LIBERTÉ D’EXPRESSION : L’ENFER, LES PAVÉS ET LES BONNES INTENTIONS [1]

par | BLE, Démocratie, Laïcité, SEPT 2015

Le massacre dans les locaux de Charlie Hebdo a ouvert une séquence dont les éléments étaient en place depuis un bon moment, poursuivant leur logique propre sans forcément se rencontrer mais affectant chacun à leur manière la liberté d’expression. D’abord, quelques personnages passés maîtres dans l’art de provoquer, d’utiliser les médias et de tester les limites du système : les Dieudonné, Zemmour et autres Soral tirent de la provocation un plaisir manifeste et une notoriété pénible mais indiscutable. Ensuite, des groupes religieux intégristes qui s’opposent périodiquement à des films, des pièces de théâtre, des dessins ou des installations qui heurtent leurs “sentiments religieux” et qu’ils estiment blasphématoires. Charlie en a fait les frais à plusieurs reprises, de même que quelques auteurs, metteurs en scènes ou plasticiens. Enfin, les durcissements successifs des lois antiterroristes et les retentissantes affaires Bahar Kimyongür, Secours Rouge ou Greenpeace ont démontré par l’absurde les abus auxquels ces lois pouvaient mener. Tous ces éléments – provocations, extrémisme religieux et terrorisme – se sont dramatiquement télescopés le 7 janvier dernier, nous laissant dans un état de sidération qui laissera des traces. Et si les réactions en défense de la liberté d’expression qui ont suivi étaient pour beaucoup encourageantes et salutaires, d’autres étaient plutôt sources de confusions, outrancières, voire potentiellement dangereuses.

LES FONDEMENTS DE LA LIBERTÉ D’EXPRESSSION

Prolongement indissociable de la liberté de pensée et de conscience, la liberté d’expression est aussi fondamentale pour les individus que pour le pluralisme de la société dans son ensemble. Les instruments juridiques, nationaux et internationaux, et la jurisprudence lui accordent à ce titre un régime très protecteur. La Cour européenne des droits de l’homme   a affirmé dès 1976, dans un arrêt Handyside c. Royaume-Uni devenu célèbre, que la liberté d’expression vaut non seulement pour les idées jugées acceptables par le plus grand nombre mais aussi pour celles qui “heurtent, choquent ou inquiètent”. La presse bénéficie d’une protection particulière (la Cour la qualifie de “chien de garde de la démocratie”), tout comme la caricature ou la satire qui, selon la Cour, “par l’exagération et la distorsion de la réalité, revêt un caractère délibérément provocateur”.

Contrairement à la liberté de pensée, la liberté d’expression n’est cependant pas absolue. Des limites peuvent être fixées moyennant le respect des conditions classiques posées par la Convention européenne des droits de l’homme, à savoir être prévues par la loi, poursuivre un objectif légitime et être “nécessaires dans une société démocratique”, c’est-à-dire proportionnées à l’objectif poursuivi. Parmi les objectifs légitimes, on trouve notamment  la sécurité nationale, la sûreté publique,   la défense de l’ordre et la prévention du crime. De manière schématique, on peut classer les principales limites à la liberté d’expression en deux catégories : d’une part, celles qui tiennent à l’injure, la diffamation et la protection de la vie privée ; d’autre part, l’interdiction des propos qui incitent à la haine ou à la discrimination, les propos racistes et négationnistes. Le délit de blasphème n’existe ni en Belgique ni en France, excepté pour une loi locale et anachronique en Alsace-Moselle.

LA POLICE ADMINISTRATIVE DE LA SECURITÉ ET DE LA TRANQUILITÉ PUBLIQUES

En pratique, la liberté d’expression se trouve souvent couplée à la liberté de réunion et de manifestation, comme dans le cas d’un meeting politique ou d’un spectacle. En Belgique, la nouvelle loi communale du 24 juin 1988 confie aux communes la mission d’assurer la sûreté et la tranquillité publiques, la police des spectacles et de combattre toute forme de dérangement public. A ce titre, une commune peut interdire préventivement une manifestation ou un spectacle, sous le contrôle du Conseil d’État, voire de la Cour européenne des droits de l’homme. Mais les juridictions se montrent à juste titre sévères dans l’appréciation des conditions nécessaires pour valider ce genre d’interdictions, qui doivent rester tout à fait exceptionnelles, sous peine de restreindre considérablement le champ de la liberté d’expression. Aussi, pour refuser une manifestation ou interdire un spectacle, une commune est-elle soumise à une double obligation de motivation : motiver en quoi l’activité porterait gravement atteinte à la sécurité publique mais aussi qu’il n’y a pas d’autres moyens à mettre en œuvre, moins attentatoires à la liberté d’expression qu’une  interdiction. Des risques hypothétiques, la  simple crainte de contre-manifestations ou la présence de personnes hostiles à l’activité ne suffisent donc pas.

