LES FEMMES, LA VILLE ET LA PEUR – GENRE ET ESPACES URBAINS, ENTRE NEUTRALITÉ ET MIXITÉ ACTIVE

par | BLE, Habiter La(ï)Cité

De l’enfance à la vieillesse, la place des femmes ne semble pas aller de soi dans les rues, places, transports en commun et parcs. Un questionnement qui nous incite à interroger l’usage d’un espace public dont la neutralité est à déconstruire. Exploration d’une approche féministe de la ville, en compagnie de Laura Chaumont, de l’association Garance.

Notre rapport à l’espace public est influencé par les rôles sociaux qui nous sont imposés ou proposés, notamment en termes de genre. Le plus souvent, les femmes utilisent les infrastructures urbaines pour assurer des responsabilités maternelles ou professionnelles et rarement pour leurs loisirs ou d’autres activités permettant d’occuper l’espace autrement qu’en tant que mère ou que travailleuse. Il s’agit d’un des nombreux effets de la répartition inégale du travail de soin, mais aussi des stéréotypes véhiculés et renforcés de manière quotidienne et tout au long de nos vies.

« Depuis toutes petites, les filles apprennent à rester à l’intérieur. On dira à un garçon turbulent « va jouer dehors », tandis qu’une petite fille sera invitée à se tourner vers une activité calme ou plus cérébrale », nous explique Laura Chaumont, formatrice en autodéfense féministe et référente des projets Espaces Publics à l’ASBL Garance.

Cette association a comme objectif de permettre aux femmes de se sentir en sécurité, notamment à travers l’autodéfense, mais aussi à travers d’autres outils, comme les marches exploratoires. Celles-ci ont été développées par des féministes pour rendre la société et les espaces urbains plus égalitaires pour les femmes et les hommes.

« Il y a plus de dix ans déjà, l’ASBL Garance a été financée pour réfléchir au sentiment d’insécurité des femmes à Bruxelles. Actuellement, nous n’utilisons plus ce mot-là, notamment parce qu’il a été mis à toutes les sauces. On a pu observer notamment des dérives sécuritaires avec lesquelles on veut prendre une distance », poursuit Laura Chaumont.

En effet, pour beaucoup de femmes, la prise de conscience de leur place subordonnée dans la société se construit au travers d’interactions violentes dans l’espace public. Des propos obscènes, des agressions verbales à caractère sexuel et de menaces lorsque l’on refuse de se soumettre à cette assignation au statut d’objet sont courants dès le début de l’adolescence. Il s’agit d’expériences parfois traumatisantes, qui nous marquent durablement et qui, dans certains cas, limitent nos mouvements.

« Je devais avoir douze ou treize ans et je rentrais de l’école. Je portais l’uniforme et j’avais mon cartable sur le dos quand j’ai entendu, pour la première fois de ma vie, des sifflements d’un homme à mon intention. Il avait peut-être une trentaine d’années et il attendait à l’entrée d’un garage de réparations automobiles. D’abord, j’ai cru qu’il s’adressait à quelqu’un d’autre. Puis, face à son insistance, je me suis retournée. Il m’a souri et il m’a fait un clin d’œil. J’ai eu très peur et j’ai commencé à courir vers ma maison, située à une centaine de mètres de là. Le client du garage a commencé à rigoler. « Où tu cours comme ça ? ».

Même rue, quelques mois plus tard, en face du même garage, un autre homme, plus jeune, m’a interpellée presque en me coupant la route : « Quelle jolie demoiselle ! Tu habites le quartier ? ». Panique à nouveau. Je descends du trottoir et je traverse la rue, sans regarder s’il y a des voitures. Coup de klaxon. Je m’enfuis, doublement gênée face à l’interpellation de l’homme et face à celle de l’automobiliste qui a failli me renverser.

C’est fini. Dorénavant, je descends à l’arrêt de bus suivant pour éviter le garage. Je dois marcher quinze minutes de plus tous les jours. Plus d’une heure de plus de marche par semaine. Merci messieurs ! »[1]

Laura Chaumont situe la préoccupation politique autour de ce sentiment d’insécurité autour de la diffusion du film « Femmes de la rue » de Sophie Peeters en 2012. C’est à travers ce film que beaucoup de politiques ont été sensibilisés pour la première fois à la réalité que de nombreuses femmes vivent au quotidien dans les rues des villes belges.

