuit, ainsi de suite. Ensuite, nous développons également des services d’appui aux intervenants de première ligne. Puis, nous avons l’axe qui nous intéresse ici, à savoir que nous contribuons à augmenter l’offre de soins. C’est sous ce troisième axe que se déclinent nos projets de CSSI pour Molenbeek et Cureghem. Nous souhaitons étoffer la première ligne, dans la perspective d’une démarche d’ouverture et d’accessibilité pour des publics plus fragilisés, dans des structures de quartier ouvertes à tous et pas uniquement aux publics exclus.

Avant de passer à la question de l’analyse derrière le projet, j’aimerais aussi insister sur un autre frein à l’accès aux soins : pour beaucoup de gens, l’accès aux soins de santé passe par l’accès aux médicaments. C’est bien d’avoir accès à un médecin, mais si le traitement prescrit nécessite des médicaments et que le prix plein est prohibitif, cela pose un réel obstacle à la jouissance des droits et de la santé.

Pour ce qui est de la partie de votre question qui concerne les constats de terrain, je dois préciser que nous n’avons pas fait une telle analyse préalablement au choix d’implantation. C’est plutôt pour des raisons d’évolution de projet que nous avons choisi Molenbeek et Cureghem. Notre analyse est plus macro, à l’échelle de la Région et est, cela dit, partagée par plusieurs acteurs du milieu.

Premièrement, nous constatons que, pour des raisons historiques, souvent de bonnes raisons, les services à Bruxelles pour la santé et le social sont fragmentés, dispersés sur le territoire, très découpés, très segmentés. Cela peut être intéressant pour toute une série de publics, par exemple avec un médecin traitant, mais qui vont chercher des soins psychologiques ou psychiatriques, ou dans des plannings familiaux à l’autre bout de de la ville, car ils n’ont pas trop envie qu’on sache qu’ils ont besoin de ce type de service, mais pour toute une série de publics, c’est très problématique. Prenons l’exemple de quelqu’un qui n’a pas d’emploi, qui fait du diabète et qui souffre de dépression, il doit s’adresser à plusieurs services différents et raconter son histoire chaque fois. Ce genre de situation crée donc des obstacles dans le parcours d’accès aux soins et le patient se retrouve parfois coordinateur de son propre dossier. Cela dit, nous ne  croyons  pas non plus que nous allons offrir la panacée aux problèmes du réseau. D’autres solutions seront bonnes aussi. Nous tentons par ailleurs de répondre à un autre enjeu : l’augmentation et la complexification de la demande surchargent le système public d’offres. En mettant les moyens en commun entre différents centres, nous croyons que les structures seront moins fragiles.

Donc, nous créons des centres sociaux-santé intégrés : c’est-à-dire des structures qui rassemblent, sous le même toit, des services qui traditionnellement sont dispersés sur le territoire : maison médicale, service social, santé mentale, planning familial, service juridique, médiation de dettes… ou tout autre service qui serait pertinent dans un quartier donné. Dans cette démarche, nous avons cinq objectifs principaux :

  1. poursuivre notre mission de facilitateur d’accès aux soins dans une perspective de mixité sociale; nous sommes là pour tout le monde, pas seulement les exclus ;
  2. l’intégration de services, ce qui permet déjà de faciliter l’accès aux soins, d’offrir une prise en charge globale et de réduire la stigmatisation qui vient avec le fait d’entrer dans un lieu à mission unique (toxicomanie, santé mentale, planning familial, etc.). Les CSSI sont des centres de services de proximité offrant un éventail de soins où les usagers peuvent choisir un service à la carte ou un menu de services plus complet ;
  3. la participation des usagers et des gens du quartier. La méthodologie et le fonctionnement restent à définir, ce sera un défi, mais on y croit;
  4. nous voulons innover en diversifiant l’offre de soins et d’accompagnement social : par exemple, accompagner certains individus vers l’obtention d’un toit ou d’un emploi et ainsi travailler sur l’environnement autant, sinon plus, que sur les soins;
  5. finalement, nous avons aussi des objectifs scientifiques et nous voyons le projet comme un projet de recherche qui nous permettra de regrouper et consolider du savoir existant, mais souvent dispersé de manière sectorielle, pour capitaliser sur celui-ci et créer du nouveau savoir qui pourra aussi ensuite être partagé dans d’autres projets. Il s’agit donc de valoriser l’expertise des gens de terrain, qui reste trop souvent dans de petits cercles.