Le Conseil d’État avait eu l’occasion de rappeler ces principes dans une affaire de 2009 qui concernait déjà Dieudonné. Fidèle à sa ligne provocatrice, il devait jouer un spectacle intitulé “Liberté d’expression” dans une salle à Saint-Josse. Le Collège des Bourgmestre et Echevins avait pris un arrêté pour interdire le spectacle en raison de “propos de l’artiste lors de précédentes représentations […] ressentis comme injurieux envers la communauté juive par une grande partie de la population”. Saisi par la société productrice du spectacle, le Conseil d’État avait suspendu l’arrêté communal par un remarquable arrêt du 23 mars 2009. Sans nullement chercher à défendre les propos de Dieudonné, le Conseil d’État avait saisi l’occasion pour rappeler que la commune “n’a pas reçu pour mission de veiller préventivement à la correction politique ou morale […] des spectacles”. A supposer que des propos tombent sous le coup de la loi, ils pouvaient faire l’objet de poursuites pénales a posteriori, mais pas de mesures préventives d’interdiction.

DES AFFAIRES EN SÉRIE, DES DÉCISIONS CONTRADICTOIRES

Ces principes ont été testés à plusieurs reprises depuis, avec des décisions en sens divers. En France, on se souviendra du bras de fer médiatisé à l’extrême entre Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur, et Dieudonné au début de l’année 2014. Le ministre avait pris une circulaire le 6 janvier 2014 pour encourager les maires et préfets à interdire le spectacle “Le Mur”. Plusieurs batailles judiciaires avaient ensuite été engagées en différents lieux, notamment à Nantes en janvier 2014 : le tribunal administratif avait suspendu un arrêté préfectoral d’interdiction, avant que le Conseil d’État ne valide l’interdiction du spectacle. Tout récemment encore, le 2 février 2015, le maire de Clermont-Ferrand a pris un arrêté pour interdire un autre spectacle de Dieudonné, “La bête immonde”. Le tribunal administratif a à nouveau suspendu l’arrêté mais le Conseil d’État, par un arrêt du 6 février 2015, a cette fois confirmé la décision, autorisant du coup la tenue du spectacle. On a déjà vu mieux en termes de cohérence.

La Belgique a également connu son lot d’affaires en 2014 et au début de l’année 2015. En mai 2014, un “Congrès européen de la dissidence” était programmé à Anderlecht avec notamment Dieudonné, Alain Soral et Laurent Louis, connus pour leurs propos antisémites. Le congrès a  été interdit par un arrêté communal pris le matin du 4 mai 2014. L’arrêté se fondait notamment sur un rapport de l’Office central d’analyse de la menace (OCAM) et sur le fait que le lieu de la réunion avait été tenu secret par les organisateurs jusque la veille, rendant difficile la mise en place d’un dispositif de sécurité approprié. Des heurts ont effectivement éclaté dans la journée et le soir même, sur un recours introduit en extrême urgence par les organisateurs, le Conseil d’État validait l’arrêté communal d’interdiction.

Dans une autre affaire, Tareq Al-Suwaidan, prédicateur koweitien lui aussi très médiatique, était invité à la Foire musulmane qui se déroulait à Bruxelles au mois de novembre 2014. Bien que détenteur d’un visa valide, le cabinet du ministre de l’Intérieur a annoncé qu’il était interdit d’accès au territoire. La décision était motivée par des propos antisémites tenus quelques mois plus tôt – il avait appelé toutes les mères musulmanes à élever leurs enfants dans la haine des juifs pour les rayer définitivement de la surface de la Terre, propos pour lesquels il s’était ensuite excusé –, par un rapport de l’OCAM et par des informations provenant des services de police et de renseignements. Si ces propos incitant à la haine sont évidemment abjects, l’interdiction est très discutable au regard des principes évoqués plus haut : pas d’interdiction préalable mais des poursuites si la ligne rouge est franchie. Reste qu’il est difficile de se prononcer sur ce cas faute d’avoir accès aux éléments contenus dans les rapports des services de police et de renseignements.

