Les cordes sensibles des hommes de notre temps ne cessent de vibrer au rythme haletant d’hyperstimulations sonores et visuelles. Leur regard est capté par de grands et de petits écrans, tactiles et numériques, qui ont envahi leur environnement. Branchée, câblée, connectée, la nouvelle génération vit de réactivité et d’interactions électroniques. Cette nouvelle donne contraint les médias traditionnels à se mobiliser pour apporter la réplique au virtuel et aux réseaux sociaux. Mais quand l’ “actu” remplace l’actualité, l’information du public se confond avec la consommation d’émotion. Cette exaltation de la sensibilité qui court-circuite la rationalité peut avoir des conséquences politiques fâcheuses lorsqu’elle se traduit par un affairement législatif et quelques basses manœuvres démagogiques…
L’AVÈNEMENT DU MUFLE AFFECTIF
Un chiffre nous donnera un aperçu de l’ampleur du phénomène contemporain de captation émotionnelle : en France, au cours des dix dernières années, selon une enquête de l’INA, les faits divers ont augmenté de 73% dans les journaux télévisés. Nous sommes abreuvés de témoignages pathétiques et d’histoires angoissantes qui jouent sur le registre de la délectation morose et du voyeurisme. C’est le règne des “passions tristes” (Spinoza). L’image de l’homme véhiculée par les médias est celle d’un homme vulnérable et dépressif, avide de lynchages collectifs et de sensations morbides.
Cette débauche affective incite à adhérer plutôt qu’à réfléchir. En témoigne l’affaire fameuse de la “déchéance de nationalité” qui a défrayé la chronique en France au cours du mois de janvier 2016. Une mesure spectaculaire censée créer l’illusion d’une action énergique et qui, à l’arrivée, n’entraînera rien moins que la modification de la Constitution ! Chacun s’accorde à penser qu’objectivement son impact sera dérisoire voire nul dans la lutte contre le terrorisme. Les enquêtes d’opinion montrent une bonne adhésion populaire à cette décision démagogique, confirmant que nous assistons à l’avènement d’un homme émotionnel, nerveux et impulsif, excité par tout et par rien, dépourvu de sens critique, un mufle affectif qui croit seulement à la vérité de ce qu’il ressent.
LA DÉONTOLOGIE JOURNALISTIQUE EN CAUSE
La stimulation médiatique des émotions comporte des enjeux éthiques et déontologiques majeurs. D’une part, en effet, elle instrumentalise la vie privée en utilisant une victime expiatoire qu’elle livre à la vindicte populaire. Omniprésente dans les médias lors de l’année écoulée, l’affaire “Vincent Lambert”, du nom de ce jeune homme en état végétatif, porte témoignage d’une indifférence médiatique au respect de la dignité des personnes et de la banalisation de la transgression du droit à la décence et à l’intimité. Les patients atteints de troubles psychiatriques sont une autre cible de prédilection pour assouvir la soif d’émotions morbides.
Cette majoration du critère affectif constitue, d’autre part, un coût d’opportunité qui se traduit par une relégation à l’arrière-plan d’informations plus importantes mais qui nécessiteraient un effort intellectuel d’élaboration. Elle introduit de sérieux biais de recrutement dans la sélection d’informations qui ne sont plus uniquement hiérarchisées en fonction de leur importance réelle mais aussi, et de plus en plus souvent, en fonction de leur charge émotionnelle. Les informations les plus sensationnelles sombrent dans l’oubli à mesure que la chaleur de l’émotion se dégrade dans la tiédeur du sentiment. Après un pic d’intensité, une affaire s’éclipse pour éviter la saturation du public.
COMMENT RENOUER AVEC L’ÉVÈNEMENT ?
Sommes-nous encore capables de discriminer entre l’accessoire et l’essentiel dans cette nuit où toutes les vaches sont grises ? Nous en sommes arrivés à un point tel qu’il nous faut des situations hors-normes pour retrouver le sens réel de l’évènement. En janvier comme en novembre 2015, les attentats de Paris valaient, à l’évidence, la couverture médiatique qui leur a été accordée. Face à des images d’une grande cruauté, il est naturel de ressentir des émotions comme l’effroi, la tristesse ou la colère. Nous nous rendons compte que les émotions nous sont nécessaires pour redécouvrir les valeurs auxquelles nous sommes attachés. Les réactions massives de soutien aux victimes et la mobilisation internationale témoignent de la vigueur avec laquelle des émotions telles que l’indignation, le respect ou la compassion sont capables de réveiller notre attachement aux valeurs universelles qui rendent possible la vie en société. Pour un temps, nous retrouvons l’émotion perdue, dans son authenticité, son pouvoir de nous révéler nos valeurs.
Encore faut-il que le temps de l’émotion sache céder le pas à celui de la réflexion. On serait, par exemple, en droit de s’attendre à plus de réserve de la part d’un journal comme Le Monde qui publia le portrait des victimes de ’attentat du 13 novembre, au nom d’un “journalisme d’empathie”. Ce “mémorial” brouille les frontières entre journalisme d’investigation et journalisme de proximité, tout en interrogeant la “mission” que s’octroie le journaliste dans notre société. La seule faculté requise pour être un bon citoyen serait-elle devenue la capacité à entrer en empathie avec des drames individuels ?
LE SENS DE L’HUMANISME
Malheureusement les drames nationaux n’ont pas la vertu de réguler le cours ordinaire des émotions. Une fois passé l’évènement tragique, le charivari reprend de plus belle et réactualise la question de fond : quelle est l’idée de l’homme que nous voulons promouvoir ? Selon une tradition humaniste héritée de la Renaissance, l’épanouissement des virtualités humaines doit en passer par l’usage du raisonnement, par la fréquentation d’œuvres culturelles et la formation du jugement. Le rapport au réel doit être symbolisé, médiatisé par les arts et lettres. Kant nous rapporte que les philosophes des Lumières avaient pour devise : “Aie le courage de te servir de ton propre entendement !”. Pour la philosophie humaniste, vivre, c’est développer des possibilités intérieures, ce qui nécessite de faire droit aux exigences de la pensée, prendre ses distances avec nos multiples écrans, s’affranchir du pouvoir de captation des images et des apparences.
L’émotion est nécessaire car elle est un appel à la réflexion, elle en constitue l’amorce. Mais lorsque des émotions se succèdent sans que nous ayons eu le temps de comprendre ce que nous éprouvons, elles perdent leur signification et s’apparentent plutôt à des secousses bestiales. Une émotion a du sens lorsqu’elle peut être objectivée, reprise dans une démarche réflexive, une méditation rétrospective.
La solution n’est donc pas de soumettre nos émotions désordonnées à la froide rationalité mais d’apprendre à les reconnaître et les décrypter. Il nous faut prendre conscience des émotions qui sont à l’origine de nos jugements de valeur, éclairer les ressorts du pouvoir médiatique et politique qui jouent sur l’addiction émotionnelle, la délectation morbide et l’indulgence coupable. Il ne s’agit pas de moins mais de mieux ressentir. Il en va des émotions comme des hommes : c’est leur diversité qui fait leur richesse. Pour contrer les émotions médiatiques, binaires, et factices, il nous faut élargir notre palette d’expression émotionnelle, en allant chercher, dans les lettres et les arts, les moyens de ré-enchanter la sensibilité.