Pour conclure cette réponse, il est important de préciser que les CSSI seront gérés par une ASBL qui fera partie de l’écosystème de l’offre des soins en Région Bruxelles-Capitale et non par l’ONG Médecins du Monde elle-même. De manière générale, le milieu reçoit bien notre démarche en ce sens. Je voudrais aussi signaler que nous n’innovons pas en termes d’objectifs : beaucoup d’organisations poursuivent ces mêmes objectifs, en tout ou en partie, avec un travail de qualité. Certaines tentent même déjà le regroupement sous un même toit. Nous dialoguons d’ailleurs avec elles pour nous appuyer sur leur expertise.

JFG : Pouvez-vous expliciter pour nos lecteurs la différence entre un CSSI et une Maison médicale ?

IH : Les Maisons médicales travaillent déjà dans une logique de prise en compte médico-psycho-sociale de la personne,  mais en pratique, elles offrent beaucoup plus de soins médicaux ou paramédicaux que d’accompagnement psychologique ou social. Même si le secteur évolue dans un sens d’élargissement de la pluridisciplinarité, la proposition de travailleurs sociaux ou de santé mentale reste faible, parfois pour des raisons financières.

La plus-value des CSSI en comparaison avec les Maisons médicales, c’est donc, on l’espère, l’emphase sur l’aspect psycho-social.

Notons aussi au passage que les services sectoriels (toxicomanie, plannings familiaux, etc.) offrent aussi un suivi psycho-social. Cela dit, entrer dans un CSSI sera moins stigmatisant en raison de l’éventail de services offerts.

JFG : Question : des CSSI à Molenbeek et Cureghem (et) quelles sont vos attentes dans cette aventure?

IH : Il n’existe pas encore un lieu partagé, mais des professionnels  et  des  associations  se regroupent autour du projet. Il existe aussi des groupes de travail qui pensent la manière dont les structures fonctionneront dans le futur.

À Molenbeek, un effet positif de la démarche déjà ressenti, c’est l’ouverture des acteurs vis-à-vis des uns et des autres et l’adoption d’une approche, ou du moins une mentalité, plus transversale. Ils le faisaient déjà, mais on voit le mouvement s’intensifier. Plus exactement, on voit une plus grande proactivité dans la recherche de partenariat, ce qui semble contredire le risque de repli sur soi d’une grande structure comme celle que nous allons créer.

Cette nouvelle structure va regrouper des structures existantes, ce sera donc ce que l’on appelle un centre multigréments. Il y aura cinq services à Molenbeek :

  • un centre de santé mentale,
  • un centre d’action sociale global (CASG),
  • un service de planning familial qui fait aussi de la médiation de dette,
  • un service d’aide aux personnes toxicomanes,
  • une maison médicale.

Cette dernière est la seule que nous avons créée, car c’était la pièce manquante du puzzle, par rapport aux structures existantes.

Nous sommes à Molenbeek, non pas après une analyse de terrain comme je l’ai déjà dit, mais bien parce que les structures qui voulaient faire partie du projet se trouvent là pour trois d’entre elles. Normalement, le CSSI sera physiquement intégré en 2020. À Cureghem, c’est une toute nouvelle structure qui reste à développer – à partir d’un petit noyau de départ de type MM – et nous espérons sincèrement une co-constrution participative avec les associations et les habitants du quartier pour déterminer le contenu du centre. Outre les services de médecine générale, soins infirmiers et kinésithérapie, nous avons une assistante sociale, et nous pouvons d’ores et déjà dire que nous avons un dispensaire d’ostéopathie depuis juin, et à partir de juillet, un projet-pilote de psychiatrie d’appui à la première ligne de soins. L’idée n’est pas que le psychiatre fasse du suivi de patients, mais bien qu’il ou elle appuie les professionnels de première ligne dans le suivi de patients.