Ce film est problématique à plein d’égards, notamment parce qu’il renforce la stigmatisation des hommes des classes populaires, issus de l’immigration. Le contexte et les choix de la réalisatrice occultent le fait que le sentiment d’insécurité des femmes dans l’espace public n’est pas exclusivement limité aux quartiers populaires. Cependant, sa diffusion est un repère dans le développement d’actions et de réflexions sur l’intersection entre le genre et l’urbanisme, il a eu le mérite d’attirer l’attention sur une problématique précise : beaucoup de femmes ont souvent peur lorsqu’elles se retrouvent seules dans certains endroits de la ville. « La peur, et sa conséquence pratique, la sécurité, participent donc à façonner le tissu urbain. À chaque nouvelle peur, la ville s’adapte pour répondre au besoin de sécurité demandée. Ce fut le cas pour le rempart protégeant de l’extérieur comme pour le mobilier urbain renforcé empêchant la délinquance »[2].

Déconstruire la peur des femmes dans la ville

Alors, afin que les besoins de sécurité façonnent le tissu urbain d’une manière démocratique, inclusive et égalitaire, il faut y mettre les moyens et « ça prend énormément de temps ! », nous explique Laura Chaumont. « Pour un projet à Namur, les marches exploratoires ont eu lieu en 2015 et le projet a démarré au même moment. Les travaux n’ont commencé qu’en 2018. Il verra le jour seulement cette année-ci. »

Aucune place pour l’improvisation, il faut construire des partenariats avec les associations locales, constituer des réseaux, former des groupes qui représentent toutes les catégories de la population : jeunes, moins jeunes, travailleuses, valides, moins valides, mamans de jeunes enfants, cyclistes, retraitées…[3] Ensuite, marcher selon une méthodologie féministe qui cherche à dévoiler ce que la présence dans les rues, dans les parcs, sur les places, autour et dans les plaines de jeux provoque chez les citoyennes. C’est par les échanges entre les femmes et à travers de leurs expériences et leurs attentes qu’on prend la mesure des changements à opérer.

L’expérience de Laura Chaumont dans plusieurs villes belges démontre « qu’il faut intégrer cette réflexion en amont, bien avant toute autre démarche. Alors que, pour l’instant, on reçoit des demandes, mais en toute dernière minute. Les architectes nous contactent avant de remettre leur projet à la commune pour qu’on jette un coup d’œil et qu’on valide quelque chose qui est presque bouclé. Non, ça ne marche pas comme ça. Le genre, c’est une coupole, c’est transversal et c’est au-dessus de tout. Malheureusement, pour l’instant on pense qu’il s’agit de petites modifications pour les femmes par-ci, des petites modifications pour les PMR par-là, et ainsi pour chacune des catégories. Mais les femmes, elles sont présentes dans toutes ces autres catégories. Il faut alors penser dès le début au genre ».

Cette démarche réflexive entre progressivement dans les politiques urbaines, mais trop lentement en Belgique, selon Laura, qui déplore la lenteur de leur intégration : « Tant que ça ne sera pas une obligation légale, comme à Paris, où tout changement urbanistique doit désormais composer une étude d’impact au niveau du genre, ça ne sera pas généralisé ».

Le décrochage des femmes de l’espace public

Leurs analyses à partir du terrain, en Belgique, rencontrent les résultats de recherches dans d’autres contextes. Ainsi, la thèse de la géographe Édith Maruéjouls-Benoît explore, à partir de la désertion des adolescentes des espaces de loisir à Bordeaux, comment l’aménagement « neutre » des infrastructures de loisir et sportives empêche l’accès des jeunes femmes à des activités autres que productives ou reproductives. « L’expérience vécue du territoire urbain se révèle différente entre le groupe social des femmes et celui des hommes. D’où vient cet état de fait ? Dans une société égalitaire en droits entre les femmes et les hommes et pourtant encore si inégalitaire dans les modes de vie, il faut remonter à la source de la construction des identités sexuées.” [4]