Une troisième affaire concernait la venue d’Éric Zemmour à Bruxelles pour une séance de dédicaces et des conférences au début du mois de janvier 2015. Dès le mois de décembre, Zoubida Jellab, conseillère communale Ecolo de la  ville de Bruxelles, demandait au bourgmestre d’interdire la présence d’Éric Zemmour, invoquant en vrac une condamnation antérieure pour incitation à la haine, de récents propos  islamophobes, le précédent créé par l’interdiction d’un spectacle de Dieudonné à Bruxelles en mai 2012 (en réalité, le spectacle avait été interrompu par la police) et l’interdiction de Tareq Al-Suwaidan un mois plus tôt. Des associations se sont jointes à la demande d’interdiction, dont le Collectif contre l’islamophobie en Belgique, l’association EmBeM et le MRAX. D’autres voix, dont celle de   la Ligue des droits de l’Homme, pourtant très critiques des propos d’Éric Zemmour, ont au contraire fait valoir qu’une interdiction ne se justifiait pas et serait attentatoire à la liberté d’expression. Après plusieurs rebondissements, Éric Zemmour est finalement venu à Bruxelles le 6 janvier sans provoquer de troubles sérieux : ses principaux détracteurs avaient renoncé à demander son interdiction et plus intelligemment organisé une réunion publique pour démonter son idéologie raciste, montrant par là qu’un discours nauséabond se combat mieux par la pédagogie que par l’interdiction.

SACRIFIER LES LIBERTÉS SUR L’AUTEL DE LA SÉCURITÉ ?

Le lendemain, l’impensable se produisait  à Paris et des millions de gens, en France et ailleurs, se rangeaient spontanément derrière Charlie. Les premiers sentiments d’horreur, de colère et de tristesse passés, l’attachement à la liberté d’expression était rappelé quasi unanimement, y compris pour des dessins jugés blasphématoires par certains. Mais tout le monde n’était pas Charlie, pour toutes sortes de raisons, bonnes ou mauvaises. Et le tumulte des réactions en tous sens qui ont suivi nous  a rappelé que les émotions, la peur en particulier, sont rarement bonnes conseillères quand il s’agit de toucher aux libertés fondamentales. Difficile en effet de ne pas éprouver un gros malaise devant le nombre de poursuites pour apologie du terrorisme, la sévérité des peines prononcées et les dérives auxquelles on a pu assister au nom de la défense de la liberté d’expression : depuis les poursuites contre Dieudonné pour son “Je me sens Charlie Coulibaly” (même s’il est insupportable de  mettre  sur le même plan victimes et assassins) jusqu’à l’audition d’un enfant de huit ans dans un commissariat de police de Nice, en passant par la mise en examen de nombreuses personnes, souvent jeunes, certes pas très fines mais pas apologistes pour autant. De quoi alimenter durablement un sentiment de deux poids deux mesures qui n’avait pas besoin de ça.

Les douze mesures pour lutter contre le radicalisme annoncées par le gouvernement belge dix jours à peine après les attentats de Paris et au lendemain d’une vaste opération policière antiterroriste laissent craindre que la Belgique n’emprunte la même voie. L’annonce d’une proposition de loi pour réprimer l’apologie du terrorisme s’inscrit dans la même veine. Après la pénalisation des propos qui risquent d’entraîner des actes terroristes (l’infraction d’incitation indirecte au terrorisme, aussi floue qu’inutile, introduite dans le Code pénal en 2013), la création d’une nouvelle infraction d’apologie du terrorisme affaiblirait encore un peu plus la liberté d’expression, ce qui ne serait pas le moindre des paradoxes. La lutte contre le terrorisme est indiscutablement nécessaire mais requiert de ne toucher aux lois qu’avec “des mains tremblantes” pour reprendre l’expression de Montesquieu – elle impose un équilibre délicat. La vraie victoire des terroristes  ne réside pas dans l’assassinat lâche de dessinateurs, de journalistes, de policiers ou de clients d’un magasin casher mais dans l’affaiblissement des libertés fondamentales qui constituent à la fois le socle, la raison d’être et le ciment des sociétés démocratiques qu’ils combattent.


[1] Nous reproduisons cet article paru dans la revue Politique (n°89, mars-avril 2015) avec l’aimable autorisation de l’auteur et de la revue.

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