En termes d’attentes, il n’y a pas d’objectifs déjà définis et quantifiables ou de résultats attendus. C’est ce qui est intéressant avec ces projets, c’est que ce sont aussi des projets de recherche. Les possibles restent ouverts. Notre objectif est de devenir partenaire des acteurs locaux et de pouvoir travailler sur les facteurs psycho-sociaux de la santé. En terme de plus-value, l’objectif serait donc d’avoir des lieux où les usagers et les professionnels se retrouvent et se sentent bien, autant individuellement que dans la création de lien social. Les moyens pour y arriver sont encore à penser. C’est ce qui est enthousiasmant avec le projet : nous cherchons, en nous appuyant sur le savoir existant, à consolider et à produire du savoir, pour améliorer nos projets, mais aussi pour le diffuser et partager notre expérience. Le futur du projet, c’est d’une part, de trouver où placer le curseur de la transversalité dans le continuum entre les soins spécifiques et l’intégration des services, et d’autre part, d’offrir des services pertinents par rapport aux besoins des quartiers. Tout cela reste à voir avec les professionnels, avec les usagers et avec les gens du quartier, qui sont ceux qui connaissent le mieux leurs propres besoins, ceux de leur quartier et ce que nous pourrons apporter.

JFG : Comment concevez-vous la relation entre le travail engagé des ASBL et ONG et les pouvoirs publics ? Comment bien distinguer le rôle de chacun ?

IH : Vous me posez la question dans un contexte bien particulier, qui est celui du santé-social. Le système en Belgique est porté par des acteurs privés. Il y a très peu d’acteurs publics, si ce n’est le social que fait le CPAS. Si vous regardez les services sociaux, les services de santé mentale, les soins, même les hôpitaux, ce sont tous, à quelques exceptions près, des ASBL.

Globalement, on est dans une logique où les pouvoirs publics cadrent et financent alors que l’associatif opère. C’est un système qui a des avantages, mais aussi des inconvénients. Je dirais que l’avantage, c’est la flexibilité du système, sa capacité d’adaptation qui vient de la réactivité des acteurs de terrain, mais du coup, il faut que les politiques suivent. Il faut les convaincre de faire évoluer la législation et le financement dans la direction qui émane de l’analyse de terrain.

Après, il y a maintenant, depuis peu, des réformes qui viennent d’en haut, comme par exemple récemment une grande réforme en psychiatrie, divers projets de prise en charge des maladies chroniques. Le transfert des compétences en  santé du fédéral vers les Régions et la Cocom pousse aussi les pouvoirs publics régionaux à se positionner dans l’organisation des soins. Il y a donc pour le moment un mouvement de va-et-vient entres les pouvoirs publics et les acteurs de terrain au niveau local ou régional.
En même temps, nous dépendons de plusieurs niveaux de  gouvernements.  Pour la santé, c’est plutôt les niveaux fédéral, régional et communautaire. Pour le social, c’est davantage aux niveaux local et régional/communautaire que ça se passe, notamment avec la COCOF dans le cas qui nous occupe ici. Pour ce qui concerne notre projet, nous rencontrons des politiques au niveau communal et régional qui sont intéressés par notre initiative. Et globalement, je trouve que les pouvoirs publics bruxellois sont souvent à l’écoute des propositions par les acteurs de terrain et le milieu associatif, même en dehors des périodes électorales ! Bref, on sent depuis un moment un enthousiasme pour l’innovation : les acteurs publics sont à la recherche de solutions pour relever les défis qui sont à leurs portes.

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