Ces identités sexuées renforcent aussi des croyances limitantes en termes de la possibilité, pour les femmes, de l’exercice de leurs capacités sportives ou créatives. Ainsi, à Bordeaux, les adolescentes décrochent des « équipements de loisirs et deviennent rapidement invisibles dans l’espace public. Les garçons y sont plus présents et occupent quasiment seuls les « city stades », les « skate parcs », les maisons de jeunes, les gymnases les terrains en accès libre, les salles de répétition. Même lorsque les équipements accueillent autant des filles que des garçons, la pratique est sexuée (piano pour les filles, batterie pour les garçons, etc.)…[et] les activités non mixtes masculines prennent le dessus sur celles des filles ». [5]

Non-mixité et mixité active : deux démarches complémentaires ?

Les marches exploratoires ainsi que d’autres activités animées par l’ASBL Garance se font souvent en non-mixité[6] afin de permettre aux femmes d’expérimenter autrement leur présence dans les espaces publics. Cela permet aussi de faciliter une expression plus spontanée de leurs observations.

Cette non-mixité a comme but de rendre visibles les vécus spécifiques et d’en tirer des conclusions. Très tôt, cette parole commune a permis de faire émerger des réalités jusque-là ignorées : « Une première remarque concerne la séparation qui est faite entre quartiers résidentiels et quartiers dédiés à l’activité professionnelle (commerces, bureaux, industries), en oubliant que le domicile est aussi pour les femmes (et principalement pour elles) un lieu de travail : ménage, soins, éducation… Une organisation de la ville plus “mixte” en termes d’activités peut aussi rendre l’espace public plus “mixte” en termes de genre. » (KAUFER, I. ibidem.).

Une piste pour atteindre cette mixité de genre, qui est avancée par la géographe Édith Maruéjouls-Benoit, consiste dans l’application d’une « mixité active ». (Maruéjouls-Benoit, E., ibidem. p. 289).

Celle-ci s’opère au niveau de trois champs qui agissent sur la norme de genre : l’État, les institutions et l’individu. « En effet, l’État doit être garant de la norme égalitaire en faisant appliquer la loi et les textes concernant l’égalité entre les femmes et les hommes. […] Les institutions en s’appuyant sur les principes définis par le cadre étatique travaillent sur les représentations et donc sur la lutte ou la reproduction du sexisme. […] Enfin le troisième regard doit être porté sur le vécu des individu/es. […] La mesure des inégalités n’est pas encore un « allant de soi » professionnel. […] La référence à la vie personnelle sert de contre-exemple, souvent dans la question de la répartition des tâches ménagères. Questionnement qui touche l’intime, la relation femmes/hommes interroge les identités et révèle parfois des expériences personnelles pénibles ». (Maruéjouls-Benoit, E., p. 291-293)

Ainsi, une approche qui intègre progressivement le genre dans la compréhension et le design de la ville se nourrit actuellement d’actions militantes, politiques et académiques. Des ressources issues des luttes féministes qui confluent au creuset d’un territoire à réinventer, peut-être avec l’espoir de se voir dessiner, demain, un quotidien urbain plus égalitaire, où les femmes pourront profiter de -et non plus subir- l’espace public.


[1] Témoignage personnel de l’autrice, récolté dans le cadre d’une formation pour formatrice en Genre et Développement, organisée par le Monde selon les femmes.

[2] SIRE, O. DÉVOITURAGE: PEUR, DÉRIVES ET APPROPRIATION DE L’ESPACE – Bruxelles Laïque Echos, no. 110, 2020

[3] Irène KAUFER, POUR UNE MIXITÉ DANS LES VILLES ! Bruxelles Laïque Echos,, no. 87, 2014.

[4] Maruéjouls-Benoit, E. Mixité, égalité et genre dans les espaces du loisir des jeunes : pertinence d’un paradigme féministe. Géographie. Université Michel de Montaigne – Bordeaux III, 2014, p. 67. https://theses.hal.science/tel-01131575

[5] Maruéjouls-Benoit, E. ibidem. P. 17

[6] « Cela veut dire entre femmes exclusivement. Derrière le mot femme, nous comprenons l’inclusion de personnes trans et inter » (précision de Laura Chaumont).

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